Comment la monarchie japonaise a survécu à la défaite

Le grand et paradoxal résultat du drame de 1936 est que l'emprise des militaires sur la société, qui aurait dû disparaître comme conséquence de la mutinerie, se renforce mais en faveur des tendances Tosei-Ha, très présentes dans la marine de guerre. Elles vont prendre le contrôle du cabinet dirigé par le diplomate Hirota qui va consacrer aux préparatifs de guerre 50% du budget. La guerre contre qui ? Araki lui-même, l'ancien Kodo-Ha,  faisait remarquer qu' « interdire au Japon de s'étendre en Chine était aussi vain qu'empêcher un homme de tourner autour d'une femme qu'il a déjà engrossée ». En 1937, alors que le Prince Konoyé, un modéré pourtant, était premier ministre, une fusillade éclate près de Pékin entre troupes japonaises et nationalistes chinois. Le Tosei-Ha tient son prétexte, d'autant plus qu'il y a eu des meurtres en série de ressortissants japonais.

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En août 1937, la marine débarque à Shanghaï, en décembre ce seront les sanglants massacres de Nankin et même l'ouverture du feu sur des navires britannique et américain.

 Ci contre : Photo extraite du film City of life and death (Lu Chuan, 2009) commémorant le massacre de Nankin.

La Chine en appelle à la Société des Nations, que le Japon avait déjà quittée en claquant la porte après le rapport Lytton sur les affaires du Mandchoukouo, obtient une condamnation symbolique du Japon pour avoir violé le Traité de Washington sur l'intégrité chinoise et le pacte Kellog de renonciation à la guerre. Menaces purement verbales, la guerre sino-japonaise de 1937 étant désormais bien installée. Konoyé espérait reprendre l'armée en main, au besoin en ressuscitant la tendance Kodo-Ha et la primauté de l'anti-soviétisme. De fait, Japonais et Soviétiques se disputaient déjà par les armes les confins de la Corée, de la Mongolie et du Mandchoukouo. Certains membres de l'état-major envisageaient très sereinement une guerre simultanée contre la Chine et Moscou, mais Hirohito va intervenir personnellement une troisième fois, déclarant au ministre de la guerre Itagaki que l'armée s'est conduite envers lui de façon abominable et qu'il lui interdit désormais « de bouger un seul soldat sans son ordre personnel ». Cette crise de colère impériale calme la crise russo-japonaise du Chang-Ku-Feng mais les hostilités reprendront quelques mois plus tard en Mongolie Extérieure où un cessez-le-feu n'interviendra qu'en 1941. En Chine, si l'alliance temporaire du Kuo-Min-Tang avec les maoïstes va donner du fil à retordre à l'armée japonaise, Tokyo va réussir à convaincre Wang-Ching-Wei, un des leaders nationalistes chinois, de se rallier et d'installer à Nankin un gouvernement collaborateur (en le convainquant du fait qu'en évitant temporairement la guerre immédiate avec Washington, Londres ou Moscou, le Japon finira par complètement occuper la Chine).

On peut utiliser la colère impériale de 1938 dans la colonne de l'actif, comme du passif d'Hirohito. En effet, s'il a réussi à éviter une guerre avec Moscou, pourquoi n'a-t-il pas agi de la même façon en 1941 ? Si pas un soldat, pas un navire ne pouvait être déplacé sans son ordre, pourquoi a-t-il laissé agir les états-majors de l'armée et de la marine ? La réponse n'est pas simple. Le kokutaï, avec la personne sacrée l'empereur au centre, est défini comme « Régime National » et les ardeurs des militaires peuvent être captées à son profit. Après guerre, les défenseurs d'Hirohito feront valoir que souverain constitutionnel, il n'avait fait que suivre scrupuleusement la politique définie par un cabinet jouissant de la confiance de la Diète et appuyée par le commandement des forces militaires, et qu'il avait été le jouet de ce dernier. On laissait même entendre que depuis le putsch avorté de 1936, le Tenno avait été virtuellement prisonnier dans son palais, ce qui correspondait peu à la réalité. Hirohito affirmera après guerre, dans de rares entretiens, que la guerre du Pacifique était devenue inévitable et dans la logique des choses, une fois le Pacte Tripartite Allemagne-Italie-Japon signé en septembre 1940. Il est tout aussi certain, et c'est très humain, que si le Tenno avait hésité, entre janvier et septembre 1941, à laisser son pays glisser vers la guerre avec les États-Unis, ce n'était pas par pacifisme mais parce qu'il se rendait compte des risques encourus et de l'incapacité japonaise à soutenir un effort économique de très longue haleine. Le Prince Konoyé lui affirmait de son côté que la marine souhaitait toujours éviter la guerre avec les États-Unis et préférait se consacrer à des objectifs plus restreints en Indochine française, en Indonésie et en Malaisie... Et pourtant, quatre jours après le départ de l'escadre vers Pearl Harbor, opération vue comme des représailles à l'embargo sur le pétrole, le ministre de la marine et le chef d'état-major général allèrent affirmer à Hirohito qu'ils étaient certains d'un succès rapide. Les dés étaient jetés.  

Le déroulement du conflit, surtout après la défaite maritime de Midway, confirmera le pessimisme initial de l'empereur : la guerre va être perdue parce qu'on a surestimé la capacité industrielle du Japon à soutenir un conflit de longue durée. Au printemps 1944 déjà, des rumeurs circulent au sein de la famille impériale quant à la possible abdication de l'empereur au profit de son fils Akihito et à sa retraite comme supérieur d'un monastère shintoïste. On va y renoncer car, outre la constitution qui l'interdit, une abdication ferait de l'empereur un simple mortel soumis, en cas de défaite, à une vendetta alliée. La propagande de guerre alliée, qui ne fait jamais dans la nuance, s'était focalisée sur la haine envers Hirohito, dont l'aspect physique semblait l'illustration vivante – lunettes rondes, moustache tristounette, menton fuyant – du vilain Jap des films de série B et des bandes dessinées. Du côté des sphères militaires, on pensait qu'une abdication ferait des seuls généraux les boucs émissaires de tout ce qui s'était passé depuis 1930 et pourrait passer pour une réhabilitation posthume des adeptes du Kodo-Ha, exécutés à la demande expresse du Tenno.

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