Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Japon et littérature occidentale

18 octobre 2010
Japon et littérature occidentale

Les regards « japonais » d'Olivier Adam et Éric Faye

Deux romans parmi les plus enthousiasmants parus cet automne se situent au Japon, Le Cœur régulier d'Olivier Adam et Nagasaki d'Éric Faye. L'occasion de découvrir le regard qu'ils portent sur ce pays.

adam

C'est dans le cadre d'une résidence d'écriture qu'Olivier Adam a passé quatre mois au Japon. « J'y suis allé, porté par l'intuition de découvrir un Japon un peu différent de celui qu'on a l'habitude de voir, un Japon de sanctuaires, de temples, un peu mystique, où la nature est une présence vivante, habitée, enveloppante, explique-t-il. Moi qui aime la littérature, la poésie, le cinéma et la peinture de ce pays, je n'ai rien découvert, j'ai tout reconnu, tout m'a semblé d'une totale évidence, lisibilité. Et je savais que j'en ferai un livre. Si un lieu me parle, je sais que je vais écrire dessus, ma connexion à lui n'est pas anodine, ce n'est pas un décor. Quand j'ai le lieu, j'ai le livre. Un lieu, c'est un ensemble de sensations, un rythme, un écoulement du temps, une esthétique et puis ce sont des gens. Donc des millions d'histoires et de livres possibles. »

Olivier Adam, Le cœur régulier, Éditions de l'Olivier, 232 pages

Sarah, l'héroïne du Cœur régulier, a laissé en France son mari « si parfait » et ses deux enfants adolescents qu'elle sent douloureusement s'éloigner d'elle pour trouver refuge au Japon. Elle est venue faire le point sur elle-même, sur sa vie, mais surtout sur ses liens avec son frère Nathan, cet éternel adolescent rebelle, alcoolique, incapable de bâtir quelque chose, qui venait sans cesse la provoquer dans le nouvel univers qu'elle s'était construit. Et qui est mort dans un accident de voiture quelques mois auparavant. Si elle a choisi cette station balnéaire peu touristique et cernée de falaises d'où, régulièrement, se jettent des candidats au suicide, c'est justement parce que c'est de l'une d'elles que Nathan a voulu lui aussi faire le grand saut. Il a été rattrapé in extremis par Natsume, un policier à la retraite qui passe ses journées à sauver ces hommes las de vivre.

« Natsume existe, il s'appelle Yukio Shige1, j'ai découvert son portrait dans Libération, commente l'auteur. Quand j'ai réfléchi à ce livre, j'avais des images cinématographiques et une femme à bout de souffle qui, pour retrouver une respiration, s'abritait dans un petit village cerné de temples et de sanctuaires. Et puis ce portrait m'est arrivé comme un cadeau. Cet ancien policier vit au bord du Pacifique, dans un endroit connu pour ses falaises spectaculaires d'où les Japonais adorent se suicider. Arrivé à la retraite, il a tenté d'alerter les pouvoirs publics. Face au manque de réaction, il a décidé de faire le job lui-même. Il arpente les falaises et quand il repère quelqu'un sur le point de sauter, il lui met la main sur l'épaule et lui demande de lui accorder une minute. Au Japon, on l'appelle d'ailleurs Mister One Minute. Il ramène ces gens à son association et parfois chez lui. Il les écoute, les nourrit, les héberge, les aide dans leurs contacts avec leurs familles. Il semblerait qu'il en ait sauvé plus de deux cents. On est là, pour moi, dans l'héroïsme absolu, la gratuité totale. D'autant plus qu'il ne fait pas cela parce que quelqu'un de proche s'est suicidé. Il se définit lui-même comme un homme sans mystère. »

La partie « japonaise » du roman, qui alterne avec les souvenirs de Sarah, est imprégnée, dans son rythme et son écriture, de l'univers que découvre la jeune femme, les jardins, les temples, la nature. Olivier Adam rend joliment compte, par son style, de son émerveillement face à une culture à sans cesse découvrir et apprivoiser, au point d'avoir du mal à s'en détacher.

nagasaki

C'est une ville bien plus connue, mais pour de tristes raisons, qui figure le décor du nouveau roman d'Éric Faye, Nagasaki. Ce bref récit n'est pas du tout un ouvrage historique, l'action se passe de nos jours et n'a aucun lien avec la bombe atomique larguée le 9 août 1945. Son point de départ est un fait divers survenu il ya quelques années et dont la presse a rendu compte.

