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Manga : codes et scénarios entre fiction et réalité

24 October 2010
Manga : codes et scénarios entre fiction et réalité

Aujourd'hui, une partie de la jeunesse occidentale est capable de vous expliquer pourquoi il y a des casiers à l'entrée de chaque lycée au Japon, ce qu'est l'ijime ou encore pourquoi il ne faut pas planter ses baguettes dans son bol de riz. Pourquoi ? Parce qu'ils ont lu des manga ! Ces bandes dessinées japonaises, qui furent tant décriées à leur arrivée, occupent maintenant une part importante du marché de la bande dessinée dans nos régions, en particulier en Europe francophone. L'image du Japon qu'elles véhiculent est-elle proche de la réalité ou fortement romancée ?

La jungle du manga

Pour un néophyte, il est quasiment impossible de s'y retrouver dans la profusion de titres et de styles proposés au lecteur.  Au Japon, la publication des manga représente près de 3,55 milliards d'euros (en 2007). Il y a des manga pour tous les publics : enfants, adolescents, jeunes adultes, femmes au foyer, salarymen... Chaque catégorie possède ses propres codes, tant esthétiques que scénaristiques, qui permettent au public de se trouver en terrain connu. Je ne vais ici en citer que les plus importants et souligner en quelques mots leurs spécificités.

Les yōnen manga

pokemon

Destinés aux plus petits, les yōnen manga ont comme caractéristique de présenter des graphismes d'une grande simplicité et des récits courts à la structure récurrente. De grands classiques tels Doraemon et Pokemon témoignent également du succès que remportent toujours les animaux auprès du jeune public, que l'animal en question soit un chat-robot du 23e siècle ou un « pocket monster ». L'humour est toujours l'élément dominant de ces récits, bien que des messages moralisateurs concluent très souvent l'intrigue. Cette morale se doit d'être d'un abord facile pour le lecteur. 

Les couleurs, celles des couvertures notamment, sont toujours vives et contrastées mais, dans les versions originales en noir et blanc, le dessinateur ne s'embarrasse généralement pas de grisés ou d'ombrages, préférant un dessin linéaire.

Contrairement à ce que le lecteur européen pourrait croire en arpentant les rayons de sa librairie spécialisée, le nombre de yōnen manga parus est très impressionnant. Les jeunes Japonais sont en effet happés très tôt par le milieu de la bande dessinée, loisir assez bon marché qui leur permet d'oublier un instant la rudesse de leur vie scolaire. Ils grandiront avec le manga et seront plus tard de grands consommateurs, d'où la nécessité pour les grandes maisons d'édition de veiller avec un soin tout particulier à la qualité des produits proposés à la jeune génération.

 

Les shōnen manga

Les shōnen manga, ou manga pour garçons, se distinguent essentiellement des shōjo manga, ou manga pour filles, par les thèmes abordés et surtout leur traitement graphique. Il s'agit de la production la plus importante de toute l'industrie de la bande dessinée au Japon, ce qui explique notamment la diversité des sujets traités. Leur version pour adultes, les seinen manga, présentent les mêmes thématiques et un traitement graphique similaire mais les histoires sont plus mûres, prenant comme héros principal non plus un jeune garçon mais un adulte, salaryman par exemple.

Samouraï, jeunes délinquants, sportifs et robos

naruto
samura

Les premières bandes dessinées pour garçons apparurent vers 1920 et traitaient presque exclusivement d'aventures de samouraï. L'histoire nationale et tout particulièrement le Japon féodal étaient la source d'inspiration principale. Ces jidaimono se développèrent considérablement durant la Seconde Guerre mondiale, utilisées par le gouvernement militariste à des fins de propagande. Les règles du Bushidō (code d'honneur du samouraï), que le lecteur retrouvait dans ces séries, valorisent en effet l'obéissance à son seigneur, le respect des traditions et la loyauté à l'Empereur. Ils restent un thème apprécié aujourd'hui : L'habitant de l'infini de Hiroaki Samura, et d'une certaine manière le célèbre Naruto de Masashi Kishimoto est également apparenté à ce genre.

nakazawa

Attention cependant de ne pas confondre ces jidaimono avec des bandes dessinées mettant en scène des conflits récents : au Japon, tout ce qui touche de près ou de loin à la Seconde Guerre mondiale est toujours tabou. Excepté quelques séries-cultes comme Hadashi no Gen de Kenji Nakazawa (où il narre de manière autobiographique le bombardement américain sur Hiroshima - image ci-contre), les auteurs figurent très rarement la réalité crue et dure de la guerre moderne, préférant l'idéalisme du samouraï japonais.

