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Comment la monarchie japonaise a survécu à la défaite

28 octobre 2010
Comment la monarchie japonaise a survécu à la défaite

Les relations entre l'empereur et son peuple ne sont pas facilement compréhensibles pour les Occidentaux.  Un protocole venu de la nuit des temps et inséparable des origines mystiques de la dynastie entoure sa vie entière. Les empereurs sont en effet les descendants de la déesse du soleil, Amaterasu.  Ce n'est qu'en 1946 que l'empereur Hirohito renoncera officiellement à son statut de dieu vivant.

Hirohito, né le 29 avril 1901, est une des personnalités les plus secrètes, les moins bien connues et les plus controversées de l'histoire contemporaine. Son grand-père Mutsuhito fut à partir de 1867 et jusqu'à sa mort en juillet 1912  le fondateur du Japon moderne et de l'ère Meiji en abolissant le shogunat, en détruisant le pouvoir des grands féodaux daymio, en réprimant les insurrections des derniers clans et samouraïs et surtout en procédant au pas de charge à l'industrialisation du pays. En 1868, il avait proclamé le retour à certaines traditions remontant au mythique empereur Jimmu et à un shintoïsme séparé du bouddhisme. Devant certaines réticences, il finira par mettre au point le « shinto d'État » ou « bouddhisme de la voie impériale » qui n'était pas une véritable religion (le vieux shinto étant la « voie des dieux ») mais un mouvement national de dévouement et de fidélité totale à la personne de l'empereur et aux traditions. Si la Constitution de 1889 faisait officiellement du Japon une monarchie constitutionnelle et parlementaire à deux chambres, elle maintenait le principe fondamental de l'origine divine du Tenno (empereur). Le « bouddhisme de la voie impériale » sera éloquemment défini par Shiio Benkkyô (1876-1971), moine de la secte jôdo et futur président de l'Université Taishô :

« Au sein de la maison impériale vit la grande vie de l'univers. Au sein de cette vraie vie vit la vraie foi et au sein de la vraie foi réside le pouvoir de détecter le chemin de la vraie foi. Ceux qui cherchent vraiment la vertu trouveront la vertu. Au sein de notre maison impériale se trouve la plus vraie des vraies vertus qui est elle-même la vertu de l'univers [...] qui est le pouvoir de recherche de la vertu inhérent à l'univers [...] Ou, autrement dit, si l'on cherche le lieu de la pérennité de ce pouvoir impérial, c'est-à-dire le lieu de l'ESPRIT DU JAPON, c'est dans la maison impériale qu'on le trouvera. »
Mutsuhito

C'est ce que les Occidentaux ne comprirent pas en définissant comme « dieu vivant » celui qu'ils continuaient à appeler fautivement mikado. Si la liberté des cultes est concédée par la « Constitution Meiji », tous les Japonais seront, quelle que soit leur religion personnelle, tenus d'adhérer jusqu'en 1945 à ce « shinto d'État » identifié à la personne impériale. Mutsuhito, alias Meiji Tenno, s'est-il lui-même convaincu qu'il avait cessé d'appartenir entièrement à l'espèce humaine ? Il tient pourtant à se montrer largement en  public, en uniforme de type occidental, mais la force des superstitions dans le peuple et chez les fonctionnaires est telle que nombre de Japonais détournent volontairement le regard de la personne du Tenno par crainte de cécité immédiate, que l'on ordonne de fermer les volets des étages lors de ses déplacements pour que personne ne puisse se targuer de l'avoir vu de haut. Les vêtements militaires ou à l'occidentale des empereurs ne leur seyent jamais, aucun tailleur n'osant porter la main sur eux pour prendre leurs mesures. La tradition veut aussi que l'expression de sa volonté ne soit pas transmise par sa parole mais par le truchement de ses collaborateurs : « Le Tenno pense que... », « Le Tenno veut que... ». La poigne de fer de Mutsuhito, qui joue le jeu constitutionnel car l'essentiel à ses yeux – les besoins de l'armée et de la marine – ne relèvent pas du Parlement, est couronnée de succès éclatants : une victoire facile sur la Chine en 1894, mais suivie de l'humiliation de la révision du traité léonin de Shimonoseki à la demande des grandes puissances, participation à leurs côtés à la répression des Boxers en Chine (1900), alliance avec la Grande-Bretagne en 1902, victoire éclatante sur mer et sur terre du petit Japon sur la colossale Russie en 1904-1905, annexion du Liao-Toung en 1905 puis de la Corée en 1910. Le revers de la médaille est l'idéalisation à outrance de la caste dirigeante militaire.

Taisho

La révérence profonde, innée et l'obéissance totale de cette dernière à la personne d'un empereur fort comme le fut Mutsuhito (l'illustre général Nogi et son épouse se suicidèrent pour ne pas lui survivre) peut-elle survivre sous un successeur faible? Tous les enfants légitimes de Mutsuhito et de l'impératrice Shoken étant morts, cette dernière avait officiellement adopté Yoshihito, né en 1879 et seul fils survivant de son époux et d'une de ses douze concubines légales la comtesse Naruko. Le nouveau Taisho Tenno avait été un enfant débile, donnant des signes de dérangement mental à tel point qu'on avait été obligé de postposer plusieurs fois la fameuse cérémonie mystique dite Daijosai pratiquée lors de l'intronisation et qui était censée mettre le nouvel empereur en liaison avec la déesse Amaterasu. Son épouse Sadako Michitaka, issue des milieux très proches de la cour, était en revanche une femme énergique et très intelligente, qui lui donna trois fils. Alors que le Japon, engagé dès 1914 dans la guerre contre l'Allemagne, trônait à la Conférence de la Paix de Versailles parmi les « Cinq Grands » et acquérait un statut de redoutable grande puissance, Yoshihito sombrait dans la démence. La Diète et le cabinet ne pouvaient le forcer à abdiquer, l'abdication étant rigoureusement interdite par la Constitution Meiji. En 1921, l'empereur est déchargé de toute fonction officielle mais reste nominalement sur le trône, la régence étant confiée en 1921 à Hirohito son fils aîné, âgé de vingt ans à peine, et qui devra attendre janvier 1924 pour pouvoir enfin épouser sa fiancée depuis 1918 la Princesse Nagako Kuni. Le Prince Yamagata, désireux de voir Hirohito épouser quelqu'un de son propre clan Choshu, n'avait en effet cessé de multiplier les obstacles à cette union, dont naîtront d'abord quatre filles, au grand désespoir des parents, avant qu'un fils, Akihito, naisse en 1933, bientôt suivi d'un second garçon.


