De l'influence des mangas sur la bande dessinée en Europe et aux États-Unis

Imprégnation ou mimétisme fétiche

Demeuré, jusqu'à la fin des années quatre-vingts, un phénomène essentiellement asiatique, les mangas se sont, depuis lors, largement imposés dans le paysage éditorial des autres continents. Pour les moins de trente ans, Dragon Ball ou Sailor Moon ont toujours occupé les rayonnages des librairies de même que Batman ou les Schtroumpfs. À titre d'exemple, environ quatre bandes dessinées sur dix vendues aujourd'hui en francophonie sont d'origine japonaise. Inéluctablement, cette implantation durable et massive ne peut qu'influer sur les créations locales. La coiffure hérissée de Son Gōku fait aujourd'hui partie, au même titre que la houppette de Tintin ou les oreilles de Mickey, du catalogue iconographique de notre mythologie contemporaine.

Le symptôme le plus immédiatement observable de la séduction exercée par les productions japonaises sur les dessinateurs européens, américains et même africains est l'appropriation de leurs codes les plus saillants : yeux hypertrophiés, onomatopées surabondantes, déformation outrancière des expressions faciales, multiplication des lignes de vitesse, gouttières obliques, privilège des scènes d'action souvent développées sur un très grand nombre de pages... Ces caractéristiques affectent, toujours davantage, les créateurs hors Asie au point d'avoir fait naître les vocables "World Manga", "Global Manga", "OEL manga" (Original English-language manga), "spaghetti manga"  voire même "manfra", néologisme malheureux qualifiant les bandes dessinées réalisées par des auteurs d'expression française qui reprennent l'esthétique dominante forgée par les créateurs japonais.         

01 Cross Fire 01 Eternal Midnight 01 Hana Hatori
Pierre-Mony Chan et Jean-Luc Sala, Cross Fire tome 2, 2006 ; Ludo Lullabi, Eternal Midnight tome 1, 2003 ; Tony Valente, Hana Attori tome 1, 2008

À titre d'exemple, l'éditeur toulonnais Soleil Productions a lancé, au début des années 2000, la collection "Soleil levant". Ce label propose des volumes réalisés par des Européens sous forte influence manga dont les standards éditoriaux sont ceux des albums francophones : couverture cartonnée grand format abritant quarante-huit pages en couleurs - des 48CC selon l'expression de Jean-Christophe Menu1. J'ai, personnellement, le souvenir d'un couple de Japonais pris d'un fou rire convulsif en découvrant pareil ouvrage lors du festival d'Angoulême. Amusés et dubitatifs à la fois, ils m'expliquent en anglais mal comprendre pourquoi ce type de réalisation bénéficie d'un écrin aussi luxueux, a fortiori au regard de son faible nombre de pages. Au Japon, la bande dessinée de grande diffusion s'épanouit dans des recueils d'environ deux cents pages ; il n'est pas rare qu'un combat de sabre ou qu'une course poursuite dans les souterrains d'une mégapole dévastée occupe une quarantaine de planches soit, à peu de choses près, la pagination d'un album standard francophone. 

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02 Lanfeust Quest
Ludo Lullabi, Scotch Arleston, Didier Tarquin, Lanfeust Quest tome 2, 2008 © Soleil Productions

Plus récemment, sont apparues d'épais volumes en noir et blanc de petit format réalisés par des "mangakas" allemands, italiens, américains, français... Ces ouvrages - à tout le moins ceux que j'ai pu avoir entre les mains - dégagent une impression singulière, comme s'il fallait, à tout prix, se conformer à l'ensemble des conventions en vigueur au sein du modèle de référence, quitte à se faire plus japonais que les Japonais. Cette volonté de coller au plus prêt de la matrice originelle peut confiner au ridicule comme dans le cas de Lanfeust Quest. Ce remake façon manga du best seller Lanfeust de Troy va jusqu'à adopter un sens de lecture de droite à gauche alors qu'il s'agit bien "d'une production 100% franco-française2."

Aujourd'hui, c'est une génération et demie qui a été profondément marquée par cette imagerie, laquelle est également issue des films d'animation et des jeux vidéo. Cette situation est, somme toute, assez comparable à celle en vigueur aux alentours de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, comics, dessins de presse et films étasuniens arrivent en masse sur les autres territoires et marquent en profondeur un nombre incalculable de futurs créateurs tant en Belgique (Franquin, Morris, Peyo) qu'en France (Uderzo), en Italie (Bottaro), aux Pays-Bas (Toonder), en Argentine  (Quinterno), au Chili (Pepo) ou au Japon (Tezuka)... Ceux-ci s'approprient les imaginaires et les codes graphiques et narratifs de leur devanciers (Segar, Messmer, Gottfredson, Caniff,  Chic Young, Knerr, Branner...) avant de s'en émanciper, imposer de nouvelles identités visuelles et générer, à leur tour, d'innombrables émules. Ces auteurs nord-américains ont eu sur la génération qui a grandi dans les années 30, 40 et 50 une fascination comparable à celle exercée un demi-siècle plus tard par Akira Toriyama, Rumiko Takahashi ou Katsuhiro Ōtomo. 

La bande dessinée japonaise donne, au premier abord, l'impression d'un ensemble homogène où les mêmes tics graphiques et les mêmes dispositifs formels sont invariablement reproduits. Pourtant, lorsque l'on se penche sur les créations les plus ambitieuses, se dessine un champ des plus excitants dont la qualité artistique n'a, bien évidemment, rien à envier à ce que l'on peut observer de meilleur en Europe ou en Amérique. Avant d'être une bande dessinée où les personnages ont des yeux démesurés et où le récit, mené tambour battant, est dominé par les scènes d'actions, le manga est d'abord une somme d'individualités dont les plus inventives transcendent ces conventions ou s'en émancipent. Rien d'étonnant, dès lors, que, de part et d'autre de l'Atlantique, quelques-uns des auteurs parmi les plus novateurs, ont découvert, chez leurs homologues japonais, des approches et des sensibilités en phase avec leurs propres recherches.

03 Miller
Frank Miller, Batman, the Dark Knight, 1986 © ???

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03 Kojima
 Gōseki Kojima et Kazuo Koike, Kozure Okami, 1970 © Panini Comics

 

1 Jean-Christophe Menu, Plates-bandes, Paris, L'Association, 2005.
2 Xavier Guilbert, "En quête de mythe", du9, 2007 (http://www.du9.org/Mythe). L'auteur analyse Lanfeust Quest  sous l'angle du "mythe" au sens barthien du terme. 

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