« Dignes » héritiers du samouraï, les yakuza (membre de la mafia japonaise) perpétuent des notions de bravoure, d'obéissance et de respect qui se retrouvent dans des manga prenant pour cadre la vie nocturne et les milieux interlopes des grandes villes. Ces séries s'apparentent en fait à des séries policières occidentales, si ce n'est que le lecteur passe de l'autre côté de la barrière en accompagnant les tribulations de ces « crapules » qui ont de l'honneur. Golgo13 de Takao Saito fut le premier grand succès de ce genre, qui se perpétue encore aujourd'hui.

Dans la même veine, la bande dessinée japonaise voit aussi fleurir des histoires autour de jeunes adolescents déboussolés (GTO de Torhu Fujizawa), qui se tournent vers la délinquance faute de mieux. Trahissant le mal-être de la société japonaise contemporaine, ces manga sombres et violents comportent généralement des moments d'optimisme rafraîchissant, cherchant à nous présenter ces jeunes furio comme des enfants n'attendant qu'un coup de pouce pour revenir dans le droit chemin. Ces séries de « school-gang », comme elles sont appelées outre-Atlantique, sont très souvent couplées à un autre genre majeur, celui du manga sportif.

 

golgo13  gto tsubasa rookies

 

Le manga sportif est probablement le genre le plus répandu et le plus populaire parmi les shōnen manga. Les sports abordés sont multiples et se classent principalement en deux catégories : les sports d'équipe et les sports pratiqués en solitaire.

Les sports d'équipe (baseball, football, basket et volley), abondamment pratiqués dans les clubs scolaires, font partie intégrante de la vie quotidienne au Japon. Il n'est dès lors pas étonnant de les retrouver massivement dans la bande dessinée. De plus, ces séries mettent en avant des valeurs importantes aux yeux des Japonais : l'esprit d'équipe, l'union qui fait la force, l'endurance, l'abnégation... Citons Captain Tsubasa ou encore Rookies de Masanori Morita.

Il en va un peu de même pour les séries traitant des sports pratiqués en solitaire, comme la boxe (Ashita no Joe est un grand classique), l'athlétisme ou les sports traditionnels (judō, kyudō, kendō). Là aussi, le lecteur retrouve des valeurs héritées du Bushidō, appliquées à un héros qui cherche sans cesse à être le meilleur et à se dépasser.

Cette idéologie remporte un énorme succès auprès des lecteurs masculins qui souhaitent s'identifier au personnage principal. Notons d'ailleurs qu'à l'inverse de la bande dessinée américaine, il n'y a pas de super-héros parfait au Japon. Le sportif, malgré son courage, connaîtra l'échec et le doute, se rapprochant ainsi beaucoup plus de son public.

shirow
goNagai
astroboy

Le dernier thème abordé est celui de la science-fiction. Genre brillamment modelé par Osamu Tezuka avec Tetsuwan Atomu, la science-fiction reste un univers où l'imaginaire du dessinateur peut faire des merveilles. Robots géants pilotés par de vaillants combattants de la paix et de la justice, le genre est devenu un classique notamment grâce au succès rencontré par les œuvres de Gō Nagai. L'avatar moderne de cette production, le genre « mecha », insiste lui sur la haute technologie qui fait encore aujourd'hui la fierté du Japon (voir la série des Gundam ou les œuvres de Masamune Shirow).

 

De l'action et du réalisme

Une large place est accordée dans ces manga aux scènes d'action : combats et matchs peuvent s'étirer sur plusieurs dizaines de pages, véritablement chorégraphiés grâce au savant découpage des vignettes et à la construction de la page. Le tramage et les bruitages sont envahissants, contribuant à rendre le mouvement et le dynamisme de ces épisodes. Entre ces « climax », l'auteur consacrera généralement quelques feuillets à l'évocation d'intrigues secondaires permettant de développer un peu plus la psychologie des personnages.