Hirohito2

Yoshihito étant finalement allé rejoindre ses ancêtres le jour de Noël 1926, Hirohito va devenir le Shôwa Tenno, c'est-à-dire l'Empereur de l'ère de la Paix Éclairée, formule qui semble malencontreuse quand on connaît la suite de son règne. Même s'il était handicapé par sa timidité, sa myopie, une apparence chétive voir un peu falote, il était incontestablement intelligent, voire retors, mais il allait être bientôt dépassé par ses différents premiers ministres et surtout les chefs d'état-major de l'armée impériale, d'autant plus que les retombées de la crise mondiale de 1929 avaient très lourdement frappé l'économie japonaise. Parallèlement, au sein de la fonction publique, se développe une fronde contre le système parlementaire et les partis, accusés d'incurie au mieux, de corruption souvent. De 1927 à 1930 fermente chez les jeunes officiers et fonctionnaires l'idée d'une Restauration Shôwa, copiée sur l'exemple de la Restauration Meiji mais adaptée à la situation du temps. De même que Mutsuhito avait obligé les grands féodaux à lui « restaurer » son pouvoir et à restituer à l'État leurs propriétés foncières, il fallait que le nouveau Tenno force les partis politiques à lui rendre tous les pouvoirs et les capitalistes responsables de la crise à « restituer » leurs richesses. Un idéologue, Kita Ikki,  formule cette pensée à la fois nationaliste et anticapitaliste, parallèle au national-socialisme, et visant à créer un « Empire révolutionnaire du Japon », qui « régénérerait » ensuite toute l'Asie, sous la conduite de l'Empereur suprême qui serait lui-même sous la protection et la caution des seules forces armées.

Arrivé légalement au pouvoir, le général-politicien Tanaka Güchi avait envoyé des troupes défendre en Chine les intérêts nippons face à l'avance du Kuo-Min-Tang nationaliste en Mandchourie, au Kwantoung et au Chantung. Agissant sans ordre, les services secrets japonais font assassiner le « seigneur de la guerre » chinois Tchang-Tso-Lin, dont la mort doit être le signal d'un coup d'état militaire. Tanaka essaie d'étouffer l'affaire puis est bien obligé d'avouer à l'empereur qu'il lui a menti pendant plus d'un an. D'où une grande colère impériale, premier signe de ses velléités d'indépendance :« l'intervention de l'armée dans les affaires intérieures et étrangères, de même que ses intentions, constituent autant d'éléments que, dans l'intérêt du pays, on ne peut envisager sans appréhension ».

Trop tard, le Japon entre en 1931 dans la période appelée kurai tanima, la « vallée noire». Agissant une nouvelle fois sans ordre, les cadres de l'armée du Kwantung provoquent « l'incident mandchou » qui leur permet de s'emparer de Moukden et bientôt de toute la Mandchourie qu'ils transforment en état-croupion du Mandchoukouo, puis de débarquer à Shanghaï. Deux anciens ministres modérés du Cabinet de Tokyo sont assassinés en mai 1932 par de jeunes officiers fanatiques membres de la Ligue du Sang.  L'homme le plus puissant du Japon est à cette époque le général Araki, ministre de la guerre, qui passe pour un des chefs du Kodo-Ha  (École de la Voie Impériale) qui, bien que refusant un coup d'état pour réaliser ses vues, est obsédé par le danger d'une guerre avec l'URSS et qui veut agir en Mandchourie à titre préventif. Les théories Kodo-Ha,  qui sortent de l'état-major mais fanatisent de jeunes officiers, règnent de 1932 à 1934 environ. Une autre tendance, c'est le Tosei-Ha (École du Contrôle) qui veut faire de toute la Chine et non de la seule Mandchourie le terrain de l'expansion japonaise, en attendant de formuler à la fin des années 30 la théorie du Dai-Tôa kyöeiken (Sphère de Co-Prospérité de la Grande Asie de l'Est) voulant fédérer autour du Japon « libérateur » la Chine, l'Indonésie, la Thaïlande, l'Indochine et les Philippines au risque de provoquer un affrontement inévitable avec les États-Unis et les puissances coloniales occidentales.

26février

À partir de 1934, le Kodo-Ha perd du terrain à cause de la retraite d'Araki. Le général Nagata, rallié à Tosei-Ha, intriguait contre son collègue Mazaki, adepte du Kodo-Ha et de la carte mandchoue, quand il est assassiné par un colonel s'estimant victime d'un passe-droit. Les jeunes officiers de la 1re Division entrent en fermentation, se mettent en liaison avec Kita Ikki le théoricien de la « Restauration Shôwa ». Dans la nuit du 25 février 1936, les mutins (dont aucun ne dépasse le grade de capitaine et qui ne disposent que de 1500 soldats) assassinent à domicile toute une série de personnalités civiles et militaires importantes, affirmant que tous les maux du Japon viennent de ces « vieillards », des trusts et des partis politiques et que, loin d'être des révolutionnaires ils agissent en fidèles sujets de l'empereur. Ce dernier, deuxième geste d'indépendance se distancie, tance vigoureusement les généraux de tendance Kodo-Ha, qui laissent prudemment tomber les mutins. Ils comptaient profiter de leur procès pour exposer leurs vues mais l'empereur exige une procédure rapide et secrète qui envoie au poteau treize officiers, Kita Ikki et le colonel assassin de Nagata. Seule concession : les pelotons d'exécution sont composés d'officiers ! Les condamnés, persistant dans leurs rêves,  meurent en criant « Vive l'empereur ! ».

