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De l'influence des mangas sur la bande dessinée en Europe et aux États-Unis

23 octobre 2010
De l'influence des mangas sur la bande dessinée en Europe et aux États-Unis

Imprégnation ou mimétisme fétiche

Demeuré, jusqu'à la fin des années quatre-vingts, un phénomène essentiellement asiatique, les mangas se sont, depuis lors, largement imposés dans le paysage éditorial des autres continents. Pour les moins de trente ans, Dragon Ball ou Sailor Moon ont toujours occupé les rayonnages des librairies de même que Batman ou les Schtroumpfs. À titre d'exemple, environ quatre bandes dessinées sur dix vendues aujourd'hui en francophonie sont d'origine japonaise. Inéluctablement, cette implantation durable et massive ne peut qu'influer sur les créations locales. La coiffure hérissée de Son Gōku fait aujourd'hui partie, au même titre que la houppette de Tintin ou les oreilles de Mickey, du catalogue iconographique de notre mythologie contemporaine.

Le symptôme le plus immédiatement observable de la séduction exercée par les productions japonaises sur les dessinateurs européens, américains et même africains est l'appropriation de leurs codes les plus saillants : yeux hypertrophiés, onomatopées surabondantes, déformation outrancière des expressions faciales, multiplication des lignes de vitesse, gouttières obliques, privilège des scènes d'action souvent développées sur un très grand nombre de pages... Ces caractéristiques affectent, toujours davantage, les créateurs hors Asie au point d'avoir fait naître les vocables "World Manga", "Global Manga", "OEL manga" (Original English-language manga), "spaghetti manga"  voire même "manfra", néologisme malheureux qualifiant les bandes dessinées réalisées par des auteurs d'expression française qui reprennent l'esthétique dominante forgée par les créateurs japonais.         

01 Cross Fire 01 Eternal Midnight 01 Hana Hatori
Pierre-Mony Chan et Jean-Luc Sala, Cross Fire tome 2, 2006 ; Ludo Lullabi, Eternal Midnight tome 1, 2003 ; Tony Valente, Hana Attori tome 1, 2008

À titre d'exemple, l'éditeur toulonnais Soleil Productions a lancé, au début des années 2000, la collection "Soleil levant". Ce label propose des volumes réalisés par des Européens sous forte influence manga dont les standards éditoriaux sont ceux des albums francophones : couverture cartonnée grand format abritant quarante-huit pages en couleurs - des 48CC selon l'expression de Jean-Christophe Menu1. J'ai, personnellement, le souvenir d'un couple de Japonais pris d'un fou rire convulsif en découvrant pareil ouvrage lors du festival d'Angoulême. Amusés et dubitatifs à la fois, ils m'expliquent en anglais mal comprendre pourquoi ce type de réalisation bénéficie d'un écrin aussi luxueux, a fortiori au regard de son faible nombre de pages. Au Japon, la bande dessinée de grande diffusion s'épanouit dans des recueils d'environ deux cents pages ; il n'est pas rare qu'un combat de sabre ou qu'une course poursuite dans les souterrains d'une mégapole dévastée occupe une quarantaine de planches soit, à peu de choses près, la pagination d'un album standard francophone. 

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02 Lanfeust Quest
Ludo Lullabi, Scotch Arleston, Didier Tarquin, Lanfeust Quest tome 2, 2008 © Soleil Productions

Plus récemment, sont apparues d'épais volumes en noir et blanc de petit format réalisés par des "mangakas" allemands, italiens, américains, français... Ces ouvrages - à tout le moins ceux que j'ai pu avoir entre les mains - dégagent une impression singulière, comme s'il fallait, à tout prix, se conformer à l'ensemble des conventions en vigueur au sein du modèle de référence, quitte à se faire plus japonais que les Japonais. Cette volonté de coller au plus prêt de la matrice originelle peut confiner au ridicule comme dans le cas de Lanfeust Quest. Ce remake façon manga du best seller Lanfeust de Troy va jusqu'à adopter un sens de lecture de droite à gauche alors qu'il s'agit bien "d'une production 100% franco-française2."

