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Les laques et le jeu de l'encens

25 octobre 2010
Les laques et le jeu de l'encens

La laque est une matière  utilisée au Japon depuis la préhistoire pour protéger les objets mais aussi les rendre plus beaux. L'art du laque va donner lieu sur l'archipel à des innovations techniques et esthétiques inconnues chez le voisin continental, en particulier le développement des décors réalisés à l'aide de poudres métalliques qu'on appelle maki-e. Ces décors vont orner les objets du quotidien mais surtout les produits de luxe, tels notamment les trousseaux des mariées de la noblesse. Incontournable dans ces trousseaux, le nécessaire pour le jeu de l'encens a lui aussi été décoré de laques d'or.

La laque, une matière d'exception

La laque fut employée dans toute l'Asie pour ses propriétés de dureté, de résistance à l'eau, à la chaleur ou à la corrosion, d'adhérence et de décoration. Il s'agit de la résine de l'arbre à laque (rhus vernicifera), traitée par filtrage et raffinage. La laque peut être rouge ou noire selon le pigment naturel ajouté à l'état liquide (vermillon ou charbon). Après la pose, le plus souvent sur une âme de bois, le séchage demande une température de 25°C à 30°C et surtout un taux d'humidité relative de 75% à 85%.

À l'inverse de la Chine, qui ne connaît aucun problème de matière première, la laque est une denrée rare et précieuse au Japon. Si les Chinois vont donc préférer les laques sculptées (le corps de l'objet est recouvert d'un très grand nombre de couches de laque dans lesquelles est incisé le décor), les Japonais vont se tourner vers des techniques plus économes en matière brute mais dont les effets seront néanmoins particulièrement luxueux. La spécificité de la production japonaise est l'usage de poudres métalliques, saupoudrées sur la laque encore humide, pour dessiner un motif le plus souvent doré se découpant sur un fond noir brillant. C'est la technique connue sous le nom générique de maki-e. Des raffinements techniques vont permettre de développer des effets nombreux et variés : motifs en relief (takamakie), incrustations de feuilles d'or ou de lamelles de nacre, fonds densément saupoudrés imitant l'or pur...

Matière d'exception pour objet d'exception

Durant l'époque d'Edo (1600-1868), le pouvoir est aux mains du puissant clan des Tokugawa. Au travers d'une série de mesures politico-économiques, ces seigneurs vont assurer une longue période de paix et de prospérité.

Les daimyos sont de grands propriétaires terriens mais surtout des seigneurs de guerre, et la Pax Tokugawa qui va régner pendant près de 200 ans va les réduire à l'oisiveté. S'ils ne peuvent plus témoigner de leur statut par leurs prouesses militaires, ils vont alors le faire en étalant leurs richesses et leur bon goût. Ils deviennent alors de grands consommateurs, voire collectionneurs, de produits de luxe tels que les laques, les soieries, les armes de parade...

 

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trousseau d'une fille de daimyo, époque d'Edo

Les mariages au sein de la noblesse, toujours arrangés pour des raisons d'alliances politiques, sont soigneusement contrôlés par le régime des Tokugawa. Ils sont l'occasion pour les seigneurs d'affirmer leur rang en faisant fabriquer des trousseaux de grand luxe (pouvant compter jusqu'à 400 pièces), dot que l'épousée emmène dans la famille de son mari. La grande majorité des objets sont ornés de laque et de décors en maki-e, réalisés généralement par des ateliers réputés. Les décors sont le plus souvent communs à l'ensemble des pièces et présentent en bonne place les deux emblèmes (mon) des familles liées par le mariage.

Dans les éléments récurrents des trousseaux, citons des étagères décoratives, des paravents et des peintures, des boîte à cosmétiques, des miroirs, un nécessaire à noircir les dents1, le nécessaire pour la calligraphie et la peinture, des boîtes à encens et un set pour le jeu de l'encens, des instruments de musique, un set pour la cérémonie du thé, de la vaisselle, des kimono...


 

1 Il était courant pour les femmes de la noblesse (singées par la suite par celles de la bourgeoisie) de se laquer les dents de noir pour des raisons à la fois esthétique et d'hygiène (cette pratique étant censée empêcher le pourrissement des dents !) 

Le jeu de l'encens

D'après une tradition japonaise, l'usage de l'encens est né d'un événement fortuit : vers 595 de notre ère, une branche de bois d'aloes s'est échouée sur une plage de l'île d'Awaji ; les habitants du village tout proche ayant remarqué l'odeur délicate du bois, il fut présenté à la cour, où ses senteurs déclenchèrent les passions.

À l'origine, l'usage de l'encens va se limiter au domaine religieux et en particulier aux cérémonies bouddhistes, où il est utilisé comme offrande ou pour se purifier. Par la suite, il va s'étendre à la noblesse de cour qui l'utilise entre autres pour parfumer ses vêtements. Comme l'illustrent bien de nombreux passages du célèbre roman « Le Dit du Genji » (Genji Monogatari), le choix de fragrances délicates était le signe d'une personne raffinée et cultivée. Une sorte de jeu va alors apparaître, au cours duquel les invités doivent identifier des odeurs précises.

Durant l'époque Muromachi (1336-1573), ce jeu informel va connaître les mêmes mutations que la cérémonie du thé ou l'art de l'arrangement floral (ikebana) et se voir codifier de manière stricte. La voie de l'encens, kodo, est née.

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pratiquante de la cérémonie de l'encens

Le principe du jeu, appelé kumiko, est simple : les participants se font passer plusieurs petits brûleurs sur lesquels se consume délicatement un minuscule fragment de bois aromatique qu'ils doivent sentir et ensuite commenter voire identifier l'origine des senteurs. Respirer les effluves se dit en japonais "ko o kiku", c'est-à-dire "écouter l'encens". Une variante du jeu est le genjiko, au cours duquel les invités doivent reconnaître les odeurs identiques et celles qui sont différentes ; les résultats se notent à l'aide de symboles qui évoquent les chapitres du Genji Monogatari.

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set du jeu de l'encens, époque d'Edo, décor en maki-e
 
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Ouvrage lié au genjiko ; les symboles permettent de donner la réponse du jeu
(ici, le 2e et 3e encens étaient identiques, idem pour le 2e et le 4e et le 5e était différent des deux autres)
tout en évoquant des épisodes du roman
 
À l'inverse de la cérémonie du thé, toujours très populaire au Japon aujourd'hui, le kodo est désormais beaucoup plus confidentiel. Cependant, l'encens continue d'occuper une place importante dans les rituels bouddhistes et s'est même invité dans les maisons, qu'il parfume ou protège des insectes.
 

Édith Culot
Octobre 2010

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Édith Culot est historienne de l'art.  Ses principales recherches portent sur les laques japonaises et en particulier celles utilisées dans la cérémonie de l'encens. Elle assure aussi le secrétariat du Centre d'Études Japonaises de l'ULg.

 
 


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