S'il est un mets qui a connu la gloire gastronomique avant de tomber presque complètement dans l'oubli, c'est bien le blanc-manger. Aujourd'hui, on le voit refaire surface. Il figure même, en version modernisée, sur quelques cartes de restaurant. Mais au fait, qu'est-ce que le blanc-manger ? D'où vient-il et comment a-t-il évolué ?
Il est vrai que le blanc-manger s'est fait oublier au cours du siècle dernier. Pourtant, ce mets emblématique de la gastronomie européenne a traversé les âges, du Moyen-Âge au 19e siècle, en rencontrant à chaque époque le même succès. Il a également connu quelques transformations fondamentales. D'un aliment pour malade à base de lait et de blanc de volaille en purée – avec ou sans amandes – il nous est parvenu sous forme d'entremets en gelée et au lait d'amandes.
Le blanc-manger au 16e siècle
Pour nous faire une idée de ce qu'est le blanc-manger à l'origine, penchons-nous sur notre Liégeois de référence, Lancelot de Casteau, auteur de l'Ouverture de cuisine (1604). Il donne deux recettes de blanc-manger. L'une avec des amandes et l'autre sans, ce qui montre bien que l'amande n'est pas un élément indispensable à sa confection. Voici la version sans :
Pour faire blanc menger.
Prennés un chapon ou pouille1 qui soit tuée deux ou trois jours, & la mettés cuire, estant bien cuite prennés la poitrine dehors, & la couppés en petites pieces, & lestampés en un mortier, y adjoustant deux ou trois cueillers de laict de vache, puis prennés sept livres & dix onces2 de laict de vache une livre3 de farine de ris qui soit bien fin, & defaictes bien vostre farine avec la chair de chapon, & meslez tout le laict susdict avec, puis mettez livre & demie de succre4, qui soit bien blanc, mettez le dedans un chaudron sur le feu, & le tournés tousiours bien avec une lousse de bois, ayant bouly un quart d'heure, mettez dedans huict onces5 d'eau de rose, un peu de sel, & le laissez encor bouillir un petit quart d'heure, puis l'hostez ius de feu, & le jettez dedans le plat, ou dedans des tasses, ou dedans des formes quarées.
Le résultat donne une bouillie blanche, lisse et épaisse, aromatisée à l'eau de rose et alliant le goût du poulet avec celui du sucre, ce qui ne manque pas de surprendre le mangeur occidental, plus du tout habitué à ces mélanges de saveurs.
La recette de Lancelot de Casteau s'inscrit dans une grande lignée de blancs-mangers apparus dans les livres de cuisine européens dès la fin du 13e siècle. Il faut dire que ce plat, avant tout destiné aux malades, a vite conquis les palais des gourmets pour gagner la gastronomie classique. Mais avant d'analyser l'évolution du blanc-manger en Europe, voyons quelle est l'origine de ce plat qui débarque chez nous en plein Moyen-Âge.
L'origine orientale : la mamuniyya syrienne
Pendant longtemps, les historiens ont vu dans l'isfidhbadj musulman, lui-même originaire du leukousomus grec, l'ancêtre du blanc-manger occidental. Comme le souligne très bien Mohammed Oubahli6, il s'agirait d'une confusion due à leur fonction diététique équivalente ainsi qu'à la ressemblance de leurs noms. En effet, leukousomus vient de leukos, qui signifie blanc, et zomos, bouillon. Isfidhbadj, mot arabe d'origine perse signifie lui aussi blanc bouillon. Linguistiquement parlant, la filiation entre ces deux mots et le blanc manger paraît évidente. Néanmoins, poursuit Mohammed Oubahli, le leukousomos, tout comme l'isfidhbadj, sont des bouillons de viande aromatisés, ce que le blanc-manger occidental n'est absolument pas. Son origine culinaire serait plutôt à chercher parmi les bouillies épaisses faites de viande pilée, de lait ou de lait d'amandes ainsi que de blé ou de farine de riz, connues entre autres sous sa variante bagdadienne mamuniyya. Cette recette se retrouve dans un manuscrit anglo-normand du 14e siècle sous le nom de maumenee et dans le Liber de Coquina sous celui de mamonia aux côtés du cibus albus ou blanc mangier dont il ne diffère guère7. Le lien est ainsi fait entre le mamuniyya et le blanc-manger.