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À gauche : couverture d'un magazine sportif reprenant un héros populaire des manga pour garçons :
«Captain Tsubasa» de Yôichi Takahashi. À droite : page montrant le découpage dynamique
des manga pour jeunes adolescents masculins et leur goût pour l'univers futuriste : «Appleseed» de Masamune Shirow

 

Au point de vue du dessin, le graphisme tend généralement vers un certain réalisme, tempéré par la stylisation des traits du visage, l'intérêt des auteurs et des lecteurs se portant essentiellement sur le rendu des scènes d'action. Cette tendance au vérisme n'empêche cependant pas quelques aberrations visuelles, des petits « trucs » employés par l'auteur pour donner plus d'intensité dramatique à certains moments cruciaux. Ceci est particulièrement remarquable dans les manga de sport où les ballons affectent parfois des formes étrangement oblongues et où les sportifs peuvent effectuer des bonds prodigieux à l'encontre des règles de la pesanteur.

Les couleurs des jaquettes et illustrations promotionnelles sont toujours des coloris primaires, qui tranchent assez les uns avec les autres, exactement comme pour les yōnen manga.

Les shōjo manga

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Apparus eux aussi vers 1920, les shōjo manga sont au départ exclusivement dessinés par des hommes. Ces premières séries présentent un style assez similaire à celui des shōnen manga et le répertoire se limite à des récits humoristiques mettant en scène des personnages féminins. C'est donc à un homme, le maître Osamu Tezuka lui-même, que le shōjo manga doit son premier grand succès avec Ribbon no kishi (« Princesse Saphir »). Vers 1960, les femmes prendront enfin le relais puis finiront par s'imposer largement. Aujourd'hui, le shōjo manga est avant tout une bande dessinée créée par les femmes pour les femmes. Dans certains cas, elles vont oser aborder ces thèmes de manière plus crue et s'orienter alors vers un lectorat un peu plus âgé ; ce sont les josei manga.

Intrigues amoureuses

À l'origine, les histoires développées dans les bandes dessinées pour filles étaient relativement simples : une relation amoureuse contrariée se terminant soit par un « happy end » soit par un drame émouvant. Progressivement, le genre shōjo va devenir de plus en plus sophistiqué. Les thèmes varient et les lectrices peuvent dès lors choisir parmi une vaste gamme de manga de sport, de fresques historiques (La rose de Versailles de Riyoko Ikeda), d'aventures de science-fiction (Sailormoon de Naoko Takeuchi) etc. L'humour n'est pas absent de cette production mais le trait commun à toutes ces séries est d'étudier les sentiments amoureux des protagonistes.

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Vers 1970 apparaissent les premiers manga féminins dont les héros sont majoritairement des hommes. Dans ces œuvres sont abordées des histoires d'amours homosexuelles, selon les canons graphiques usuels du shōjo. Ce style va rencontrer un vif succès auprès des lectrices, qui y voient une interprétation moderne de l'amour courtois du Moyen-Âge. À l'heure actuelle, il s'agit d'un genre à part : le manga yaoi.

Vu le vieillissement progressif du lectorat, les années 1980 seront marquées par le développement de bandes dessinées destinées à un public adulte. Les thèmes abordés sont beaucoup plus contemporains et les intrigues se déroulent généralement au Japon, dans des familles comme les autres.

 

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Couleurs tendres, fioritures et physiques occidentaux

Graphiquement, le shōjo manga est très différent de son confrère masculin. Les couvertures en couleurs à elles seules permettent aisément de les distinguer : aux couleurs primaires des shōnen répondent les roses fondants et les pastels des shōjo.

Le dessin est très détaillé en ce qui concerne les costumes et les décors. De nombreuses illustrations en pleine page autorisent les dessinatrices à laisser libre cours à leur goût pour les fioritures ornementales. Les fonds de page et les marges sont souvent envahis par des éléments floraux ou décoratifs, voire par la chevelure ondoyante de l'héroïne.

Ci-contre : «La rose de Versailles» de Riyoko Ikeda

Les visages, souvent présentés en gros plan pour accentuer l'expressivité, sont cependant assez stéréotypés. Un seul élément saillant : les yeux. Larges et démesurés, ils sont souvent ponctués d'une étoile près de la pupille. Ce trait est commun aux personnages féminins et masculins et n'existe que pour des raisons évidentes de lisibilité des sentiments intérieurs. Il est cependant intéressant de remarquer que, dans le cas des yeux mais aussi des cheveux, les dessinatrices ne figurent jamais des caractéristiques asiatiques, yeux étirés et chevelure noire et lisse. Au contraire, l'auteur va concrétiser le fantasme de milliers de petites Japonaises qui rêvent de grands yeux bleus et de beaux cheveux blonds bouclés. De même, les principaux intervenants masculins sont toujours minces et particulièrement grands, qualités recherchées par les Japonaises chez leurs petits amis.

