C'est désormais une affaire entendue : l'art japonais a profondément influencé la création artistique occidentale de la seconde moitié du 19e siècle et de ce mouvement, communément appelé « japonisme », est né une ferveur qui fait qu'il n'est guère un moderniste qui n'ait été, de près ou de loin, entrainé par la vogue japonisante. En avril 1884, Edmond de Goncourt écrivait d'ailleurs : « Le japonisme est en train de révolutionner l'optique des peuples occidentaux. »1
Naissance du japonisme dans l'Europe du 19e siècle
À la légende d'une illumination, il faut toutefois opposer une chronologie et démontrer que la fascination de l'Occident pour le Japon a pris du temps et ne s'est pas déroulée uniformément. Fermé au monde occidental depuis 1641, le Japon est contraint d'ouvrir ses portes en 1853, à la suite de l'expédition américaine menée par le commodore Matthew Calbraith Perry. De l'arrivée des Américains aux traités commerciaux de la fin des années 50, ne « japonisent » alors que quelques diplomates, dont le baron de Chassiron, précurseur méconnu des collectionneurs parisiens, et Rutherford Alcock, à l'origine de la première participation du Japon à l'Exposition internationale de Londres en 1862. La même année s'établit, au n° 220 de la rue de Rivoli, la première boutique de curiosités japonaises.
Soutenu par les manifestations officielles et enrichi par des comptes rendus de voyages et des articles de revue, le japonisme est véritablement révélé au public par l'Exposition universelle qui se tient à Paris en 1867. C'est à cette occasion, en effet, qu'est découverte ce qui deviendra aussitôt l'objet d'une parfaite dévotion : l'estampe de l'école ukiyo-e2. Deux personnalités joueront un rôle important dans la propagation de ces gravures sur bois : Tadamasa Hayashi et Siegfried Bing, deux marchands qui s'installent à Paris à la suite de l'Exposition universelle de 1878. Le critique d'art Philippe Burty – celui qui invente le terme « japonisme » en 1872 – écrit alors : « Le Japon vient de remporter à l'Exposition universelle sous les doubles formes de ses arts et de ses industries d'autrefois et d'aujourd'hui une victoire complète et décisive. »3
Au début des années 1880, Paris constitue le foyer par excellence du mouvement japonisant. Des collections se constituent, celles des Goncourt, Cernuschi et Guimet, amateurs fortunés qui recherchent des pièces anciennes et qui sont secondés, dans cette quête, par des historiens d'art comme Louis Gonze ou des connaisseurs comme Philippe Burty. La curiosité pour les arts du Japon donne aussi lieu à des inspirations esthétiques légitimant les recherches d'artistes en quête d'un renouveau compositionnel et iconographique. Monet, Moreau, Degas et, plus tard, Van Gogh et Toulouse-Lautrec se passionnent pour Utamaro, Hokusai et Hiroshige et réalisent des œuvres qui dénotent une influence des principes de composition des estampes ukiyo-e, tels la fragmentation de l'image par le cadrage, la stylisation des motifs, la ligne sinueuse, les larges aplats de couleurs délimités par un cerne épais et le refus de tout modelé. Il y a enfin le japonisme des gens de la mode et du décor, qui s'approvisionnent en motifs pour tissus ou céramiques. Le succès des « japonaiseries » diffusées par les expositions universelles dès 1867 et aussitôt appliquées à l'ornementation des objets et des tissus donne lieu à l'édition de recueils imprimés et à leur usage dans la plupart des manufactures européennes, chez Liberty à Londres, chez Tiffany à New-York ou chez Minton and Co. à Stoke-on-Trent.