Le grand et paradoxal résultat du drame de 1936 est que l'emprise des militaires sur la société, qui aurait dû disparaître comme conséquence de la mutinerie, se renforce mais en faveur des tendances Tosei-Ha, très présentes dans la marine de guerre. Elles vont prendre le contrôle du cabinet dirigé par le diplomate Hirota qui va consacrer aux préparatifs de guerre 50% du budget. La guerre contre qui ? Araki lui-même, l'ancien Kodo-Ha,  faisait remarquer qu' « interdire au Japon de s'étendre en Chine était aussi vain qu'empêcher un homme de tourner autour d'une femme qu'il a déjà engrossée ». En 1937, alors que le Prince Konoyé, un modéré pourtant, était premier ministre, une fusillade éclate près de Pékin entre troupes japonaises et nationalistes chinois. Le Tosei-Ha tient son prétexte, d'autant plus qu'il y a eu des meurtres en série de ressortissants japonais.

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En août 1937, la marine débarque à Shanghaï, en décembre ce seront les sanglants massacres de Nankin et même l'ouverture du feu sur des navires britannique et américain.

 Ci contre : Photo extraite du film City of life and death (Lu Chuan, 2009) commémorant le massacre de Nankin.

La Chine en appelle à la Société des Nations, que le Japon avait déjà quittée en claquant la porte après le rapport Lytton sur les affaires du Mandchoukouo, obtient une condamnation symbolique du Japon pour avoir violé le Traité de Washington sur l'intégrité chinoise et le pacte Kellog de renonciation à la guerre. Menaces purement verbales, la guerre sino-japonaise de 1937 étant désormais bien installée. Konoyé espérait reprendre l'armée en main, au besoin en ressuscitant la tendance Kodo-Ha et la primauté de l'anti-soviétisme. De fait, Japonais et Soviétiques se disputaient déjà par les armes les confins de la Corée, de la Mongolie et du Mandchoukouo. Certains membres de l'état-major envisageaient très sereinement une guerre simultanée contre la Chine et Moscou, mais Hirohito va intervenir personnellement une troisième fois, déclarant au ministre de la guerre Itagaki que l'armée s'est conduite envers lui de façon abominable et qu'il lui interdit désormais « de bouger un seul soldat sans son ordre personnel ». Cette crise de colère impériale calme la crise russo-japonaise du Chang-Ku-Feng mais les hostilités reprendront quelques mois plus tard en Mongolie Extérieure où un cessez-le-feu n'interviendra qu'en 1941. En Chine, si l'alliance temporaire du Kuo-Min-Tang avec les maoïstes va donner du fil à retordre à l'armée japonaise, Tokyo va réussir à convaincre Wang-Ching-Wei, un des leaders nationalistes chinois, de se rallier et d'installer à Nankin un gouvernement collaborateur (en le convainquant du fait qu'en évitant temporairement la guerre immédiate avec Washington, Londres ou Moscou, le Japon finira par complètement occuper la Chine).

On peut utiliser la colère impériale de 1938 dans la colonne de l'actif, comme du passif d'Hirohito. En effet, s'il a réussi à éviter une guerre avec Moscou, pourquoi n'a-t-il pas agi de la même façon en 1941 ? Si pas un soldat, pas un navire ne pouvait être déplacé sans son ordre, pourquoi a-t-il laissé agir les états-majors de l'armée et de la marine ? La réponse n'est pas simple. Le kokutaï, avec la personne sacrée l'empereur au centre, est défini comme « Régime National » et les ardeurs des militaires peuvent être captées à son profit. Après guerre, les défenseurs d'Hirohito feront valoir que souverain constitutionnel, il n'avait fait que suivre scrupuleusement la politique définie par un cabinet jouissant de la confiance de la Diète et appuyée par le commandement des forces militaires, et qu'il avait été le jouet de ce dernier. On laissait même entendre que depuis le putsch avorté de 1936, le Tenno avait été virtuellement prisonnier dans son palais, ce qui correspondait peu à la réalité. Hirohito affirmera après guerre, dans de rares entretiens, que la guerre du Pacifique était devenue inévitable et dans la logique des choses, une fois le Pacte Tripartite Allemagne-Italie-Japon signé en septembre 1940. Il est tout aussi certain, et c'est très humain, que si le Tenno avait hésité, entre janvier et septembre 1941, à laisser son pays glisser vers la guerre avec les États-Unis, ce n'était pas par pacifisme mais parce qu'il se rendait compte des risques encourus et de l'incapacité japonaise à soutenir un effort économique de très longue haleine. Le Prince Konoyé lui affirmait de son côté que la marine souhaitait toujours éviter la guerre avec les États-Unis et préférait se consacrer à des objectifs plus restreints en Indochine française, en Indonésie et en Malaisie... Et pourtant, quatre jours après le départ de l'escadre vers Pearl Harbor, opération vue comme des représailles à l'embargo sur le pétrole, le ministre de la marine et le chef d'état-major général allèrent affirmer à Hirohito qu'ils étaient certains d'un succès rapide. Les dés étaient jetés.  