La structure de construction de la page est toujours beaucoup plus éclatée que dans les shōnen manga. Les fonds blancs et ornés dominent, avec des vignettes aux formats très irréguliers. Cette décomposition peut d'ailleurs créer des difficultés de lecture pour qui n'y est pas préparé.

Une règle essentielle domine toute cette production et la résume à elle seule : tous les personnages doivent être beaux et tous les thèmes doivent être abordés avec délicatesse.

 

Et les autres

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nana

Il est important de souligner que les barrières entre ces catégories ne sont bien sûr pas parfaitement étanches et imperméables. Nombreux sont les auteurs qui vont transcender les genres et toucher un lectorat à la fois masculin et féminin ; One Piece de Eiichiro Oda ou Nana de Ai Yazawa sont parmi ces œuvres d'exception. 

Citons aussi le hentai manga,  manga érotique, qui reprend par parodie des thèmes issus aussi bien du shojo que du shōnen. Il est amusant de noter le goût immodéré des Japonais pour les fortes poitrines.

 



Image réelle ou déformée du Japon ?

Pourquoi y a-t-il des casiers à l'entrée de chaque lycée ?
Parce que les étudiants y déposent chaque matin leurs chaussures, qu'ils échangent contre des pantoufles portées à l'intérieur de l'école.
Qu'est-ce que l'ijime ?
C'est une torture psychologique qu'endurent certains élèves, pris en grippe par toute leur classe et qui subissent de nombreuses brimades au quotidien. C'est une des raisons expliquant le haut taux de suicide chez les étudiants japonais.
Pourquoi ne faut-il pas planter ses baguettes dans son bol de riz ?
Parce que c'est un geste qui est effectué lors des funérailles et donc associé à la mort.

On le voit donc, l'image brossée par les manga de la société japonaise est assez fidèle, même lorsqu'il s'agit d'aborder des points plus sensibles.

La grande majorité des histoires destinées aux jeunes sont ancrées dans le milieu scolaire. Le lecteur est donc confronté à la vie estudiantine lambda : casiers et cantine mais aussi importance des clubs dans la vie sociale de l'étudiant et nécessité de réussir. Les professeurs sont souvent montrés comme plus fonctionnaires que passionnés et les parents sont généralement plus soucieux de résultats scolaires que de l'épanouissement personnel de leur enfant. L'image est donc sans complaisance.

On va retrouver le même souci de planter un décor véridique, même dans ses aspects les moins reluisants, dans les bandes dessinées destinées à un public plus adulte. La vie du salaryman moyen est régulièrement brossée avec beaucoup d'ironie et d'acrimonie, prouvant par là que le Japonais  n'est plus dupe d'un système socio-économique dépassé.

Bien évidemment, si l'auteur veut vendre ses œuvres, il ne peut se contenter de reproduire la réalité toute nue. Il va alors recourir à des moyens scénaristiques permettant au lecteur de s'évader de ce quotidien trop présent : thèmes extra-ordinaires comme les super-pouvoirs, les contacts avec l'au-delà, les voyages dans des mondes parallèles...

Si le lecteur japonais cherche le dépaysement dans les ressorts scénaristiques l'entraînant dans un ailleurs exotique, le lecteur européen, lui, subit ce dépaysement deux fois ! Il lui faut d'abord se familiariser avec l'image de la société japonaise contemporaine qui apparaît en filigrane dans la quasi-totalité des manga publiés. Une fois cela accompli, il peut alors, à la manière de son pendant nippon, se perdre dans les univers fantastiques dessinés par cet auteur du bout du monde.

Le portrait du Japon dressé par les manga est donc vraisemblablement plus proche de la réalité que certains ne veulent l'admettre et, en tous cas, plus proche que l'image véhiculée par de nombreux reportages télévisés réalisés par des Occidentaux qui se focalisent uniquement sur les « bizarreries » japonaises, qui sont légion, il est vrai, sur l'archipel.

Édith Culot
Octobre 2010

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Édith Culot est historienne de l'art.  Ses principales recherches portent sur les laques japonaises et en particulier celles utilisées dans la cérémonie de l'encens. Elle assure aussi le secrétariat du Centre d'Études Japonaises de l'ULg.


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