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Comment j'ai découvert l'architecture du Japon

19 octobre 2010
Comment j'ai découvert l'architecture du Japon

Le Japon et son architecture ont attiré Jean Englebert dès 1970 . Il demeure convaincu que l'architecture du 21e siècle reste à inventer là-bas comme ici. Témoignage.

« Toute chose n'est que mouvement indéfini
dont on ne connaît qu'une brève séquence,
celle qu'on a sous les yeux
».

Augustin Berque

Le début de l'aventure

Je suis allé pour la première fois au Japon en août 1970. J'étais à l'époque en charge d'une importante étude dont l'objet était la conception et la réalisation d'un prototype de maison ou de logement qui serait fabriqué et produit de manière industrielle.

Durant les deux premières années de cette étude, j'avais appris au hasard de mes lectures que des chercheurs japonais s'étaient fixé les mêmes objectifs. J'étais donc curieux de me rendre là-bas et de voir de mes propres yeux, les résultats de leurs recherches.

Lors du dîner de fin d'année organisé en août 1969 par mes étudiants, invité par eux à dire quelques mots, je les mis au défi d'organiser un voyage au Japon et de profiter de ce voyage pour visiter l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir à Osaka en 1970.

Après quelques hésitations dues au fait que jamais une excursion aussi lointaine n'avait été imaginée au sein de l'Université, tous ensemble, nous nous sommes attachés à réunir les fonds nécessaires et à dresser un programme d'action avec l'aide d'un responsable japonais de la Japan External Trade Organization (J.E.T.R.O.), Monsieur Osamu Nozaki. Et nous y sommes arrivés ! En août 1970, nous nous envolions à quarante vers le Japon sous la bannière que nous nous étions donnée et dessinée : le coq liégeois au pays du soleil levant. Durant un mois, nous avons visité Tokyo, Nagoya, Kyoto, Himeji, Hiroshima et surtout Osaka et son exposition.

le coq liegeois Red
Figure 1: bannière liégeoise 1970

La découverte de ce pays fut pour chacun une révélation. Bien sûr, nous avions tous lu beaucoup de choses à son propos, mais le choc culturel dépassait ce que nous avions pu imaginer. Le comportement des gens, la langue, la nourriture, l'ordre, la propreté, la discipline, la conscience professionnelle, la solidarité, les moyens de communication, tout nous étonna.

Afin de réunir la somme d'argent nécessaire, je m'étais engagé vis-à-vis des firmes belges qui avaient accepté de nous aider à rédiger à leur intention des rapports relatifs à leurs préoccupations.

La découverte

Outre l'Exposition universelle et l'architecture, nous nous sommes intéressés à d'autres domaines, comme la mobilité et le développement de l'électronique par exemple, en visitant une usine Honda et un laboratoire Sony notamment. Dans ce dernier, nous avons pu à l'époque tester des appareils téléphoniques qui permettaient de voir les interlocuteurs sur des écrans. Nous étions émerveillés. Aujourd'hui, 40 années ont passé et chaque individu peut correspondre de la sorte grâce à son ordinateur ou à son gsm.

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Fig2 : chaîne de montage DAX, usine Honda à Suzuka, 1970

Organisés en petits groupes, les étudiants se répartissaient les visites nombreuses que nous avions programmées avant notre départ. Les soirées étaient mises à profit pour faire rapport et informer chaque groupe de ce que chacun avait découvert et apprécié. Les temples, les habitations traditionnelles, les réalisations contemporaines remarquables, rien n' échappait ainsi aux quarante Liégeois, qui chaque matin, partaient à la découverte des différents quartiers des villes visitées.

Quelques rencontres mémorables

Quelques rencontres mémorables avec des architectes connus comme Kisho Kurokawa et Kiyonori Kikutake, deux membres fondateurs et actifs du mouvement « métaboliste 1», nous ont apporté des informations originales à propos de leurs recherches et de leurs réalisations.

À Tokyo, nous avons pu notamment visiter l'immeuble « Nakagin capsule tower », œuvre de Kisho Kurokawa, qui venait d'être inauguré. Cent quarante volumes modulaires accrochés à deux tours en béton comportant les ascenseurs servaient de chambres d'hôtel à des hommes d'affaires qui trouvaient dans chacune les équipements les plus sophistiqués du moment : non seulement une salle de bain complète en matériau thermoformé, mais aussi le matériel électronique le plus moderne : radio, enregistreur, machine à écrire, téléviseur, ainsi qu'un four et un réfrigérateur. Rien ne manquait pour assurer une autonomie complète aux « salary men » qui ne pouvaient rentrer chez eux chaque soir .