Le déroulement du conflit, surtout après la défaite maritime de Midway, confirmera le pessimisme initial de l'empereur : la guerre va être perdue parce qu'on a surestimé la capacité industrielle du Japon à soutenir un conflit de longue durée. Au printemps 1944 déjà, des rumeurs circulent au sein de la famille impériale quant à la possible abdication de l'empereur au profit de son fils Akihito et à sa retraite comme supérieur d'un monastère shintoïste. On va y renoncer car, outre la constitution qui l'interdit, une abdication ferait de l'empereur un simple mortel soumis, en cas de défaite, à une vendetta alliée. La propagande de guerre alliée, qui ne fait jamais dans la nuance, s'était focalisée sur la haine envers Hirohito, dont l'aspect physique semblait l'illustration vivante – lunettes rondes, moustache tristounette, menton fuyant – du vilain Jap des films de série B et des bandes dessinées. Du côté des sphères militaires, on pensait qu'une abdication ferait des seuls généraux les boucs émissaires de tout ce qui s'était passé depuis 1930 et pourrait passer pour une réhabilitation posthume des adeptes du Kodo-Ha, exécutés à la demande expresse du Tenno.

Des pourparlers secrets avaient déjà eu lieu en Suisse et il semble bien que les Américains avaient été rassurants quant au sort futur de l'Empereur. En juin 1945, ils se poursuivent à Rome  entre Mgr.Vagnozzi, l'ambassadeur nippon Harada Ken, l'abbé Benedict Tomizawa et des émissaires de Washington. Le cabinet de Tokyo préfère chercher une médiation russe et Molotov va mener en bateau l'ambassadeur Sato, auquel il cache que l'URSS a promis d'entrer en guerre contre le Japon trois mois après la capitulation de l'Allemagne. De Potsdam, le 26 juillet 1945, le Président Truman et le Premier britannique annoncent, avec l'aval de Tchiang-Kaï-Tchek, qu'ils exigent la reddition « à défaut de quoi, le Japon devrait s'attendre à une prompte et totale destruction ».  Dès la mi-juillet 1945, la majorité des ministres est convaincue que le trône est la seule institution qui pourrait « peut-être » survivre à une défaite totale, pour autant que la cessation des hostilités puisse avoir lieu avant l'invasion de l'archipel nippon. Obtenir des Alliés une garantie sur ce point devient une obsession primordiale, car une invasion sèmerait dans la population des idées révolutionnaires qui balayeraient la monarchie. Prêts à sacrifier en demandant la paix leur propre vie (que ce soit en tombant sous les coups de fanatiques jusqu'au-boutistes ou en étant traduits devant un tribunal allié comme fauteurs de guerre), ils se résigneraient même à la formule d'unconditional surrender de la  Déclaration de Potsdam si les Alliés acceptaient au préalable l'exception touchant l'Empereur, car à leurs yeux le Japon ne peut avoir d'existence sans lui.

hiroshima

On connaît la suite : bombe atomique sur Hiroshima le 6 août, attaque soviétique déclenchée le 8 en Mandchourie, bombe sur Nagasaki le 9. Dans la nuit du 9 au 10, Hirohito préside une Conférence Impériale et, tout en déplorant la possibilité de voir traduire en justice comme criminels de guerre des sujets fidèles qui l'ont loyalement servi, il conclut à l'acceptation de la Déclaration de Potsdam, moyennant la réserve sur le sort de la monarchie suggérée par le ministre des Affaires étrangères Togo. Via Berne et Stockholm, l'acceptation de la Déclaration de Potsdam est transmise aux Alliés, étant bien entendu qu'elle n'entraînerait « aucune exigence pouvant porter préjudice aux prérogatives de Sa Majesté en tant que Souverain ».

La réponse, rédigée par le Secrétaire d'État américain Byrnes, évite toute promesse formelle dans ce sens et se borne à déclarer que, une fois la capitulation signée, « l'autorité de l'Empereur et celle du Gouvernement sur les questions d'état dépendraient du Commandant Suprême des Puissances Alliées (SCAP) qui prendrait telles mesures qu'il estimerait appropriées pour rendre effective les clauses de la capitulation ». La forme future du gouvernement nippon dépendrait « de la volonté librement exprimée du peuple japonais ». Togo et Matsumoto Shunichi se raccrochent à leur propre interprétation du message de Byrnes : les Alliés renonceraient à abolir la monarchie à condition que le Japon se rende au plus tôt. Ils suggèrent aussi d'éviter de demander toute précision nouvelle pour ne pas irriter les Alliés.

capitulation

Pendant la plus grande partie du 13 août, un débat agité se passe au Conseil Suprême de la Guerre, puis au sein du Cabinet sans réussir à fléchir les deux chefs d'état-major et le ministre de la Guerre. Le 14, l'aviation américaine lance sur Tokyo des milliers de tracts reproduisant la correspondance échangée avec les Alliés. Dans une nouvelle Conférence Impériale, Hirohito tranche : il faut effectuer la reddition pour éviter la destruction totale, en acceptant la Déclaration de Potsdam et celle de Byrnes. Sa volonté finit par convaincre les militaires et à minuit, Hirohito enregistre sur disque au palais le prescrit impérial qui doit être, procédé inusité dans un pays où les habitants n'ont jamais entendu sa voix, diffusé le 15 août à midi comme Kodo sempu (propagation de la volonté impériale).