Aujourd'hui, c'est une génération et demie qui a été profondément marquée par cette imagerie, laquelle est également issue des films d'animation et des jeux vidéo. Cette situation est, somme toute, assez comparable à celle en vigueur aux alentours de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, comics, dessins de presse et films étasuniens arrivent en masse sur les autres territoires et marquent en profondeur un nombre incalculable de futurs créateurs tant en Belgique (Franquin, Morris, Peyo) qu'en France (Uderzo), en Italie (Bottaro), aux Pays-Bas (Toonder), en Argentine  (Quinterno), au Chili (Pepo) ou au Japon (Tezuka)... Ceux-ci s'approprient les imaginaires et les codes graphiques et narratifs de leur devanciers (Segar, Messmer, Gottfredson, Caniff,  Chic Young, Knerr, Branner...) avant de s'en émanciper, imposer de nouvelles identités visuelles et générer, à leur tour, d'innombrables émules. Ces auteurs nord-américains ont eu sur la génération qui a grandi dans les années 30, 40 et 50 une fascination comparable à celle exercée un demi-siècle plus tard par Akira Toriyama, Rumiko Takahashi ou Katsuhiro Ōtomo. 

La bande dessinée japonaise donne, au premier abord, l'impression d'un ensemble homogène où les mêmes tics graphiques et les mêmes dispositifs formels sont invariablement reproduits. Pourtant, lorsque l'on se penche sur les créations les plus ambitieuses, se dessine un champ des plus excitants dont la qualité artistique n'a, bien évidemment, rien à envier à ce que l'on peut observer de meilleur en Europe ou en Amérique. Avant d'être une bande dessinée où les personnages ont des yeux démesurés et où le récit, mené tambour battant, est dominé par les scènes d'actions, le manga est d'abord une somme d'individualités dont les plus inventives transcendent ces conventions ou s'en émancipent. Rien d'étonnant, dès lors, que, de part et d'autre de l'Atlantique, quelques-uns des auteurs parmi les plus novateurs, ont découvert, chez leurs homologues japonais, des approches et des sensibilités en phase avec leurs propres recherches.

03 Miller
Frank Miller, Batman, the Dark Knight, 1986 © ???

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03 Kojima
 Gōseki Kojima et Kazuo Koike, Kozure Okami, 1970 © Panini Comics

 

1 Jean-Christophe Menu, Plates-bandes, Paris, L'Association, 2005.
2 Xavier Guilbert, "En quête de mythe", du9, 2007 (http://www.du9.org/Mythe). L'auteur analyse Lanfeust Quest  sous l'angle du "mythe" au sens barthien du terme. 

Au milieu des années 80, Frank Miller, a renouvelé de fond en comble les récits de super-héros, interrogeant l'idéologie qui les sous-tend au regard  de la politique des États-Unis. Il ne cache pas sa dette à l'égard de Gōseki Kojima, le dessinateur de Kozure Okami (Lone Wolf & Cub), fresque flamboyante mettant en scène un samouraï déchu devenu tueur à gage, accompagné de son très jeune fils. Son influence sur Miller est prépondérante : il emprunte l'élégance virtuose du trait, le sens du raccourci graphique et la manière singulière dont Kojima esthétise la violence.

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04 Tastsumi
Yoshihiro Tatsumi, La Nourrice, 1970 © Vertige Graphic 
 
04 Tomine
Adrian Tomine, Summer Blonde, 1999 © Le Seuil

Les personnages de Yoshihiro Tatsumi sont des individus sans envergure, souvent de modestes employés subalternes en mal d'affection ; un univers urbain et anonyme où le sexe, toujours douloureux, est un vecteur d'aliénation. Lui-même de lointaine origine japonaise, Adrian Tomine le découvre à l'âge de seize ans, dans sa première traduction anglaise. Ses bandes dessinées développent un arsenal thématique très proche de celui de Tatsumi même si elles mettent en scène des adolescents ou de jeunes adultes dans  l'Amérique contemporaine. Avec des moyens graphiques pourtant très différents, l'un comme l'autre se livrent à une description froide et distanciée de la misère ordinaire. 

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05 Tagawa
Suihō Tagawa, Norakuro, 1931 © Suihō Tagawa 

05 Ware
Chris Ware, Jimmy Corrigan, 2000 © Fantagraphics

Celle-ci est aussi au cœur de Jimmy Corrigan. Chris Ware, y dépeint un double expiatoire, alter ego minable, victime d'incessantes humiliations. Il convoque tant Superman que l'esthétique des premiers Walt Disney ou le style suranné des publicités des années 50 ; incarnations du rêve américain dont il décrit pourtant la face la moins glorieuse. L'œuvre tire une grande part de sa force dans cette tension permanente entre la déréliction de l'univers décrit et l'apparence enjouée du dispositif formel. Chris Ware cite souvent comme référence Suihō Tagawa, auteur du classique d'avant-guerre Norakuro, récit animalier dont le principal protagoniste est un chien noir engagé dans l'armée impériale. Le chromatisme vibrant et la rondeur caressante du trait sont communs aux deux auteurs. Ware dit également trouver un écho à son propre travail dans les mises en pages de Tagawa et dans ses compositions loin des plans cinématographiques habituellement en vigueur.