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Fig.3 : Nakagin capsule tower à Shimbashi, Tokyo, 1970
Fig.4 : Intérieur d'une « capsule »

Les volumes modulaires, baptisés « capsules » par Kurokawa, étaient amenés sur le chantier complètement terminés et équipés et fixés sur une des tours en béton au moyen de quatre boulons en acier à haute résistance. Comme ils étaient totalement indépendants les uns des autres, il était possible d'envisager le remplacement de chacun sans difficulté. Leur durée de vie programmée par l'architecte voisinait les 25 années.

Nous étions émerveillés et moi en particulier puisque je voyais là ce que j'essayais de faire dans mon pays ; mes photos allaient pouvoir m'aider à convaincre les responsables belges du bien-fondé de mes idées et de l'avenir que l'on pouvait en espérer pour notre pays et notre région.


 

1 Métabolisme : par analogie, recherches portant sur l'ensemble des métamorphoses que subissent les villes durant leur croissance et le renouvellement de leur tissu organique. Ce mouvement a été initié par les architectes japonais Kisho Kurokawa, Kiyonori Kikutake et Fumihiko Maki

À la poursuite de nos objectifs particuliers et découverte du premier volume modulaire

À l'Exposition universelle d'Osaka, j'avais prévu que les étudiants devaient s'intéresser à tout, bien évidemment, et en particulier à deux choses : un prototype de logement imaginé par la firme MISAWA et un autre par le même Kisho Kurokawa. Énorme déception. En effet, les deux prototypes étaient non visitables et même impossibles à toucher. Si celui de Kurokawa nous apparaissait très abouti, celui de Misawa montrait seulement des volumes cubiques faits de panneaux en contreplaqué et pas du tout convaincants.

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Fig.5 : Deux prototypes de logement suspendus dans l'ossature métallique surplombant la place d'accueil à l'Exposition universelle d'Osaka, 1970
Fig.6 : Prototype de logement en volumes modulaires Misawa, 1970

Heureusement, quelques pavillons futuristes, comme celui de la firme Fuji et un système de transport automatique ont atténué et amorti notre première déception. D'autant que, dans les jours qui suivirent, nous avons pu visiter à Kusatsu, proche du lac Biwa, le prototype de logement imaginé par l'architecte Higashikata pour la firme National House. Il s'agissait d'un bâtiment comportant 4 étages dans lesquels des volumes modulaires complètement terminés et meublés étaient glissés, rangés et raccordés aux divers fluides et canalisations. Ceux-ci devaient être habités par des membres du personnel de la firme, testés et éventuellement mis en fabrication pour aider à combler le déficit en logements que connaissait le Japon.

 

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Fig.7 : Prototype de logements en volumes modulaires National à Kusatsu et vue de leur mise en place, 1970

Il faut en effet savoir que le Japon doit construire et produire chaque année 1,5 million de logements. Comparés au 16000 en moyenne réalisés annuellement dans notre pays...

Mes recherches et mes propres travaux se voyaient à nouveau confirmés et ce premier voyage au Japon allait en susciter bien d'autres car mon fichier d'adresses s'était fort étoffé.

C'est ainsi qu'en 1972, je pus retourner au Japon pour participer à un colloque franco-japonais et entrer en relation avec les chercheurs et les responsables de plusieurs firmes japonaises préoccupées par les besoins en logements et par la manière de les produire.

De l'importance de parler japonais

Lors de ce second séjour, alors que je voyageais à bord d'un autobus, j'eus la surprise de découvrir une construction faite de volumes modulaires. La marque et le lieu m'étaient totalement inconnus car, ne connaissant pas la langue, je n'avais pu interpréter les textes des panneaux affichés, ni interroger mes voisins.

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Fig.8 : Vue d'un prototype de logement à partir d'un bus, 1972

D'où ma détermination à faire en sorte que les jeunes diplômés de mon pays et de ma région puissent un jour maîtriser cette langue et dialoguer avec les jeunes d'un pays dont la puissance, la notoriété et les connaissances se révélaient à chaque voyage de plus en plus grandes.

C'est en 1991 qu'avec l'aide du recteur de l'époque, le professeur Arthur Bodson, nous avons pu mettre sur pied, à l'Université de Liège, un enseignement de la langue et de la culture japonaises. Dès cet instant, nous avons reçu l'aide de la Japan foundation. En quelques années, nous avons réussi à faire reconnaître le C.E.J.U.L., (Centre d'Études Japonaises de l'Université de Liège), comme une association digne d'intérêt. Nous avons publié un bulletin et cinq ouvrages reprenant le contenu des colloques que nous avons organisés. Quant aux cours de japonais, donnés par Madame Solange Simon durant les deux premières années et par Madame Michiko Takagi ensuite, ils ont été suivis chaque année par une cinquantaine d'étudiants de plus en plus jeunes.

