Comment la monarchie japonaise a survécu à la défaite

Cela s'insérait dans l'habile politique du SCAP : récupérer à son profit la révérence que nombre de Japonais continuaient à professer envers l'Empereur, et faire taire les critiques qui réclamaient un bouleversement radical du cadre politique et institutionnel du Japon en lui imposant une transformation profonde de l'institution monarchique. Toshihito Higashi-Kuni, qui était l'oncle de l'Empereur, refuse de s'en faire l'artisan, a démissionné comme premier ministre et est remplacé par le baron Kijuro Shidehara, 73 ans, qui a comme avantage de s'être naguère opposé à l'entrée en guerre. Son cabinet se divise entre conservateurs et libéraux adeptes du changement, tandis que le diplomate américain Dean Acheson laisse entendre qu'à côté de réformes essentielles comme le vote des femmes, la syndicalisation, la nationalisation des grandes entreprises, le démantèlement des trusts et la libéralisation de l'enseignement, le SCAP se bornerait à demander la limitation des pouvoirs de l'Empereur et la suppression des forces armées.

Au sein du Cabinet, les conservateurs l'emportent et remettent à MacArthur en janvier 1946 un premier projet de Constitution nouvelle, rédigé par Joli Matsumoto. Très peu de changements par rapport à la Constitution Meiji : d' « inviolable et sacré », le Tenno devient simplement « suprême et inviolable ». MacArthur perd patience, parce qu'il n'y a pas de Bill of Rights ni de garanties, mais, comme il a déjà fixé unilatéralement la date des élections pour la future Diète au 10 avril 1946 et veut en faire une sorte de plébiscite sur la constitution nouvelle, le SCAP va reprendre la main et faire rédiger par ses propres services ce qu'on appellera la « Constitution MacArthur » quand elle entrera en vigueur en 1947. On la connaît surtout par son fameux article 9 qui refuse au Japon le droit à la belligérance mais MacArthur n'aurait en fait voulu qu' « adapter » la Constitution Meiji aux temps nouveaux afin de préserver « la continuité des choses, élément capital pour le Japon ». Le SCAP s'était inspiré de trois principes de base : maintien de la monarchie à condition qu'elle résulte de la volonté populaire ; renonciation définitive à la guerre ; abolition de « toutes les formes de féodalisme ». À la Diète, les débats, très agités, portent surtout sur le premier point : le pouvoir souverain n'appartient plus à l'Empereur mais au peuple japonais et c'est la Diète qui devient « l'organisme le plus élevé de l'État ». Quant à l'empereur, il est simplement qualifié de « symbole de l'État et de l'unité du peuple », une sorte d'incarnation physique du kokutaï, notion qui permettra de faire passer la pilule auprès de certains membres de la Diète qui considéraient la notion de souveraineté du peuple comme révolutionnaire car, couplée à la définition de la Diète comme « organisme suprême », elle faisait du Japon une république de facto.  Par exemple, l'empereur ne nommerait plus les ambassadeurs, ils seraient désignés par le gouvernement et le Tenno se bornerait à « certifier » leur nomination.  Les papiers d'État ne lui seraient plus soumis et les lois votées par la Diète n'auraient plus à être revêtues de son sceau. Le trône des chrysanthèmes était en apparence transformé en organisme d'inauguration d'expositions de chrysanthèmes. Certains députés estimaient que la Diète avait été trop loin, mais quand Shidehara et le ministre des affaires étrangères Shigeru Yoshida allèrent remettre le texte à Hirohito, ce dernier, à leur surprise, se déclara pleinement satisfait, y compris des articles abolissant tous ses anciens droits constitutionnels.

Sous une pluie battante, tenant – chose inouïe – son propre parapluie, Hirohito va proclamer la nouvelle Constitution « loi du pays » et appeler ses anciens « sujets » à la défendre et à exercer leurs nouveaux droits. Les politiciens et députés qui se posaient la question « que va dire l'Empereur ? » à chaque innovation décrétée par MacArthur se rendirent compte que le souverain acceptait tout sans sourciller et le SCAP déclarera que cette attitude avait joué un rôle déterminant dans la « résurrection morale » du Japon, tout comme Yoshida estimera que le respect manifesté par le SCAP envers Hirohito et sa volonté délibérée de lui épargner toute implication judiciaire avaient été les clefs du succès et de la paisibilité de l'occupation. D'autre part, dans la ligne du fameux message radiodiffusé du 15 août 1945, la masse japonaise se résignait à «supporter l'insupportable » à l'exemple de l'Empereur. La formule constitutionnelle faisant de lui le « symbole de l'unité du peuple » n'était peut-être pas si éloignée que le pensaient les conseillers de MacArthur de l'ancien slogan nationaliste « L'Empereur et le peuple ne font qu'un ».

Toutefois, son nouveau statut entraîne des changements en cascade. Il conserve son titre, de même que son épouse, ses deux fils et l'impératrice-mère. En revanche, ses quatre filles perdent leur rang de princesse, la notion de « famille impériale » est restreinte, ses membres privés de leurs biens fonciers remplacés par une allocation assez parcimonieuse du gouvernement, les pairs et aristocrates perdent leur titre et plus de 7 000 fonctionnaires de la maison impériale sont licenciés. Le principal bouleversement est toutefois que le Tenno « descend des nuées » et se consacre à ses nouvelles tâches de « symbole national » : activités charitables, inaugurations en série, visites d'usines. Peu habitué par son ancien statut à parler à ses concitoyens, Hirohito sera bientôt surnommé Mr. Asodeska (« Ah, vraiment ? ») tandis que, puisant dans le passé de l'ère pré-Meiji, MacArthur devient aux yeux des Japonais « le shogun aux yeux bleus » et exerce le pouvoir de fait d'un Tokugawa.

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Peu à peu, surtout après la fin du régime d'occupation en 1952,  l'image se forme d'un vieux monsieur humain, bienveillant certes mais qui évite par timidité les apparitions publiques trop nombreuses, et préfère se consacrer à des recherches scientifiques très poussées de biologie marine. Son frère le Prince Mikasa, devenu professeur d'université et célèbre pour son franc parler, ira jusqu'à dire qu'il s'était retiré derrière un rideau de chrysanthèmes aussi opaque que celui qui séparait jadis l'empereur de ses sujets. Peut-être parce que l'isolement d'un souverain lointain est inséparable du respect qu'on doit lui témoigner, de très nombreux Japonais continuaient à s'incliner devant le Nijubashi, le pont enjambant les douves du palais et dans les années 1950 encore, il y avait chaque année de nombreux morts par étouffement quand le 29 avril, anniversaire du Tenno, des foules immenses se ruaient spontanément vers les grilles pour témoigner de leur respect.

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