Voici la recette de la Mamuniyya tirée du Kitab al-Wusla (13e siècle) syrien. Cette recette préfigure le blanc-manger européen. La version ci-dessous est proposée par l'historienne de la gastronomie Liliane Plouvier.
Cuis une poule plumée et fais-la suer dans de l'huile de sésame. Prends le blanc et effiloche-le aussi finement que des cheveux. Lave un peu de riz et pile-le finement, tamise-le et pour deux ratls [1 kg] de riz prends le blanc effiloche de deux poules et du sucre pour la saveur. Ensuite prends un peu de lait, fais-le bouillir et dissous-y le sucre qu'il soit très doux. Ajoute le blanc et donne deux ou trois bouillons. Saupoudre ensuite avec le riz et mélange bien afin qu'il ne colle pas. Quand c'est aussi épais qu'une bouillie de froment ou un peu plus épais, ajoute de la graisse et continue à cuire sur feu doux jusqu'à ce que la graisse se sépare de l'appareil et qu'il devienne roux. Si tu ne désires pas la couche de graisse qui surnage, écume au lieu de mélanger avant de mettre la préparation dans les plats. Dispose au milieu des pistaches entières pelées13.
Recette actualisée
1 poule, 1 cuiller à soupe d'huile de sésame, 150 g de riz, 25 g de lait ou mascarpone, 100 g de pistaches vertes.
Faire suer la poule dans l'huile. La pocher et, une fois cuite, la refroidir. Désosser et effilocher les chairs. Cuire le riz jusqu'à ce qu'il soit bien tendre. Mélanger au robot le riz, le sucre, le lait et (ou) le mascarpone et la chair effilochée de la volaille. Mouler le pudding ainsi obtenu en forme de dôme et le garnir avec les pistaches.
Le blanc-manger médiéval
Le Libro de arte coquinaria (ca 1450) de maître Martino suggère une spécificité catalane du blanc-manger, en présentant le bianco mangiare a la catelana8. En effet, il y a bien du Menjar blanc dans un livre catalan antérieur, le fameux Libre de Sent Sovi (1324)9. Néanmoins, certains penchent plutôt pour une spécialité provençale10.
Quoi qu'il en soit, comme nous avons déjà pu le remarquer, le blanc-manger s'est rapidement répandu dans toute l'Europe. En Île-de-France, il apparaît dans chaque version du Viandier, de 1300 à 1500, et dans le Mesnagier de Paris (1393). Presque toutes leurs recettes de blanc-manger s'adressent à des malades. Cette composante médicale du mets est importante pour bien en comprendre sa composition. En effet, il est peu épicé, voire pas du tout. C'est normal, il s'agit de respecter l'équilibre diététique qu'une épice compromettrait dangereusement.
À peu de choses près, les recettes françaises médiévales peuvent se résumer ainsi :
Cuire le chapon à l'eau. Broyer les amandes avec le blanc de poulet. Délayer dans du bouillon. Passer à travers une étamine. Épaissir sur le feu. Verser dans une assiette. Disposer sur la moitié du bord de l'assiette des amandes grillées et sur l'autre moitié des grains de grenade. Saupoudrer de sucre.
On remarque chez les Français, comme en Catalogne, l'utilisation systématique des amandes qui ne se retrouvent pas nécessairement dans les autres pays. Lancelot de Casteau, comme nous l'avons vu, ne les utilise pas dans l'une de ses deux recettes, qui ressemble fortement aux versions italiennes du Liber de coquina et du Libro de arte coquinaria, ayant probablement influencé le livre anglais A proper newe booke of Cokereye (1557). Il existe donc deux versions de blanc-manger : l'une préparée avec du lait, et l'autre avec des amandes.
