Comment la monarchie japonaise a survécu à la défaite

Au prix de la capitulation, le Tenno se dit aussi convaincu d'avoir ainsi pu sauvegarder et maintenir la structure de l'État impérial. Ce n'était pourtant pas gagné. La presque totalité des Nippons n'avaient jamais entendu la voix de leur Tenno, dont le discours était rédigé dans un japonais de cour, fort archaïque et aux multiples traductions possibles. Il faudra souvent le traduire en japonais vernaculaire pour la population et les militaires. De jeunes officiers, persuadés qu'il s'agissait d'un faux et qu'il fallait détruire le disque avant sa diffusion, attaquent le palais et sont repoussés par les armes, avant de se suicider. Après la diffusion du message, de très nombreux officiers et dignitaires civils et de simples citoyens se rendent devant les grilles du palais et se suicident selon le rite du sepuku. L'empereur a eu soin d'envoyer des princes de sa famille transmettre sa volonté formelle aux trois millions de soldats dispersés sur les théâtres d'opérations de Chine et du Sud-Est asiatique et l'on ne comptera que peu de cas d'insubordination. À la nouvelle des incidents de Tokyo, on crut un moment que le Tenno avait été assassiné ou avait échappé de peu à un attentat, ce qui contribua sans doute à faire monter ses actions auprès des Alliés, puisque la reddition acceptée était une démonstration convaincante de l'autorité un peu messianique du trône nippon. Du reste, le nouveau gouvernement, présidé par le Prince Higashi-Kuni, cousin du Tenno, après avoir craint le pire, se rendra rapidement compte que le ressentiment du peuple ne se dirigeait pas vers le souverain, mais vers les généraux et amiraux qui avaient « trahi » l'empereur en entraînant le Japon dans une guerre qu'ils avaient été incapables de gagner.

Restait pour le nouveau gouvernement un ultime espoir : MacArthur était un soldat et comme tel sensible à la mystérieuse alchimie de l'honneur. Dans la matinée suivant la capitulation, un ancien Premier Ministre, Kantaro Suzuki, avait publié dans Mainichi, journal de Tokyo, un article adjurant les Japonais de faire confiance au chef ennemi : « Les Japonais n'ont pas le monopole du bushido. C'est un code universel ». Lors de la cérémonie officielle de reddition le 2 septembre, le conseiller linguistique de MacArthur, Sidney Mashbir, était intervenu pour éviter une gaffe, le document « Moi, Hirohito, empereur... » utilisant le pronom Watakushi (moi) au lieu de Chin (nous) de rigueur dans les rescrits impériaux, et il avait été chaudement approuvé par MacArthur (« je ne désire nullement le rabaisser aux yeux de son peuple »).

Les Alliés avaient décidé le principe d'une cour de justice internationale à Tokyo, composée de onze juges et présidée par l'australien Sir William Webb, qui ne faisait pas mystère de son intention d'inculper tant Hirohito que son premier ministre le général Tojo. Le SCAP, auquel la déclaration Byrnes avait laissé la bride sur le cou, s'y refusait absolument, dans l'intérêt d'une occupation sans heurt. Il faisait valoir que l'empereur pendant tout son règne avait été « en dehors et au dessus » de la politique et n'était pas plus responsable de Pearl Harbor et des atrocités subséquentes que Georges VI de Grande-Bretagne ne l'était de la destruction de Dresde. Il sera épaulé non seulement par son collaborateur Bonner Fellers, mais aussi en coulisses par l'ancien président des États-Unis Herbert Hoover, et l'ex-ambassadeur US à Tokyo de 1931 à 1941 Joseph Grew. Tout comme eux, MacArthur fait valoir que l'entrée en guerre de l'URSS empêche désormais toute implication impériale : au nom de sa toute fraîche belligérance, Moscou va tenter de s'installer, tout comme en Corée,  dans une part substantielle de l'archipel japonais. Il faut donc, au nom d'intérêts stratégiques et géo-politiques, éviter, en supprimant la monarchie, de faire le jeu, via l'anarchie, d'une révolution de type marxiste et utliser pour l'occupation, dont la direction est confiée au seul SCAP, les cadres politiques et administratifs en place, au prix d'une épuration des plus compromis, et en évitant comme la peste d'ébranler l'attachement du peuple japonais à la monarchie. Les conseillers les plus intimes de l'Empereur, comme le marquis Kido,  saisissent la perche. Le 5 novembre 1945, le nouveau cabinet conservateur Shidehara formulera la doctrine officielle : l'Empereur est par la capitulation le sauveur de son peuple et d'innombrables vies alliées et, monarque constitutionnel, il n'avait pu s'opposer auparavant aux « recommandations » du gouvernement et du haut commandement militaire. La responsabilité de la guerre incombe donc à ce dernier seul. Ce ne sera toutefois que le 18 juin 1946 que l'attorney-general Keenan fera savoir que le tribunal international renonce à inculper et juger Hirohito. En revanche, dès l'automne 1945, de proches collaborateurs comme le Prince Nashimoto, l'ancien premier ministre Konoyé Fumirato au pouvoir lors de l'incident chinois de 1937 et Kido Koichi, gardien du Sceau Privé sont arrêtés et inculpés. De même que le ministre de la guerre Anami s'était suicidé dès la reddition, le Prince Konoyé, inculpé pour son rôle en Chine mais qui semble avoir tout tenté pour éviter la guerre avec l'Occident, préfère se suicider.

tojo

Le Tribunal International, au terme d'une procédure de deux ans, condamnera à mort sept dirigeants importants, dont les anciens premiers ministres Tojo (photo ci-contre) et Hirota. Déconsidéré pour avoir raté son suicide, le général Tojo Hideki se réhabilita quelque peu devant l'opinion en revendiquant la responsabilité entière du déclenchement de la guerre du Pacifique. On sait maintenant qu'une sorte d'accord avait été passé entre les avocats des accusés et les services de MacArthur pour que nul n'incrimine l'empereur. En décembre 1947, Tojo, dans un moment de faiblesse, avait pourtant laissé entendre que nulle décision importante n'avait été prise sans l'aval d'Hirohito, puis il revint sur ses propos et mourut courageusement. C'est à ce moment que l'empereur aurait eu une nouvelle velléité d'abdication, qui lui fut déconseillée car elle aurait pu passer par un geste de solidarité envers les accusés. Il ne faut pas confondre les procès de Tokyo avec ceux pour crimes de guerre et atrocités tenus dans toute l'Asie. Sur plus de 5 000 inculpés, 900 seront exécutés.

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