Émergence d'une culture japonisante en Belgique à la fin du 19e siècle
Si ce goût pour les arts japonais gagne progressivement les grandes villes d'Europe et des États-Unis, la Belgique fait, jusque dans les années 1880, figure de « parent pauvre » de ce mouvement. En 1890, sous la plume d'un ingénieur belge Van Nieuwenhuyse, on peut lire : « La plupart des pays européens, la France, surtout, connaissent très bien l'art japonais ; il existe à Paris et à Londres des collections publiques et privées tout à fait remarquables [...]. En Belgique, nous en sommes encore à l'enfance de l'art [...]. »4 Son diagnostic est pertinent : la culture japonisante, si présente à Paris, à Londres ou à Vienne, est presque totalement absente du paysage artistique belge. Cette situation n'est évidemment pas étrangère au manque d'échanges qui s'opèrent avec le Japon. Alors que les relations que l'archipel tisse avec les autres grandes nations occidentales s'inscrivent dans une véritable perspective d'échanges, celles qu'il noue avec la Belgique se réalisent au seul profit du Soleil levant. Il suffit, pour s'en rendre compte, de comparer le nombre de missions japonaises envoyées en Belgique avec le nombre de missions en sens inverse5.
À ces raisons d'ordre politique, économique et diplomatique s'ajoute aussi une autre explication, davantage liée au contexte artistique et culturel en Belgique. Il faut en effet attendre les années 1880 pour qu'un renouveau artistique et littéraire s'opère dans le pays. Or, l'éclosion du japonisme est étroitement liée au contexte de la modernité et à la rupture de nombreux artistes avec le monde académique. Il a donc fallu attendre qu'un tel contexte émerge en Belgique, lequel se met véritablement en place le dernier tiers du 19e siècle, lorsqu'une nouvelle génération en révolte contre le conservatisme des aînés fondent revues (L'art moderne, La jeune Belgique) et groupes d'avant-garde (Les Vingt à Bruxelles). Le japonisme a donc fait son entrée dans le royaume au moment où Bruxelles devient le carrefour de la modernité en Europe et le foyer par excellence du mouvement de l'Art nouveau.
Mais s'il est une date qui préside à la « flambée du japonisme »6 en Belgique, c'est bien l'année 1889. Elle voit non seulement l'organisation de la première exposition d'art japonais dans le pays, mais elle correspond aussi au premier achat important d'estampes par le gouvernement belge. À l'origine de ces deux événements, un même homme : le compositeur belge Edmond Michotte. C'est lui qui, le 2 février 1889, organise, à partir de la collection de Siegfried Bing, une exposition au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles. Il s'agit d'une première pour la Belgique.
La presse rendra d'ailleurs clairement compte de l'importance que revêt cette manifestation. Dans un journal féminin, on peut lire ceci : « Le tout Bruxelles est japonisant. Le japonisme a conquis droit de cité chez nous ; il est à la mode et c'est tout dire. Désormais l'anglomanie est détrônée dans la capitale de la Belgique. Les Anglomanes devront faire leur deuil, oublier les locutions anglo-françaises qui leur sont si chères, se vêtir comme de simples Japonais de robes en vogue jadis à la cour des Hôjô, de parler de kakémonos et de makimonos en connaisseurs raffinés [...]. Cette transformation s'opérera, je vous l'assure grâce à l'exposition d'art japonais ancien organisée au cercle artistique et littéraire par M. Bing. »7
Le mouvement d'engouement que provoque l'exposition conduit Edmond Michotte à inciter la direction des Beaux-Arts à acheter à Bing quelques pièces de son magasin. C'est donc sur les conseils du musicien que le gouvernement belge achète six peintures pour la section ethnographique du Musée royal d'Antiquités, d'Armures et d'Artillerie de Bruxelles (actuels Musées royaux d'Art et d'Histoire) et un lot de 267 estampes de l'école ukiyo-e pour les Musées royaux des Arts décoratifs et industriels. La mode japonisante est alors lancée. En 1892, l'association Pour l'Art expose des œuvres de Boch, Lemmen, Van Rysselberghe et Van de Velde aux côtés d'estampes d'Hiroshige, lesquelles estampes proviennent des collections privées de Lemmen, Van Rysselberghe et Michotte.