06 Taniguchi
 Jirō Taniguchi, L'Homme qui marche, 1992 © Casterman
 
06 Neaudred
 Fabrice Neaud, Journal (4), 2002 © Ego comme X

Dans un registre proche de l'écrivain Yasunari Kawabata, Jirō Taniguchi est l'auteur de créations résolument contemplatives, aux antipodes de la violence débridée qui est trop souvent associée aux mangas. Son œuvre aux accents animistes est traversée par la question du rapport harmonieux entre l'homme et la nature. Dans le volume quatre de son Journal, Fabrice Neaud fait explicitement référence au dessinateur japonnais. L'auteur, qui semble avoir désormais surmonté une part du mal-être véhiculé dans les trois tomes précédents, exprime un état de félicité. Neaud se représente lors d'une balade dans la campagne pyrénéenne observant avec délectation le spectacle de la nature. Cette séquence entièrement muette s'étale sur pas moins de dix-neuf pages. Ce dispositif, courant au Japon, était totalement inusité en Europe avant les années nonante.

Miller, Tomine, Ware et Neaud partagent aussi une prédilection pour les formats longs, pour les volumes outrepassant allègrement les cent pages, ce que l'on désigne souvent sous l'étiquette un peu fourre-tout de romans graphiques. Sans pour autant établir un lien de causalité univoque, constatons que ce type de format - sans doute aussi vieux que la bande dessinée elle-même - a connu un développement considérable, à peu de chose près, au moment où les mangas sont arrivés en masse.

Publié aux États-Unis en 1986 et 1992, sous la forme de deux petits formats en noir et blanc qui, réunis, avoisinent les trois cents pages, Maus d'Art Spiegelman fait, rétrospectivement, figure de paradigme. Le témoignage du père de l'auteur, rescapé du génocide juif, s'y mêle à la relation complexe, ambigüe et contradictoire qui lie les deux hommes. Outre sa longueur inhabituelle pour l'époque, Maus est une œuvre fondatrice dans la mesure où elle définit quelques unes des grandes lignes de force de ce que sera la création d'auteur lors des deux décennies suivantes : autobiographie, intériorité et expression du moi le plus intime, économie du trait, dessin d'apparence simple, émancipé de la retranscription vériste du monde, proche de l'écriture par son extrême codification... Ces caractéristiques sont aussi celles de Gen d'Hiroshima de Keiji Nakazawa, autre bande dessinée où Histoire politique - en l'occurrence le bombardement d'Hiroshima - et histoire familiale s'interpénètrent. Avant de prendre la forme qu'on lui connait, une première version de Maus est parue en 1972, de trois pages seulement, servie par un dessin nettement moins fruste, plus immédiatement séduisant. La découverte du manga de Nakazawa a été un révélateur ; Spiegelman y a découvert une forme, une manière de penser la bande dessinée capable de donner corps à ses propres aspirations, à la juste expression de son douloureux passif familial.

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07 Nakazawa
Keiji Nakazawa, Gen d'Hiroshima, 1973 © Vertige Graphic

07 Spiegelman
Art Spiegelman, Maus II, 1992 © Flammarion

Les œuvres de Spiegelman, Miller, Ware, Neaud ou Tomine - pour ne s'en tenir qu'aux dessinateurs  évoqués dans cet article - ont, certes, été nourries par l'apport d'auteurs japonais mais aussi par celui  de créateurs issus d'autres aires géographiques. Nous sommes face à un réseau complexe de filiations directes et indirectes où les mangas imprègnent la bande dessinée européenne ou les comics américains pour les renouveler en profondeur, à mille lieux du mimétisme fétiche.

Erwin Dejasse
Octobre 2010

icone crayon

Erwin Dejasse est doctorant, attaché au service d'histoire de l'art et archéologie de l'époque contemporaine de L'ULg. Il est commissaire d'exposition et auteur de nombreux textes sur la bande dessinée.

 


 

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