Docteur en sociologie et auteur d'une thèse sur le classement des sites web, Christophe Lejeune est, depuis le 1er octobre, expert scientifique interfacultaire à l'ULg. Il a réalisé plusieurs études sociologiques de communautés virtuelles sur Internet. Il décrit le fonctionnement de ces « collectifs médiatisés » et le système du logiciel libre.
Que peut nous apprendre la sociologie sur les communautés virtuelles ?
Pour commencer, à se méfier des termes usuels comme « communautés virtuelles ». Personnellement, je préfère parler de « collectifs médiatisés ». Quand on examine de tels collectifs, on se rend compte que ce ne sont pas des communautés au sens chaleureux, familial, traditionnel, archaïque défini les anthropologues et les sociologues à la fin du 19e siècle. Par ailleurs, le terme « virtuel » recouvre plusieurs sens qui ne correspondent pas tout à fait à celui que l'on rencontre sur Internet.
En tant que chercheur de terrain, je suis allé voir la façon dont fonctionnent ces collectifs, me demandant notamment comment on témoigne sa confiance envers quelqu'un que l'on n'a jamais vu, et comment les membres de ces collectifs s'organisent entre eux.
Qu'avez-vous découvert ?
Ce que j'ai découvert s'accorde en fait assez mal avec ce que les intellectuels nous ont expliqué lors de la naissance d'Internet. Pour faire simple, il y avait alors deux visions très différentes. Une première perspective, idéaliste, envisageait Internet comme une nouvelle agora grecque où les distinctions sociales seraient aplanies et où tout le monde aurait les mêmes droits. À l'opposé, une version plus critique expliquait que les nouvelles technologies viendraient corrompre le social, qu'Internet serait une gigantesque poubelle dans laquelle sera déversée toute l'horreur du monde et que son avènement marquerait le triomphe du « tout se vaut » relativiste. Ces deux positions sont pour le moins extrêmes. Mais aujourd'hui encore, beaucoup de sociologues, de philosophes, de journalistes ou d'anthropologues semblent toujours souscrire à l'une ou l'autre de ces deux visions, ce qui est pour le moins étonnant.
Je me suis donc dit qu'il y avait deux travaux à accomplir : l'un au niveau du débat public, l'autre au niveau de la recherche.
Comment avez-vous procédé ?
J'ai entrepris un travail de sensibilisation de l'opinion publique, dont le livre Démocratie 2.0 est une des concrétisations. J'y brosse l'histoire d'Internet, montrant qu'il n'y a pas que du mal ou du bien. Internet permet à des passionnés de se réunir autour de l'objet de leur passion. Mais il permet également de préparer un attentat. La technologie est neutre par rapport au contenu. C'est à ses usagers d'en faire ce qu'ils entendent. D'où l'importance de s'en emparer de manière responsable et citoyenne !
Par ailleurs, j'ai mené une action de recherche en allant voir comment fonctionnent ces collectifs : sont-ils nivelés ou hiérarchisés, les gens passent-ils leur temps à s'entraider ou à s'insulter... ?
Comment fonctionnent-ils ?
La première chose qui frappe, c'est l'éclatement des configurations : il y a de tout sur Internet. Vu que l'on ne peut pas tout faire, j'ai décidé de me concentrer sur les initiatives qui réunissent des internautes autour d'un projet, en particulier les collectifs de programmeurs de logiciels libres. Lorsqu'on étudie les interactions de ces groupes sur Internet, on s'aperçoit que tous les membres disposent de chances égales d'accéder à n'importe quelle position en leur sein. On peut rester passif, en se connectant rarement ou en n'intervenant jamais, ou au contraire devenir un membre actif, voire un responsable. C'est la fréquence et la qualité de votre implication qui va y déterminer votre place. Loin de la structure plate ou du relativisme, c'est en définitive un système méritocratique qui préside à l'organisation de ces groupes. Celui qui intervient régulièrement sera reconnu pour son savoir-faire et sa connaissance des us et coutumes ; il sera donc écouté davantage que celui qui n'intervient que sporadiquement. Cette différence peut être institutionnalisée. Elle est par exemple manifestée par des étoiles ou des badges à côté du pseudonyme du participant. Mais il arrive aussi qu'elle soit tout à fait informelle. Les usagers n'en reconnaissent pas moins ceux qui ont « de la bouteille ».
Quand on y réfléchit bien, la reconnaissance des personnes les plus impliquées plaide pour un rapprochement avec ce qui se passe en dehors d'Internet. On trouve pas mal de ressemblances avec les mondes associatifs ou politiques, par exemple.
À partir de quel moment cette communauté existe-t-elle ? Un forum, par exemple, ou un site de recettes de cuisine en sont-elles ?
Dès qu'il existe une différence entre les membres et les non-membres, on se trouve face à ce que j'appelle un « collectif médiatisé ». À partir du moment où vous participez à un forum, vous serez de facto reconnu comme membre. Prenez le site médical Doctissimo. La qualité de membre n'est pas déterminée en regard d'une identité – être atteint de telle maladie par exemple – mais sur la base de votre participation. Les contours sont plus flous qu'une association ou un club dont vous devez avoir la carte. Un membre peut, par exemple, ne plus participer pendant plusieurs mois puis s'y remettre. De la même manière que vous pouvez payer une cotisation à un club sans jamais vous rendre à une réunion, vous pouvez être un membre passif (un « lurker »), lisant ce qui se dit sur le forum sans jamais intervenir. Ce qui fait collectif ne peut dont être réduit à un aspect technique. Le critère décisif c'est la reconnaissance comme membre, actif ou passif. Dans le collectif médiatisé, on retrouve un mix de toute une série de propriétés spécifiques aux clubs ou associations. Au niveau de l'organisation sociale, il n'y a pas de variation de nature avec les collectifs médiatisés. Il existe cependant une petite variation, une différence de degré. Celle-ci ne se situe pas au niveau du social, mais au niveau de la communication. L'usage des smileys ;-) ou des abréviations typiques du langage SMS en sont de bons exemples. Mais cela reste des différences « locales », comparables au fait que l'on ne communique pas de la même manière à la maison ou au travail.
En définitive, les formes de sociabilité des collectifs médiatisés ne diffèrent pas spécifiquement de ce que l'on connaît par ailleurs. Ce constat peut sembler trivial, mais il est contraire aux deux versions (idéaliste et critique) évoquées précédemment : toutes deux considéraient en effet une hétérogénéité fondamentale entre la sociabilité sur Internet et la sociabilité de la vie de tous les jours.