La révolution du blanc-manger
Quelque cinquante ans après Lancelot de Casteau paraît le Cuisinier françois de La Varenne, symbole du renouveau de la cuisine française au 17e siècle. Le blanc-manger y a subi une impressionnante transformation.
Blanc manger.
Prenez le plus trouble de vostre gelée, mettez le tiedir avec des amandes bien pilées : passez les ensemble, & y meslez une goute de laict, si elle ne se trouve assés blanche. Estant froide, seruez, & garnissez d'autre couleur11.
Si nous récapitulons, il s'agit de : Faire tiédir de la gelée avec des amandes pilées. Passer le tout et ajouter un petit peu de lait. Laisser refroidir.
Chez La Varenne, le blanc-manger est un entremets froid. Ici, le chapon disparaît et se fait remplacer par la gelée qui fait son apparition. Les amandes sont toujours présentes.
Deux cent cinquante ans plus tard, chez l'illustre Auguste Escoffier, la recette du blanc-manger suit toujours le même principe :
Blanc-manger à la Française.
Composition : Monder 500 grammes d'amandes douces et 4 ou 5 amandes amères ; les mettre à dégorger à l'eau fraîche pour les obtenir très blanches.
Les piler aussi finement que possible en y ajoutant, cuillerée par cuillerée, 8 décilitres d'eau filtrée ; presser le tout dans un fort torchon, en tordant fortement.
Faire dissoudre 200 grammes de sucre en morceaux dans le lait d'amandes ainsi obtenu – environ 7 décilitres ; – l'additionner de 30 grammes de gélatine dissoute dans du sirop tiède ; passer à la mousseline et parfumer à volonté.
Moulage : se fait en moule à douille centrale, huilé, comme celui du Moscovite. – Faire prendre à la glace et démouler en procédant de même12.
Dans le manuscrit anonyme retrouvé près d'Havelange que nous avons l'habitude de citer dans nos articles, le blanc-manger ne suit pas la nouvelle mode et se conforme à la recette de l'Ouverture de cuisine, qui, apparemment, a marqué la cuisine régionale de son empreinte pendant plusieurs siècles.
Prenez un pot de lait, un cartron de sucre, farinne de ris et 2 blanc doeuf, mettez le feu, quand il est a moitiez cuit, mellez ij un peu d'eau de rose, puis laissé le achevé de cuire jusqu'a ce quil se detache du chaudron quand il vous semble quil est cuit assé mettez en un peu sur une assiette, sil elle se detache il est assez, noubliez pas dij mettre du sucre a discretion.
Néanmoins, c'est bien la version de l'entremets sucré aux amandes et pris à la gelée qui est resté dans la gastronomie française durant ces derniers siècles.
Pierre Leclercq
Octobre 2010
Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.
1 Poule. 2 3,5 l 3 470 gr 4 700 gr 5 23 cl
6 Mohammed Oubahli, Entre viande et bouillon, Un plat de la cuisine marocaine tradictionnelle : le t'faya. 7 Liliane Plouvier, Moyen-Âge gourmand, Histoire et images médiévales, n° 18, Apt, août-septembre-octobre 2009, p. 77. 8 Maestro Martino, Libre de arte coquinaria, texte intégral tapuscrit en ligne 9 Josy Marty-Dufaut, Le Libre de Sent Sovi, Moyen Âge, n° 30, juin-juillet-août 2009, p. 42. 10 Liliane Plouvier, ibidem. 11 La Varenne, Le cuisinier françois, d'après l'édition de 1651, Houilles, Editions Manucius, 2001, p. 100 12 Escoffier, Le guide culinaire, aide-mémoire de cuisine pratique, Bibliothèque culinaire, Paris, Flammarion, 1993, p. 831 13 Kitab al-Wusla, tr. Fr. Maxime Rodinson dans «La ma'muniyya en Orient et en Occident» cité et retraduit en anglais dans Maxime Rodinson, Arthur John Arberry, Charles Perry, Medieval Arab Cookery - MAC, Totnes, Devon, 2001, p. 189.