Des croustillons à la foire

Le beignet soufflé à travers les âges

Notre croustillon n'est rien d'autre qu'une pâte à choux levée frite dans un bain de graisse et saupoudrée de sucre. Au 19e siècle, on connaît ce mets sous le très chaste nom de « beignet soufflé »,10 ainsi que sous le moins sage patronyme « pet de nonne », dérivé du 17e siècle du  « pet de putain » connu depuis le 16e siècle. À Liège, on le nomme pouf.11

Caton l'ancien

Les globi de Caton

L'origine du beignet soufflé est très ancienne. Caton (234-149 avant J.-C.), le premier, nous en donne la recette. Il s'agit d'un mélange de semoule et de fromage frais passé à la friture. Il appelle cette pâtisserie des globi, référence à leur forme ronde12. Au 4e siècle, le De Re Coquinaria n'utilise pas de fromage, mais bien de l'eau chaude mélangée à de la farine. Une fois passé à la friture, le beignet est arrosé de miel et de poivre, les deux péchés mignons des Romains13.

 

Le sévère Caton le censeur est aussi l'auteur d'un traité d'agriculture
dans lequel se trouvent quelques recettes de base,
dont celle des beignets au fromage, les globi.
 

Les resoles, bunyols, fritelle et brugne médiévaux

Au cours du Moyen-Âge, le beignet s'apprécie partout en Europe ainsi qu'en Occident musulman, particulièrement dans le royaume de Grenade. Les Arabes confectionnent des beignets avec une pâte molle faite de farine et d'eau, levée ou non, et frite dans de l'huile. Les Andalous les apprécient particulièrement au fromage14. Le beignet au fromage se retrouve dans le catalan Libre de Sent Sovi (1324) sous les noms de resoles ou bunyols15 et dans le vénitien Libro per cuoco (14e, 15e siècles) sous le nom de Fritelle da Imperadore magnifici (beignets de l'empereur le magnifique, à savoir Frédéric II)16 . Il est difficile de déterminer si ces préparations sont influencées par les musulmans ou s'il s'agit de la continuité du beignet de Caton.

Le Viandier (1550), livre de référence en ce qui concerne la cuisine médiévale d'Île-de-France, parle de pâte frite comme on fait des brugnes. Elle n'est pas au fromage et n'est pas levée. Elle se compose de farine, de miel et de vin blanc. Le beignet est aromatisé à la sauge et au romarin et saupoudré de sucre17.

Une rapide analyse de ces recettes nous permet de constater que les beignets frits sont, au Moyen-Âge et à l'époque moderne, des mets de luxe. En effet, il faut de grandes quantités de graisse pour les préparer, et la graisse coûte cher. Il faut également du sucre pour confectionner la pâte et pour les saupoudrer, et le sucre coûte également très cher. Nos populaires friandises de la foire sont donc, au départ, des mets aristocratiques de choix. Remarquons également que le français « beignet », la lyonnaise « bugne » – dégustée le mardi gras – et le catalan bunyol ont la même racine, bingne, begne, qui signifie bosse en ancien français18. En effet, le beignet gonfle pendant la cuisson et forme une espèce de bosse, comme celle qu'on attrape après un coup sur la tête.

De toutes ces appellations, le Liégeois Lancelot de Casteau (2e moitié du 16e siècle) dont nous avons déjà beaucoup parlé (voir l'article La joyeuse entrée de Robert de Berghes) a choisi bunyol. Sa recette est très proche de la nôtre. Il fait bouillir de la crème à laquelle il ajoute du beurre. Il introduit ensuite la farine pour faire la pâte. Il incorpore des œufs, mélange bien, puis incorpore encore des œufs, jusqu'à ce que la pâte soit molle. Il frit ensuite des boules de pâte dans du beurre clarifié à feu moyen19 . À peu de choses près – la levure et la bière –, nous avons nos croustillons.

 

Max et Fritz re
Deux des établissements les plus populaires de la foire sont des fritures :
les beignets de Max et les pommes de terre frites de Fritz (1892). Foires et forains en Wallonie, p. 71.

 

Pets de putain, pets de none et beignets soufflés

Au 16e siècle, apparaît en France le terme « pet de putain » pour désigner le beignet. C'est encore sous ce terme qu'on le trouve dans le Cuisinier françois (1651) de La Varenne.20 Peut-être est-il dérivé du « pet d'Espagne » qu'on trouve à côté des pâtisseries, ravioles, darrioles, crêpes, gaufres et beignets dans le livre des dépenses de la duchesse de Flandre, épouse de Philippe le Hardi.21

C'est probablement au début du 18e siècle que le terme « pet de nonne » se substitua à celui de « pet de putain ». Il s'est trouvé des lexicologues pour prétendre qu'on avait baptisé les beignets soufflés « paix-de-nonne » parce que, inventés par une religieuse, ils scellèrent la paix avec un couvent ennemi22. Il y a toujours des mots qui dérangent et qu'on voudrait supprimer ou modifier. Un terme nettement plus correct existe pour les plus timides, « beignet soufflé ». Dans les livres de cuisine du 18e siècle, les deux  termes sont utilisés de manière assez égale.

Les croustillons à la foire

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Finalement, les beignets soufflés ou pets de nonnes débarquent à la foire. Le développement des baraques à friture permet au peuple de jouir des joies des mets croustillants sortant de la graisse bouillante tels que les pommes de terre frites et les beignets. La sensation est tellement exceptionnelle pour le public qu'il attend impatiemment chaque année le retour de la foire pour goûter à nouveau à ces délicatesses croustillantes, tellement croustillantes qu'on finit par les appeler croustillons.

Et rien, pas même la démocratisation des graisses dans la deuxième moitié du 19e siècle, ne viendra perturber le succès de cette adorable pâtisserie dégustée sur la foire.

Pierre Leclercq
Octobre 2010
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 Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.  




10 Dictionnaire de l'Académie française, 1835, vol. 2, p. 764, col. 2.
11 H. Forir, Dictionnaire liégeois-français, t. 1, Liège, 1866, p. 439, col. 2.
12 Marcus Porcius Cato, De agri cultura, cap. 79.
13 Apicius, L'art culinaire, Texte établi, traduit et annoté par Jacques André, Paris, 2007, p. 82, 83.
14 Jean-Louis Flandrin, Massimo Montanari, Histoire de l'alimentation, Paris, 1996, p. 359.
15 Josy Marty-Dufaut, Le Libre de Sent Sovi, Moyen Âge, n° 30, juin-juillet-août 2009, p. 54.
16 Liliane Plouvier, Moyen Âge gourmand, Histoire et images médiévales, n° 18, Apt, août-septembre-octobre 2009, p. 72.
17 Vous trouverez les différents textes du Viandier, dont celui de la Mazarine dont cette recette est tirée, en version originale et en version française (sous la direction d'Annick Englebert) sur http://www.diachronie.be/lexique/textes/.
18.L.F.
19 Lancelot de Casteau, Ouverture de cuisine, Liège, 1604, p. 19, 20.
20 La Varenne, Le cuisinier françois, Houilles, 2001, p. 103, 235.
21 Georges Dubosc, Crêpes et beignets, 1925. Texte intégral sur http://www.bmlisieux.com/normandie/dubosc05.htm.
22 Idem.
 
Photo à la Foire de Liège, octobre 2010 © Bénédicte Tondeur 

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