C'est un message étrange. D'une part, le Tenno continue à poser le Japon en libérateur des peuples d'Asie auxquels il présente même des excuses pour ne pas avoir été victorieux (« C'est en raison de Notre sincère désir d'assurer la sauvegarde du Japon et la stabilisation du Sud-Est asiatique que Nous avons déclaré la guerre à l'Amérique et à la Grande-Bretagne, car la pensée d'empiéter sur la souveraineté d'autres nations ou de chercher à agrandir notre territoire était bien loin de Nous »), rend hommage au courage de ses soldats et marins restés au fond invaincus (« la guerre a évolué mais pas immanquablement à l'avantage du Japon ») et dénonce « la bombe nouvelle d'une extrême cruauté » envers les civils innocents. La conclusion couvre de l'autorité et de l'exemple impériaux la reddition et l'attitude future des Japonais:

« Toutefois, devant les durs décrets du temps et du sort, Nous avons décidé d'ouvrir aux générations à venir la voie à une ère de paix grandiose en acceptant (endurant) ce qu'on ne saurait accepter (endurer) et en supportant l'insupportable. »

Au prix de la capitulation, le Tenno se dit aussi convaincu d'avoir ainsi pu sauvegarder et maintenir la structure de l'État impérial. Ce n'était pourtant pas gagné. La presque totalité des Nippons n'avaient jamais entendu la voix de leur Tenno, dont le discours était rédigé dans un japonais de cour, fort archaïque et aux multiples traductions possibles. Il faudra souvent le traduire en japonais vernaculaire pour la population et les militaires. De jeunes officiers, persuadés qu'il s'agissait d'un faux et qu'il fallait détruire le disque avant sa diffusion, attaquent le palais et sont repoussés par les armes, avant de se suicider. Après la diffusion du message, de très nombreux officiers et dignitaires civils et de simples citoyens se rendent devant les grilles du palais et se suicident selon le rite du sepuku. L'empereur a eu soin d'envoyer des princes de sa famille transmettre sa volonté formelle aux trois millions de soldats dispersés sur les théâtres d'opérations de Chine et du Sud-Est asiatique et l'on ne comptera que peu de cas d'insubordination. À la nouvelle des incidents de Tokyo, on crut un moment que le Tenno avait été assassiné ou avait échappé de peu à un attentat, ce qui contribua sans doute à faire monter ses actions auprès des Alliés, puisque la reddition acceptée était une démonstration convaincante de l'autorité un peu messianique du trône nippon. Du reste, le nouveau gouvernement, présidé par le Prince Higashi-Kuni, cousin du Tenno, après avoir craint le pire, se rendra rapidement compte que le ressentiment du peuple ne se dirigeait pas vers le souverain, mais vers les généraux et amiraux qui avaient « trahi » l'empereur en entraînant le Japon dans une guerre qu'ils avaient été incapables de gagner.

Restait pour le nouveau gouvernement un ultime espoir : MacArthur était un soldat et comme tel sensible à la mystérieuse alchimie de l'honneur. Dans la matinée suivant la capitulation, un ancien Premier Ministre, Kantaro Suzuki, avait publié dans Mainichi, journal de Tokyo, un article adjurant les Japonais de faire confiance au chef ennemi : « Les Japonais n'ont pas le monopole du bushido. C'est un code universel ». Lors de la cérémonie officielle de reddition le 2 septembre, le conseiller linguistique de MacArthur, Sidney Mashbir, était intervenu pour éviter une gaffe, le document « Moi, Hirohito, empereur... » utilisant le pronom Watakushi (moi) au lieu de Chin (nous) de rigueur dans les rescrits impériaux, et il avait été chaudement approuvé par MacArthur (« je ne désire nullement le rabaisser aux yeux de son peuple »).

Les Alliés avaient décidé le principe d'une cour de justice internationale à Tokyo, composée de onze juges et présidée par l'australien Sir William Webb, qui ne faisait pas mystère de son intention d'inculper tant Hirohito que son premier ministre le général Tojo. Le SCAP, auquel la déclaration Byrnes avait laissé la bride sur le cou, s'y refusait absolument, dans l'intérêt d'une occupation sans heurt. Il faisait valoir que l'empereur pendant tout son règne avait été « en dehors et au dessus » de la politique et n'était pas plus responsable de Pearl Harbor et des atrocités subséquentes que Georges VI de Grande-Bretagne ne l'était de la destruction de Dresde. Il sera épaulé non seulement par son collaborateur Bonner Fellers, mais aussi en coulisses par l'ancien président des États-Unis Herbert Hoover, et l'ex-ambassadeur US à Tokyo de 1931 à 1941 Joseph Grew. Tout comme eux, MacArthur fait valoir que l'entrée en guerre de l'URSS empêche désormais toute implication impériale : au nom de sa toute fraîche belligérance, Moscou va tenter de s'installer, tout comme en Corée,  dans une part substantielle de l'archipel japonais. Il faut donc, au nom d'intérêts stratégiques et géo-politiques, éviter, en supprimant la monarchie, de faire le jeu, via l'anarchie, d'une révolution de type marxiste et utliser pour l'occupation, dont la direction est confiée au seul SCAP, les cadres politiques et administratifs en place, au prix d'une épuration des plus compromis, et en évitant comme la peste d'ébranler l'attachement du peuple japonais à la monarchie. Les conseillers les plus intimes de l'Empereur, comme le marquis Kido,  saisissent la perche. Le 5 novembre 1945, le nouveau cabinet conservateur Shidehara formulera la doctrine officielle : l'Empereur est par la capitulation le sauveur de son peuple et d'innombrables vies alliées et, monarque constitutionnel, il n'avait pu s'opposer auparavant aux « recommandations » du gouvernement et du haut commandement militaire. La responsabilité de la guerre incombe donc à ce dernier seul. Ce ne sera toutefois que le 18 juin 1946 que l'attorney-general Keenan fera savoir que le tribunal international renonce à inculper et juger Hirohito. En revanche, dès l'automne 1945, de proches collaborateurs comme le Prince Nashimoto, l'ancien premier ministre Konoyé Fumirato au pouvoir lors de l'incident chinois de 1937 et Kido Koichi, gardien du Sceau Privé sont arrêtés et inculpés. De même que le ministre de la guerre Anami s'était suicidé dès la reddition, le Prince Konoyé, inculpé pour son rôle en Chine mais qui semble avoir tout tenté pour éviter la guerre avec l'Occident, préfère se suicider.