L'influence de l'art japonais se perçoit dans l'œuvre de nombreux artistes. Les uns s'inspirent en particulier de la Manga d'Hokusai, comme Félicien Rops et Armand Rassenfosse ; les autres retiennent de leurs modèles dissonances chromatiques et dessin sinueux, comme Gisbert Combaz, Henry Van de Velde ou Georges Lemmen.
Victor Horta achète des albums illustrés japonais à Takejirô Murakami, un marchand japonais venu s'installer en Belgique après l'Exposition universelle de Liège en 1905. C'est la première fois que le Japon participe de manière officielle à une exposition universelle organisée en Belgique. L'année 1905 marque donc un tournant dans les relations belgo-japonaises, d'autant que c'est à cette même date que débute la construction de la Tour japonaise à Laeken par Léopold II (ci-contre) et que se décide l'acquisition, par les Musées royaux d'Art et d'Histoire, de la collection d'art japonais d'Edmond Michotte, une collection qui enrichit alors l'institution de plus de 6 000 pièces, dont plus de 4 000 estampes ukiyo-e.
Ainsi, bien que né tardivement, le japonisme a trouvé en Belgique une terre fertile dont de nombreux artistes et collectionneurs ont su profiter. On épinglera à ce titre le collectionneur belge d'origine autrichienne Hans de Winiwarter (1875-1949) dont l'action, dans le domaine de l'étude de l'art japonais, a été aussi maîtrisée que décisive8.
Vers une deuxième culture japonisante : le « néo-japonisme » des années 50
En 1958, sous la plume du critique d'art français Michel Ragon, on peut lire : « Une nouvelle mode du Japon est en train de naître. L'exposition L'art japonais à travers les siècles au Musée national d'Art moderne de Paris ne sera pas sans aider (cette fois-ci à juste titre) à l'engouement des Européens et des Américains pour le Japon [...]. En effet, dans la peinture traditionnelle japonaise, on trouve avec étonnement ce goût du signe et de la tache, cette liberté de tracé de pinceau, ce sens de l'espace, qui sont autant de caractéristiques de l'art abstrait actuellement d'avant-garde en Europe et aux États-Unis [...]. Le second japonisme européen est bien en contradiction avec le premier et le Japon puriste, qui nous ravit aujourd'hui, nous aide à nous délivrer du baroquisme hérité du Japon qui avait tant plus à nos grands-parents »9.
L'émergence d'un second japonisme sera également confirmé dans un article que signe Boudaille la même année : « À mon point de vue, il est plus aisé d'établir une certaine influence de l'art oriental en général sur une partie de la jeune École abstraite de Paris qu'une quelconque influence inverse. Un certain style orientalisant a trouvé des résonnances [sic] chez de jeunes peintres occidentaux. On retrouve dans leurs graphismes une liberté, une légèreté, une élégance qui doit vraisemblablement beaucoup à la calligraphie extrême-orientale. »10 Ces relations entre peinture occidentale et calligraphie japonaise se manifesteront dans l'œuvre d'un nombre impressionnant de créateurs. Pierre Alechnisky, Georges Mathieu, Pierre Soulages, Antoni Tàpies, Sam Francis, Jean Degottex, Yves Klein, Hans Hartung, Jackson Pollock, Franz Kline sont autant d'artistes qui ont trouvé dans la peinture calligraphique une source d'inspiration leur permettant de légitimer leurs propres recherches. Pierre Alechinsky, en particulier, entretiendra des liens féconds avec le monde des calligraphes (Voir l'article : Pierre Alechinsky : récit d'un initéraire pictural).
Julie Bawin
Octobre 2010
Docteur en histoire de l'art, Julie Bawin enseigne l'histoire de l'art du 20e siècle à l'Université de Liège, où elle occupe un poste de premier assistant (expert scientifique).