Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Des poètes dans la Cité : Square François Jacqmin

05 novembre 2010
Des poètes dans la Cité : Square François Jacqmin

dutrieux450

La ville de Liège inaugure en ce mois de novembre le Square François Jacqmin et ré-inaugure  l'œuvre Socles.Boules.Poèmes de Daniel Dutrieux à l'angle de la rue Léon Frédéricq et de la rue des Fories à Liège, quelques semaines seulement après l'inauguration des bancs Izoard, place des Béguinages. Bel hommage de la Ville à ses poètes !

La Belgique s'est forgé une réputation de terre de poètes. Et il est vrai qu'ils y furent toujours nombreux, au regard de la population et de l'étendue du territoire : une forte densité, à travers tout le 20e siècle et jusqu'à aujourd'hui.

 

La ville et la région de Liège ont toujours été bien présentes dans cette abondance, et la création poétique y fut marquée par de fortes personnalités, des poètes de premier plan.

Il y a un mois à peine, Liège rendait un hommage original à l'un des plus grands poètes de la communauté francophone, Jacques Izoard (1936-2008), sous la forme d'une œuvre plastique conçue par Daniel Dutrieux et Aloys Beguin, six bancs inspirés du nom et de l'œuvre du poète, installés sur une place publique, au cœur même de la ville.

Osons le dire : l'autre grand poète que la poésie francophone de Belgique a compté dans la seconde moitié du 20e siècle est aussi liégeois. Certes, François Jacqmin reste moins « connu » que Jacques Izoard dont l'importance de l'œuvre dans l'histoire de la poésie de langue française reste encore sous-estimée, mais qui avait noué d'innombrables liens d'amitié et de relations dans le monde des poètes, s'est dépensé sans compter pour la cause de la poésie, et a tôt bénéficié d'une diffusion éditoriale qui lui a valu une notoriété en Europe et singulièrement en France.

braillejpg  espace savitzkaya

François Jacqmin

Le cas de François Jacqmin (1929-1992) est tout autre : extrêmement défiant à l'égard de l'institution littéraire, il a cultivé durant toute sa vie une position volontaire de retrait, dont la visibilité de son œuvre peut encore pâtir aujourd'hui – sans qu'il soit sûr qu'il ne l'eût pas voulu. Il tenait à l'égard du désir de reconnaissance de « l'Écrivain » un discours critique et virulent, qui témoignait de sa propre attitude et de sa totale intégrité (cf. Le Domino gris et Le Poème exacerbé).

Et pourtant ce poète solitaire avait trouvé un groupe pour l'accueillir en un lieu où son travail pouvait suivre sa voie. Le groupe Phantomas fut fondé au début des années 50 par deux surréalistes belges, Joseph Noiret et Marcel Havrenne. Avec pour seul programme poétique la volonté de n'en avoir aucun et de se démarquer ainsi des usages du surréalisme français, il a pu incarner la survivance d'un esprit Dada empreint de douce subversion, d'humour et de dérision, et devenir un des piliers de ce que l'on a appelé la « Belgique sauvage ». Chaque poète du groupe avait sa poétique propre, et celle de François Jacqmin n'échappait pas à la règle. Tôt intégré au groupe et à la revue du même nom, il y fut le Liégeois éloigné mais fidèle.

Sa poésie ne ressemble à aucune autre. On peut la définir brièvement en quelques points. Elle a pour double pivot, d'un côté le réel, de l'autre le langage, et leur inéluctable confrontation, leur impossible conciliation. Comme l'a très bien synthétisé Francis Édeline, François Jacqmin récuse tout pouvoir de la pensée, de la raison et du langage, et rejette toute efficacité et même toute pertinence éthique et sémantique aux effets rhétoriques et littéraires, à commencer par la métaphore. Mais, dans le même temps, ce poète écrit pour tenter inlassablement mais (selon lui) vainement d'exprimer sa transe devant le spectacle de la nature. Chez lui la beauté est dans la nature, non dans le langage, et elle est source d'une épouvante (le mot est de Francis Édeline) que le langage ne peut résoudre. Et pourtant, l'éternel et quasi douloureux paradoxe de ce poète est qu'il empruntera toujours les voies du poème pour dire et redire cette transe, cette beauté, cette épouvante.

jacqmin

C'est qu'il ne se replie jamais sur une position de poète du vide, du rien. Si l'aporie de la pensée, du langage et de la poésie face au réel est au cœur de sa poétique, s'ils font chez lui l'objet d'une critique constante, le poème de François Jacqmin atteint néanmoins une justesse et une beauté dans la contemplation de la nature, contemplation tout à la fois platonique et sensuelle, sereine mais sobre, quasi tendue (cf. Les Saisons, 1979, et Le Livre de la neige, 1990). C'est, avec la hauteur de pénétration d'une pensée tout entière exercée contre elle-même, ce qui lui vaut la fidélité fervente du lecteur de poésie, une fois qu'il a goûté à la sienne.

Les deux pôles de sa pensée poétique, critique et contemplation, se retrouvent assez bien dans le poème suivant :

Celui qui explique
a perdu la raison.
Il faut se taire
et regarder la rose
qui vaque à son parfum.

 

Dutrieux

Des poètes dans la Cité

C'est justement ce poème qui figure sur un des socles d'une œuvre d'art urbain ré-inaugurée le 5 novembre 2010.

Dutrieux450

L'œuvre de Daniel Dutrieux, d'abord installée en 1995 dans le quartier du Longdoz, est maintenant replacée dans un square que la ville de Liège a décidé de rebaptiser, pour l'occasion, square François Jacqmin.

Ci-contre, l'œuvre en 1995, dans le quartier Longdoz

Les socles surmontés de sphères qui composent cette installation sont gravés de poèmes de 13 poètes belges choisis par l'artiste et Jacques Izoard. De Madeleine Biefnot, de William Cliff, de Francis Édeline, de Guy Goffette, de Christian Hubin, de Fernand Imhauser, de Jacques Izoard, de François Jacqmin, de Marcel Lecomte, de Georges Linze, de Paul Nougé, d'Eugène Savitzkaya, de Marcel Thiry, le passant peut à nouveau lire quelques mots, poèmes courts, extraits denses et aériens, purs cristaux de poésie.

Que l'art et le politique s'associent pour inscrire le poème dans la Cité est salutaire. La sensuelle sobriété de ces formes géométriques auraient certainement plu à François Jacqmin. Aurait-il vu dans les arêtes des socles celles de la pensée, dans la rondeur des sphères celle du réel sensible ? Il est maintenant à nouveau permis aux Liégeois d'y rêver, dans le calme du square François Jacqmin.

Gérald Purnelle
Novembre 2010

 

crayondef

Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques et de la poésie française des 19e et 20e siècles. Il a réalisé avec K. Logist en 2000 la réédition de cinq plaquettes de F. Jacqmin (La Rose de décembre, Éd. de la Différence). En 2009, il a coordonné avec Laurent Demoulin le n°35 de la revue Textyles consacré à F. Jacqmin.

voir aussi : Relire François Jacqmin dans la revue Textyles

Photos © Université de Liège - Michel Houet


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 19 avril 2024