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Le Tribunal International, au terme d'une procédure de deux ans, condamnera à mort sept dirigeants importants, dont les anciens premiers ministres Tojo (photo ci-contre) et Hirota. Déconsidéré pour avoir raté son suicide, le général Tojo Hideki se réhabilita quelque peu devant l'opinion en revendiquant la responsabilité entière du déclenchement de la guerre du Pacifique. On sait maintenant qu'une sorte d'accord avait été passé entre les avocats des accusés et les services de MacArthur pour que nul n'incrimine l'empereur. En décembre 1947, Tojo, dans un moment de faiblesse, avait pourtant laissé entendre que nulle décision importante n'avait été prise sans l'aval d'Hirohito, puis il revint sur ses propos et mourut courageusement. C'est à ce moment que l'empereur aurait eu une nouvelle velléité d'abdication, qui lui fut déconseillée car elle aurait pu passer par un geste de solidarité envers les accusés. Il ne faut pas confondre les procès de Tokyo avec ceux pour crimes de guerre et atrocités tenus dans toute l'Asie. Sur plus de 5 000 inculpés, 900 seront exécutés.

Cette politique de mansuétude envers le souverain reposait aussi sur une initiative du Tenno, courageuse ou machiavélique selon les opinions, prise fin septembre 1945. Ayant délibérément installé le QG du SCAP dans un gros immeuble – le Dai Ichi – situé face aux douves qui entourent le palais impérial, MacArthur avait soigneusement évité de sommer Hirohito de lui rendre visite et attendait que l'initiative vienne du Tenno lui-même. À ses collaborateurs, le SCAP n'avait pas dissimulé qu'il avait l'intention de le traiter assez froidement, notamment s'il essayait  de réclamer l'indulgence des vainqueurs et de se dissocier du sort futur des « fauteurs de guerre ». Le 27 septembre 1945, Shigeru Yoshida, ministre des Affaires étrangères, fait savoir à l'état-major du SCAP que son souverain désirait le rencontrer. MacArthur refusait de se rendre au palais mais se rendait compte qu'obliger le souverain à se rendre au QG serait inutilement humiliant. Il fixe les conditions : entrevue d'une demi-heure dans la soirée, en tête à tête avec un interprète, à l'ambassade américaine et prise de photographies de presse.

McArthur

Le Tenno accepte et se rend à l'entrevue en jaquette, pantalon rayé et haut-de-forme à la main, ce qui lui donne l'allure d'un employé de banque endimanché. Le général est en tenue tropicale, bras de chemise et col ouvert, les pouces dans la ceinture. Les flashes crépitent, la photo est historique, largement répandue sur ordre du SCAP dans tout le Japon et tellement déconcertante pour l'opinion publique, habituée aux portraits officiels martiaux, uniforme et cheval blanc,  que le bruit courra qu'il s'agit d'un montage. Puis elle provoquera le choc en retour d'un élan de sympathie pour l'empereur qui y témoignait d'une dignité inébranlable. Accueilli avec une poignée de mains énergique et l'offre d'une cigarette acceptée d'une main tremblante, le Tenno prend l'initiative de déclarer d'emblée « Je viens à vous, Général MacArthur, pour m'offrir à la justice des puissances que vous représentez, car moi seul doit porter la responsabilité des décisions militaires et politiques, des actes de mon peuple dans la conduite de la guerre ». Nul ne saura jamais si Hirohito savait à ce moment qu'il ne risquait rien et que malgré les vives objections des Britanniques, des Australiens et des Soviétiques son nom avait déjà été rayé de facto de la liste des futurs inculpés. Le résultat est de toucher MacArthur, désormais convaincu de la sincérité, de l'héroïsme même de l'acte le plus brave de sa vie commis spontanément par celui qu'il appellera « le premier gentleman du Japon ».

Ce dernier allait « dans le sens de l'histoire », s'adaptait en attendant des jours meilleurs qui confirmeraient une nouvelle fois la symbiose étroite entre monarchie et le kokutaï, que l'on pouvait maintenant traduire par japonitude dans le sens de « conscience nationale japonaise ». Un des maîtres à penser religieux, Asahina Sôgen (1891-1979) va fonder l'Association pour la préservation du Japon (Nihon o mamora kai)  et dans un livre publié en 1978 encore et qui glisse rapidement sur la période de guerre, il va exalter le geste posé par l'Empereur en allant s'offrir comme victime propitiatoire, ce qui a amené le SCAP à traiter le Japon avec une relative indulgence et à maintenir son intégrité en tant que pays et nation : « La dette de reconnaissance envers l'Empereur est si précieuse qu'il est impossible de la rembourser [...] Au même titre que tout ce dont nous jouissons aujourd'hui, notre prospérité doit tout à la bienveillance sans ego et sans calcul de l'Empereur ». Un haiku publié dans un journal de Tokyo au lendemain de l'entrevue avec MacArthur et que l'on attribuait à Hirohito ne disait-il pas :

« Le pin est brave
Qui ne change pas de couleur
Même sous la neige.
Les hommes aussi,
Comme cela doit être. »

Ce que l'on pourrait traduire par :  Même sous le poids de la neige (les forces d'occupation), le peuple japonais ne doit pas perdre ses caractéristiques nationales. Un nouveau tournant est pris quelques mois plus tard, quand pour le Nouvel An 1946, l'Empereur déclarera renoncer à toute prétention à la divinité :

« Les liens entre nous et notre peuple ont toujours reposé sur une confiance et une affection mutuelle. Ils ne dépendent pas de simples légendes et mythes. Ils ne proviennent pas de la conception fausse selon laquelle l'Empereur est divin, le peuple japonais supérieur aux autres races et destiné à gouverner le monde ».