Les faits sont les suivants : un employé nippon, quinquagénaire et célibataire, très minutieux, voire maniaque, s'aperçoit certains jours, en rentrant chez lui, qu'un yoghourt a disparu ou que le niveau de la bouteille de jus d'orange a baissé. Pourtant, la serrure n'a pas été forcée et toutes les fenêtres sont bien fermées. Et la voisine d'en face n'a semble-t-il rien remarqué de suspect. Il décide alors de placer dans la cuisine une caméra reliée à son ordinateur afin que, depuis son bureau situé à l'autre bout de la ville, il puisse surprendre l'intrus. En fait, question d'intrus, c'est une intruse qui apparaît bientôt sur son écran, évoluant dans la cuisine comme si elle était chez elle, se préparant du thé sans le moindre trouble apparent. Les policiers appelés sur place ne trouvent rien, d'abord, avant de repérer une cachette aménagée au fond d'une armoire, dans une pièce de la maison située un peu à l'écart où son propriétaire ne se rend quasiment jamais. Cela fait en réalité plus d'un an que cette SDF vit clandestinement chez cet homme solitaire qui reçoit peu de visites.

Éric Faye, Nagasaki, Stock, 108 pages

Auteur d'une œuvre hantée par le thème de la disparition, Éric Faye ne pouvait qu'être séduit et sans doute fasciné par cette histoire. Il donne successivement la parole aux deux protagonistes. Le premier, en plus de raconter les faits tels qu'ils adviennent, témoigne de son trouble ressenti rétrospectivement à l'idée de cette proximité forcée. Le romancier se met avec talent dans sa peau, épousant ainsi sa manière de raisonner, davantage nipponne qu'européenne. L'intruse raconte ensuite, de sa prison, comment elle en est arrivée-là et finit sur une révélation qui éclaire d'un jour nouveau le choix de ce domicile.

Jamais Éric Faye ne « francise » son sujet, nous faisant au contraire pénétrer au cœur de la mentalité japonaise. Jamais il ne « trahit » ses personnages, toujours il reste fidèle à leurs manières de penser, d'agir et de réagir qui, à certains égards, sont différentes des nôtres.


 

1 Il est également présent dans un autre roman de cette rentrée littéraire, Incident de personne (Albin Michel), d'Éric Pessan.

Amélie Nothomb et Jean-Philippe Toussaint face au Japon

Le Pays du Soleil levant traverse les œuvres d'Amélie Nothomb, qui y est née et où elle a passé sa prime enfance, et de Jean-Philippe Toussaint, qui y a séjourné à de nombreuses reprises. Il constitue une matrice autobiographique chez la première, une présence fictionnelle chez le second.

Amelie Nothomb 03

Fille de l'ambassadeur de Belgique au Japon, Amélie Nothomb naît le 13 août 1967 à Kobe. Elle passe ses cinq premières années dans ce pays auquel elle est profondément attachée, avant d'y retourner au seuil de l'âge adulte, un diplôme de philologie obtenu à l'ULB en poche. Elle veut y travailler, voire même y vivre. Elle y restera finalement deux ans, échouant dans une entreprise et partageant sa vie avec un jeune Japonais. De ces « expériences », on trouve la trace dans trois de ses livres.

Métaphysique des tubes (2000), où elle évoque ses trois premières années de vie, permet de comprendre son attachement à cette terre. Le « tube » qu'elle est à sa naissance, surnommée « la Plante » car, comme un légume, elle ne bouge ni ne pleure, acquiert, à deux ans et demi, par la magie d'un bâton de chocolat blanc offert par sa grand-mère, « une identité » et « une mémoire ». À partir de février 1970, elle se souvient de tout. Cette « deuxième naissance » marque une coupure dans son récit : ce n'est plus sur les témoignages de ses parents qu'elle se base désormais mais sur sa propre mémoire. Le Japon apparaît en filigrane dans ce récit plein d'humour où il est question des multiples apprentissages de son héroïne — ses premiers mots, l'idée de la mort, les fleurs, Jésus, la « lecture » de Tintin, etc. Une fillette qui, dans cette province du Kansai, dans les bras de sa jeune et douce gouvernante, Nishio-san, au cœur d'un « jardin nippon », se pense Japonaise. C'est pourquoi son univers « s'effondre » lorsqu'elle apprend qu'elle ne restera pas éternellement dans ce pays, convaincue de mourir si elle doit le quitter.

Ce qui ne sera évidemment pas le cas même si la douleur est bien là. « À 5 ans, j'ai vécu cet arrachement comme une catastrophe, un traumatisme, se souvient-elle. Toute ma jeunesse, j'ai répété que j'y retournerais un jour pour y passer ma vie. À 21 ans, j'ai pris un allez simple pour Tokyo. Même si quitter ma sœur a été un déchirement. On hurlait toutes les deux de souffrance. Je me demandais comment je pouvais faire une chose pareille mais c'était vraiment une nécessité, j'avais besoin de retrouver la terre de mes premiers souvenirs.»