Grâce à l'aide de la Japan foundation, nous avons accueilli plusieurs professeurs japonais ou étrangers.

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Fig.9 : Yoshio Sawa, architecte, un des professeurs au CEJUL

À la recherche d'une architecture enfin contemporaine

L'architecture traditionnelle japonaise est célèbre dans le monde entier pour sa technique de construction en bois, comportant des assemblages extrêmement précis, capables de s'opposer à divers types d'efforts, et pour la rigueur et le dépouillement des formes, garants d'une esthétique simple et riche.

La richesse de l'architecture traditionnelle japonaise, c'est son dépouillement et sa logique constructive.Ce n'est pas cette abstraction esthétique qui me paraît importante, mais bien davantage sa modulation et son caractère provisoire. Tous les éléments de construction sont standardisés, ils sont très légers et ils sont donc faciles à remplacer soit quand ils sont usagés, soit quand ils sont abîmés par un tremblement de terre ou un typhon.

La nature et ses caprices font que le Japonais vit l'architecture de son logement autrement que les Occidentaux. Comme le disait mon ami l'architecte Yoshio Sawa, lors du colloque « Bois et construction » organisé par le C.E.J.U.L. en mars 2000, « l'idéal esthétique pour les Japonais se trouve dans la beauté suggérée ».

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Fig.10 : Maison de thé à Itami par Yoshio Sawa, 1982
Fig.11 : Musée et maison de thé à Kitakyushu par Yoshio Sawa, 1998

Quant à Augustin Berque, il fait remarquer que « la culture japonaise ne conçoit et ne pratique pas dans les mêmes termes que nous, les rapports du temps avec la matière ». Cette remarque explique le détachement des Japonais face à la pérennité des constructions, et leur attachement à celle des traditions.

Je voudrais encore ajouter que la pureté des lignes de construction et les formes tourmentées de l'univers végétal par leur contraste accroissent mutuellement leurs richesses, c'est-à-dire celle de la maison et celle de la nature qui l'entoure.

Ce sont ces caractéristiques qui devraient être à la base d'une architecture contemporaine, d'une architecture industrialisée à la manière des prototypes Sekisui, Toyota, Daiwa ou Misawa.

Aujourd'hui, plusieurs architectes japonais écument les revues d'architecture en montrant des maisons particulières qu'ils dessinent à la mode occidentale tout en essayant de faire croire qu'ils les ont japonisées. Il s'agit de beaux objets certes, mais je suis d'avis que l'usage de nouveaux matériaux et d'autres techniques fait perdre à leurs œuvres les qualités qui étaient celles de leur architecture standardisée en bois. Ce qu'ils gagnent en résistance, ils le perdent en simplicité.

Le M.O.MA., the Museum of Modern Art à New-York , doit avoir raisonné de même en publiant et partant en promotionnant dans un de ses derniers ouvrages intitulé « Home delivery. Fabricating the modern dwelling », le prototype Sekisui Heim M-1 que j'avais repéré en 1972.

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Fig.12 : prototype Sekisui Heim M-1

C'est en poursuivant leurs recherches à propos de la maison individuelle et de sa production industrielle que les Japonais réussiront à proposer une architecture enfin contemporaine. Comme le fait justement remarquer le professeur Nakagawa Takeshi, « Architecture begins and ends with the house ».

Jean Englebert
Octobre 2010

crayon
Ingénieur civil architecte, urbaniste, Jean Englebert est professeur émérite de l'Université de Liège. Il a notamment créé, au sein de la faculté des Sciences appliquées, le Centre de Recherches d'Architecture et d'Urbanisme (CRAU).

 


 

Bibliographie
• Berque Augustin, Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, nrf, Editions Gallimard, Paris, 1993, 250 pages
• Nakagawa Takeshi, The japanese house. In space, memory and language, by I-House Press, Tokyo, 2006, 267 pages
• Bergdoll Barry & Christensen Peter, Home delivery. Fabricating the modern dwelling, The Museum of modern art, New York, 2008, 248 pages
• Englebert Jean, Le logement du futur sera-t-il industrialisé ? Un enjeu pour l'Europe ou pour le Japon, E.M.E., IRIS, Le Japon et l'Europe tissage interculturel, Louvain-la-Neuve, 2004, pp.249-269
• Englebert Jean, Next 21 : une expérience intéressante de logement urbain à Osaka, Academia Bruylant, Rencontres Orient-Occident 4, Louvain la Neuve, mai 2000, pp.215-225
• Englebert Jean, Urbanisme et architecture : désordre et éphémère, Les nouvelles du patrimoine, Bruxelles, n°29, octobre 1989, pp.18 et 19

Illustrations
Toutes les photos sont de Jean Englebert, à l'exception de la photo n°4 qui provient de Wikipédia.
 


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