Cela s'insérait dans l'habile politique du SCAP : récupérer à son profit la révérence que nombre de Japonais continuaient à professer envers l'Empereur, et faire taire les critiques qui réclamaient un bouleversement radical du cadre politique et institutionnel du Japon en lui imposant une transformation profonde de l'institution monarchique. Toshihito Higashi-Kuni, qui était l'oncle de l'Empereur, refuse de s'en faire l'artisan, a démissionné comme premier ministre et est remplacé par le baron Kijuro Shidehara, 73 ans, qui a comme avantage de s'être naguère opposé à l'entrée en guerre. Son cabinet se divise entre conservateurs et libéraux adeptes du changement, tandis que le diplomate américain Dean Acheson laisse entendre qu'à côté de réformes essentielles comme le vote des femmes, la syndicalisation, la nationalisation des grandes entreprises, le démantèlement des trusts et la libéralisation de l'enseignement, le SCAP se bornerait à demander la limitation des pouvoirs de l'Empereur et la suppression des forces armées.

Au sein du Cabinet, les conservateurs l'emportent et remettent à MacArthur en janvier 1946 un premier projet de Constitution nouvelle, rédigé par Joli Matsumoto. Très peu de changements par rapport à la Constitution Meiji : d' « inviolable et sacré », le Tenno devient simplement « suprême et inviolable ». MacArthur perd patience, parce qu'il n'y a pas de Bill of Rights ni de garanties, mais, comme il a déjà fixé unilatéralement la date des élections pour la future Diète au 10 avril 1946 et veut en faire une sorte de plébiscite sur la constitution nouvelle, le SCAP va reprendre la main et faire rédiger par ses propres services ce qu'on appellera la « Constitution MacArthur » quand elle entrera en vigueur en 1947. On la connaît surtout par son fameux article 9 qui refuse au Japon le droit à la belligérance mais MacArthur n'aurait en fait voulu qu' « adapter » la Constitution Meiji aux temps nouveaux afin de préserver « la continuité des choses, élément capital pour le Japon ». Le SCAP s'était inspiré de trois principes de base : maintien de la monarchie à condition qu'elle résulte de la volonté populaire ; renonciation définitive à la guerre ; abolition de « toutes les formes de féodalisme ». À la Diète, les débats, très agités, portent surtout sur le premier point : le pouvoir souverain n'appartient plus à l'Empereur mais au peuple japonais et c'est la Diète qui devient « l'organisme le plus élevé de l'État ». Quant à l'empereur, il est simplement qualifié de « symbole de l'État et de l'unité du peuple », une sorte d'incarnation physique du kokutaï, notion qui permettra de faire passer la pilule auprès de certains membres de la Diète qui considéraient la notion de souveraineté du peuple comme révolutionnaire car, couplée à la définition de la Diète comme « organisme suprême », elle faisait du Japon une république de facto.  Par exemple, l'empereur ne nommerait plus les ambassadeurs, ils seraient désignés par le gouvernement et le Tenno se bornerait à « certifier » leur nomination.  Les papiers d'État ne lui seraient plus soumis et les lois votées par la Diète n'auraient plus à être revêtues de son sceau. Le trône des chrysanthèmes était en apparence transformé en organisme d'inauguration d'expositions de chrysanthèmes. Certains députés estimaient que la Diète avait été trop loin, mais quand Shidehara et le ministre des affaires étrangères Shigeru Yoshida allèrent remettre le texte à Hirohito, ce dernier, à leur surprise, se déclara pleinement satisfait, y compris des articles abolissant tous ses anciens droits constitutionnels.

Sous une pluie battante, tenant – chose inouïe – son propre parapluie, Hirohito va proclamer la nouvelle Constitution « loi du pays » et appeler ses anciens « sujets » à la défendre et à exercer leurs nouveaux droits. Les politiciens et députés qui se posaient la question « que va dire l'Empereur ? » à chaque innovation décrétée par MacArthur se rendirent compte que le souverain acceptait tout sans sourciller et le SCAP déclarera que cette attitude avait joué un rôle déterminant dans la « résurrection morale » du Japon, tout comme Yoshida estimera que le respect manifesté par le SCAP envers Hirohito et sa volonté délibérée de lui épargner toute implication judiciaire avaient été les clefs du succès et de la paisibilité de l'occupation. D'autre part, dans la ligne du fameux message radiodiffusé du 15 août 1945, la masse japonaise se résignait à «supporter l'insupportable » à l'exemple de l'Empereur. La formule constitutionnelle faisant de lui le « symbole de l'unité du peuple » n'était peut-être pas si éloignée que le pensaient les conseillers de MacArthur de l'ancien slogan nationaliste « L'Empereur et le peuple ne font qu'un ».

Toutefois, son nouveau statut entraîne des changements en cascade. Il conserve son titre, de même que son épouse, ses deux fils et l'impératrice-mère. En revanche, ses quatre filles perdent leur rang de princesse, la notion de « famille impériale » est restreinte, ses membres privés de leurs biens fonciers remplacés par une allocation assez parcimonieuse du gouvernement, les pairs et aristocrates perdent leur titre et plus de 7 000 fonctionnaires de la maison impériale sont licenciés. Le principal bouleversement est toutefois que le Tenno « descend des nuées » et se consacre à ses nouvelles tâches de « symbole national » : activités charitables, inaugurations en série, visites d'usines. Peu habitué par son ancien statut à parler à ses concitoyens, Hirohito sera bientôt surnommé Mr. Asodeska (« Ah, vraiment ? ») tandis que, puisant dans le passé de l'ère pré-Meiji, MacArthur devient aux yeux des Japonais « le shogun aux yeux bleus » et exerce le pouvoir de fait d'un Tokugawa.

