Comment la monarchie japonaise a survécu à la défaite

Les relations entre l'empereur et son peuple ne sont pas facilement compréhensibles pour les Occidentaux.  Un protocole venu de la nuit des temps et inséparable des origines mystiques de la dynastie entoure sa vie entière. Les empereurs sont en effet les descendants de la déesse du soleil, Amaterasu.  Ce n'est qu'en 1946 que l'empereur Hirohito renoncera officiellement à son statut de dieu vivant.

Hirohito, né le 29 avril 1901, est une des personnalités les plus secrètes, les moins bien connues et les plus controversées de l'histoire contemporaine. Son grand-père Mutsuhito fut à partir de 1867 et jusqu'à sa mort en juillet 1912  le fondateur du Japon moderne et de l'ère Meiji en abolissant le shogunat, en détruisant le pouvoir des grands féodaux daymio, en réprimant les insurrections des derniers clans et samouraïs et surtout en procédant au pas de charge à l'industrialisation du pays. En 1868, il avait proclamé le retour à certaines traditions remontant au mythique empereur Jimmu et à un shintoïsme séparé du bouddhisme. Devant certaines réticences, il finira par mettre au point le « shinto d'État » ou « bouddhisme de la voie impériale » qui n'était pas une véritable religion (le vieux shinto étant la « voie des dieux ») mais un mouvement national de dévouement et de fidélité totale à la personne de l'empereur et aux traditions. Si la Constitution de 1889 faisait officiellement du Japon une monarchie constitutionnelle et parlementaire à deux chambres, elle maintenait le principe fondamental de l'origine divine du Tenno (empereur). Le « bouddhisme de la voie impériale » sera éloquemment défini par Shiio Benkkyô (1876-1971), moine de la secte jôdo et futur président de l'Université Taishô :

« Au sein de la maison impériale vit la grande vie de l'univers. Au sein de cette vraie vie vit la vraie foi et au sein de la vraie foi réside le pouvoir de détecter le chemin de la vraie foi. Ceux qui cherchent vraiment la vertu trouveront la vertu. Au sein de notre maison impériale se trouve la plus vraie des vraies vertus qui est elle-même la vertu de l'univers [...] qui est le pouvoir de recherche de la vertu inhérent à l'univers [...] Ou, autrement dit, si l'on cherche le lieu de la pérennité de ce pouvoir impérial, c'est-à-dire le lieu de l'ESPRIT DU JAPON, c'est dans la maison impériale qu'on le trouvera. »
Mutsuhito

C'est ce que les Occidentaux ne comprirent pas en définissant comme « dieu vivant » celui qu'ils continuaient à appeler fautivement mikado. Si la liberté des cultes est concédée par la « Constitution Meiji », tous les Japonais seront, quelle que soit leur religion personnelle, tenus d'adhérer jusqu'en 1945 à ce « shinto d'État » identifié à la personne impériale. Mutsuhito, alias Meiji Tenno, s'est-il lui-même convaincu qu'il avait cessé d'appartenir entièrement à l'espèce humaine ? Il tient pourtant à se montrer largement en  public, en uniforme de type occidental, mais la force des superstitions dans le peuple et chez les fonctionnaires est telle que nombre de Japonais détournent volontairement le regard de la personne du Tenno par crainte de cécité immédiate, que l'on ordonne de fermer les volets des étages lors de ses déplacements pour que personne ne puisse se targuer de l'avoir vu de haut. Les vêtements militaires ou à l'occidentale des empereurs ne leur seyent jamais, aucun tailleur n'osant porter la main sur eux pour prendre leurs mesures. La tradition veut aussi que l'expression de sa volonté ne soit pas transmise par sa parole mais par le truchement de ses collaborateurs : « Le Tenno pense que... », « Le Tenno veut que... ». La poigne de fer de Mutsuhito, qui joue le jeu constitutionnel car l'essentiel à ses yeux – les besoins de l'armée et de la marine – ne relèvent pas du Parlement, est couronnée de succès éclatants : une victoire facile sur la Chine en 1894, mais suivie de l'humiliation de la révision du traité léonin de Shimonoseki à la demande des grandes puissances, participation à leurs côtés à la répression des Boxers en Chine (1900), alliance avec la Grande-Bretagne en 1902, victoire éclatante sur mer et sur terre du petit Japon sur la colossale Russie en 1904-1905, annexion du Liao-Toung en 1905 puis de la Corée en 1910. Le revers de la médaille est l'idéalisation à outrance de la caste dirigeante militaire.

Taisho

La révérence profonde, innée et l'obéissance totale de cette dernière à la personne d'un empereur fort comme le fut Mutsuhito (l'illustre général Nogi et son épouse se suicidèrent pour ne pas lui survivre) peut-elle survivre sous un successeur faible? Tous les enfants légitimes de Mutsuhito et de l'impératrice Shoken étant morts, cette dernière avait officiellement adopté Yoshihito, né en 1879 et seul fils survivant de son époux et d'une de ses douze concubines légales la comtesse Naruko. Le nouveau Taisho Tenno avait été un enfant débile, donnant des signes de dérangement mental à tel point qu'on avait été obligé de postposer plusieurs fois la fameuse cérémonie mystique dite Daijosai pratiquée lors de l'intronisation et qui était censée mettre le nouvel empereur en liaison avec la déesse Amaterasu. Son épouse Sadako Michitaka, issue des milieux très proches de la cour, était en revanche une femme énergique et très intelligente, qui lui donna trois fils. Alors que le Japon, engagé dès 1914 dans la guerre contre l'Allemagne, trônait à la Conférence de la Paix de Versailles parmi les « Cinq Grands » et acquérait un statut de redoutable grande puissance, Yoshihito sombrait dans la démence. La Diète et le cabinet ne pouvaient le forcer à abdiquer, l'abdication étant rigoureusement interdite par la Constitution Meiji. En 1921, l'empereur est déchargé de toute fonction officielle mais reste nominalement sur le trône, la régence étant confiée en 1921 à Hirohito son fils aîné, âgé de vingt ans à peine, et qui devra attendre janvier 1924 pour pouvoir enfin épouser sa fiancée depuis 1918 la Princesse Nagako Kuni. Le Prince Yamagata, désireux de voir Hirohito épouser quelqu'un de son propre clan Choshu, n'avait en effet cessé de multiplier les obstacles à cette union, dont naîtront d'abord quatre filles, au grand désespoir des parents, avant qu'un fils, Akihito, naisse en 1933, bientôt suivi d'un second garçon.


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