Amélie va y passer vingt-quatre mois racontés dans deux romans. Stupeur et tremblements, en 1999, probablement son roman le plus connu notamment grâce au film qui en a été tiré, évoque la seconde partie de ce séjour. Début 1990, à 22 ans, elle est engagée par une grande firme japonaise, convaincue d'avoir trouvé sa voie. Ce sera la douche froide. Multipliant les erreurs et maladresses, « Amélie-san » dégringole les échelons un à un jusqu'à devenir surveillante des toilettes. Arrivé à son terme, son contrat n'est évidemment pas reconduit. Durant cette année, qui la verra notamment escalader le Mont Fuji, la jeune femme a vécu avec un Japonais, mais on ne l'apprendra qu'en 2007, lors de la parution de Ni d'Eve, ni d'Adam.

En janvier 1989, elle revient dans son pays natal après seize ans d'absence. Afin d'en apprendre la langue, elle décide d'enseigner le français à des autochtones. Son premier - et unique - élève, Rinri, devient aussi son petit ami. Ils vont vivre près de deux ans ensemble. Jusqu'à la fatidique demande en mariage qui, contemporaine de son exclusion du monde du travail, l'amène à renoncer définitivement à son rêve nippon. « Où se sent-on plus étranger qu'au Japon ?, s'interroge la romancière. Même, pour moi qui y suis née, ce pays reste, et c'est pour cela que je l'aime tant, d'une étrangeté phénoménale. Et pourtant, longtemps, je n'ai jamais voulu être d'une autre nationalité que japonaise. J'ai d'ailleurs été très loin pour le prouver. Seuls ont tenté de m'en décourager les Japonais de l'entreprise et mes « beaux-parents » ».

Le 14 janvier 1991, revenue en Europe, elle commence à écrire Hygiène de l'Assassin, son premier roman publié l'année suivante. « L'écriture est, chez moi, antérieure à ce séjour, mais c'est au Japon que le phénomène a pris toute son ampleur, commente-t-elle. Je ne songeais pas du tout à publier, je n'imaginais même pas devenir écrivain un jour. Il a fallu l'échec japonais pour que je commence à y penser. Hygiène de l'assassin, mon premier livre écrit à mon retour du Japon, est en fait mon onzième. Mais c'est lui que j'ai eu envie de montrer. » Sa traduction nippone en 1996 est, pour elle, l'occasion de retrouver une ultime fois une île à laquelle elle n'est plus désormais liée que par « le cœur et les souvenirs ». Elle y croise Rinri, mariée à une Française, qui lui donne « l'étreinte fraternelle du samouraï ».

Toussaint C° Hélène Bamberger

Jean-Philippe Toussaint

Les rapports de Jean-Philippe Toussaint avec le Japon sont, bien sûr, d'un tout autre ordre. C'est dans Faire l'amour, en 2002, que le pays surgit pour la première fois au cœur de la géographie romanesque de l'écrivain belge. Pour y revenir l'an dernier au milieu de La Vérité sur Marie. Mais déjà, dans son ouvrage précédent, Autoportrait (à l'étranger), Toussaint parlait de sa découverte de Tokyo, où il avait  décidé de suivre des cours de calligraphie et de cuisine  –  « pour apprendre à découper le poisson dans les règles de l'art »  – , suivie de celles de Kyoto puis de Nara, la « capitale historique », nous introduisant à un monde urbain qui habitera ses deux romans futurs.

Photo © Hélène Bamberger

Dans Faire l'amour, le Japon est le théâtre de l'énième séparation du narrateur d'avec Marie. Sous les lambris d'un grand hôtel, après avoir fait l'amour, le couple se brise peut-être définitivement, sept ans après sa formation à Paris. Styliste et plasticienne, Marie a créé sa propre marque et a conçu des vêtements expérimentaux en titane pour une exposition d'art contemporain au Contemporary Art Space de Shinagawa. Toussaint, qui a fait de nombreux séjours au Japon, dont un de quatre mois en 1996, met en scène, à la suite de son personnage, une ville à la fois réelle et fantasmée. Au cours cette dérive de deux êtres en perdition, la mégalopole apparaît à la fois comme un décor et une ambiance. Elle acquiert une présence presque charnelle.

C'est un Japon très différent qui est recomposé dans La Vérité sur Marie. En réalité, le narrateur est littéralement hors-jeu (hors-champ), et ce qu'il raconte, qui lui a été relaté par son amie, ce sont les jours qui ont suivi l'exposition de Marie à Tokyo – déjà évoquée dans Faire l'amour, ils ont rompu et ce roman est donc postérieur dans le temps. Ce Japon recréé et non vécu est en définitive réduit à son aéroport de Narita où l'amant de la jeune femme, Jean-Christophe de G. (qui meurt dans son appartement au début du roman), tente d'exfiltrer discrètement son pur-sang après sa course. Mais arrivé sur le tarmac luisant de pluie, l'animal s'enfuit dans la nuit. Ces pages en définitive fort peu « japonaises » constituent en tout état de cause l'une des plus belles prouesses littéraires de leur auteur.

Voir aussi : Entretien avec Jean-Philippe Toussaint  par Laurent Demoulin

 

Michel Paquot
Octobre 2010

icone crayon

Michel Paquot est journaliste indépendant.

 


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 25 avril 2024