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Peu à peu, surtout après la fin du régime d'occupation en 1952,  l'image se forme d'un vieux monsieur humain, bienveillant certes mais qui évite par timidité les apparitions publiques trop nombreuses, et préfère se consacrer à des recherches scientifiques très poussées de biologie marine. Son frère le Prince Mikasa, devenu professeur d'université et célèbre pour son franc parler, ira jusqu'à dire qu'il s'était retiré derrière un rideau de chrysanthèmes aussi opaque que celui qui séparait jadis l'empereur de ses sujets. Peut-être parce que l'isolement d'un souverain lointain est inséparable du respect qu'on doit lui témoigner, de très nombreux Japonais continuaient à s'incliner devant le Nijubashi, le pont enjambant les douves du palais et dans les années 1950 encore, il y avait chaque année de nombreux morts par étouffement quand le 29 avril, anniversaire du Tenno, des foules immenses se ruaient spontanément vers les grilles pour témoigner de leur respect.

Kido avait conseillé à son maître d'abdiquer dès le traité de paix, pour bien marquer que la page était tournée. Mais la signature du traité de paix définitif à San Francisco le 8 septembre 1951 n'entraîna aucun changement. Signe du retour du Japon à des relations internationales normales, Akihito, qui avait obtenu le statut officiel de prince héritier en novembre 1952 et dont l'éducation avait été confiée à partir de 1946 à la pédagogue quaker Elizabeth Gray Vining, sera chargé de représenter son pays aux cérémonies de couronnement d'Elizabeth II en 1953, et se tirera avec élégance de cette mission difficile dans un pays resté très marqué par les souvenirs de la guerre et très hostile à son père. Une nouvelle page sera tournée quand Akihito rencontrera sur un court de tennis Michiko Shoda, issue d'une famille très riche mais n'appartenant pas aux castes traditionnelles où un futur empereur se devait de recruter son épouse. Les plus conservateurs des Japonais frémirent : « le Trône se voit arracher ses derniers lambeaux de mystère : l'épouse d'un empereur sera l'une des nôtres ». L'annonce des fiançailles en novembre 1958, les quatre mois de préparatifs vont braquer l'attention des médias sur la famille impériale et leur surenchère, phénomène bien connu, remettra celle-ci à l'avant-plan. Toutefois, chose impensable avant 1946, lors du mariage à Tokyo en 1959, un jeune contestataire tentera de s'en prendre physiquement au couple qui traversait la foule en voiture découverte... Les impénétrables mystères du palais subsisteront et il est bien connu que malgré ses trois enfants la princesse puis impératrice Michiko payera de nombreuses dépressions nerveuses le fardeau de combiner modernité extérieure et protocole intérieur.

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La controverse sur le rôle réel d'Hirohito n'a jamais cessé. Les anciens prisonniers de guerre et détenus civils qui ont connu les atrocités des camps d'internement continuent à haïr « Hirohitler ». Des incidents marquent son voyage en Europe en septembre 1971, ses funérailles en 1989, la visite officielle de son successeur Akihito en Grande-Bretagne en mai 1998. Si l'on peut sourire du verdict de décembre 2001, bien après sa mort, du Tribunal International des Femmes  le déclarant personnellement coupable dans l'affaire des « femmes de confort » chinoises et coréennes des troupes impériales, la responsabilité de l'empereur dans la guerre et les aspects sanglants de sa conduite est affirmée par l'historien Inoue Kiyoshi ou le maire de Nagasaki Motoshima Hitoshi, objet d'un attentat nationaliste pour ses propos en janvier 1990.

Faut-il laisser du temps au temps, ou accepter qu'il y a dans les rapports entre l'empereur et son peuple quelque chose d'immuable, d'inexplicable par les seuls canons occidentaux ? Un protocole venu de la nuit des temps et inséparable des origines mystiques de la dynastie marqua les funérailles de l'Empereur Shôwa, décédé le 7 janvier 1989 à près de 88 ans. Elles ont été célébrées en suivant toutes les prescriptions shintoïstes, mais à l'écart de la présence des représentants étrangers. Le couronnement du nouveau Heisei Tenno (Akihito) se déroula du 22 au 25 novembre 1990 selon le rite de communion mystique daijosai dans les jardins du palais impérial, et non à Kyoto. Le souverain a une réputation de libéral, de passionné de sciences mais reste en même temps marqué plus qu'on ne le croit par la conviction de la continuité des temps et de son rôle sacerdotal. N'a-t-il pas publié en 1970, après sa participation à une cérémonie shintoïste, un haiku qui nous servira de conclusion :

Parcourant la veranda
Éclairée par des torches
Je me trouve en train de penser
Aux temps anciens

 

 

Catherine Lanneau et  Francis Balace
Octobre 2010

 

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Catherine Lanneau  enseigne l'histoire de la Belgique et de ses relations internationales. Ses principales recherches portent sur l’histoire politique de la Belgique et de l'Europe au 20e siècle.

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Francis Balace a enseigné l'histoire contemporaine à l'ULg. Ses principales recherches portent sur l'histoire militaire et sur les questions diplomatiques et dynastiques.

 

 

Pour en savoir plus 

STORRY, Richard, Histoire du Japon Moderne, Paris, Fayard, 1963 ;
MARTIN, Peter, The Chrysanthemum Throne. A History of the Emperors of Japan,  Londres, Sutton, 1997;
LARGE, Stephen S., Emperor Hirtohito and Showa Japan, Londres, Routledge, 1992 ;
TITUS, David, Palace and Politics in Prewar Japan, New York, Columbia University Press, 1974 ;
VICTORIA, Brian, Le Zen en guerre 1868-1945, Paris, Le Seuil, 2001;
SEIZELET, Eric, Monarchie et démocratie dans le Japon d'après-guerre,  Paris, Maisonneuve & Larose, 1990 ;
MANCHESTER, William, MacArthur. Un César Américain (1880-1964), Paris, Laffont, 1981 ;
BROQUET, Hervé, LANNEAU, Catherine et PETERMANN, Simon, éds., Les 100 discours qui ont marqué le XXe siècle, Bruxelles, A. Versaille, 2008.


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