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Des « collectifs médiatisés » aux logiciels libres

25 octobre 2010
Des « collectifs médiatisés » aux logiciels libres

Docteur en sociologie et auteur d'une thèse sur le classement des sites web, Christophe Lejeune est, depuis le 1er octobre, expert scientifique interfacultaire à l'ULg. Il a réalisé plusieurs études sociologiques de communautés virtuelles sur Internet.  Il décrit le fonctionnement de ces  « collectifs médiatisés » et le système du logiciel libre.

Que peut nous apprendre la sociologie sur les communautés virtuelles ?

Pour commencer, à se méfier des termes usuels comme « communautés virtuelles ». Personnellement, je préfère parler de « collectifs médiatisés ». Quand on examine de tels collectifs, on se rend compte que ce ne sont pas des communautés au sens chaleureux, familial, traditionnel, archaïque défini les anthropologues et les sociologues à la fin du 19e siècle. Par ailleurs, le terme « virtuel » recouvre plusieurs sens qui ne correspondent pas tout à fait à celui que l'on rencontre sur Internet.

En tant que chercheur de terrain, je suis allé voir la façon dont fonctionnent ces collectifs, me demandant notamment comment on témoigne sa confiance envers quelqu'un que l'on n'a jamais vu, et comment les membres de ces collectifs s'organisent entre eux.

Qu'avez-vous découvert ?

Ce que j'ai découvert s'accorde en fait assez mal avec ce que les intellectuels nous ont expliqué lors de la naissance d'Internet. Pour faire simple, il y avait alors deux visions très différentes. Une première perspective, idéaliste, envisageait Internet comme une nouvelle agora grecque où les distinctions sociales seraient aplanies et où tout le monde aurait les mêmes droits. À l'opposé, une version plus critique expliquait que les nouvelles technologies viendraient corrompre le social, qu'Internet serait une gigantesque poubelle dans laquelle sera déversée toute l'horreur du monde et que son avènement marquerait le triomphe du « tout se vaut » relativiste. Ces deux positions sont pour le moins extrêmes. Mais aujourd'hui encore, beaucoup de sociologues, de philosophes, de journalistes ou d'anthropologues semblent toujours souscrire à l'une ou l'autre de ces deux visions, ce qui est pour le moins étonnant.

Je me suis donc dit qu'il y avait deux travaux à accomplir : l'un au niveau du débat public, l'autre au niveau de la recherche.

democratie

Comment avez-vous procédé ?

J'ai entrepris un travail de sensibilisation de l'opinion publique, dont le livre Démocratie 2.0 est une des concrétisations. J'y brosse l'histoire d'Internet, montrant qu'il n'y a pas que du mal ou du bien. Internet permet à des passionnés de se réunir autour de l'objet de leur passion. Mais il permet également de préparer un attentat. La technologie est neutre par rapport au contenu. C'est à ses usagers d'en faire ce qu'ils entendent. D'où l'importance de s'en emparer de manière responsable et citoyenne !

Par ailleurs, j'ai mené une action de recherche en allant voir comment fonctionnent ces collectifs : sont-ils nivelés ou hiérarchisés, les gens passent-ils leur temps à s'entraider ou à s'insulter... ?

Comment fonctionnent-ils ?

La première chose qui frappe, c'est l'éclatement des configurations : il y a de tout sur Internet. Vu que l'on ne peut pas tout faire, j'ai décidé de me concentrer sur les initiatives qui réunissent des internautes autour d'un projet, en particulier les collectifs de programmeurs de logiciels libres. Lorsqu'on étudie les interactions de ces groupes sur Internet, on s'aperçoit que tous les membres disposent de chances égales d'accéder à n'importe quelle position en leur sein. On peut rester passif, en se connectant rarement ou en n'intervenant jamais, ou au contraire devenir un membre actif, voire un responsable. C'est la fréquence et la qualité de votre implication qui va y déterminer votre place. Loin de la structure plate ou du relativisme, c'est en définitive un système méritocratique qui préside à l'organisation de ces groupes. Celui qui intervient régulièrement sera reconnu pour son savoir-faire et sa connaissance des us et coutumes ; il sera donc écouté davantage que celui qui n'intervient que sporadiquement. Cette différence peut être institutionnalisée. Elle est par exemple manifestée par des étoiles ou des badges à côté du pseudonyme du participant. Mais il arrive aussi qu'elle soit tout à fait informelle. Les usagers n'en reconnaissent pas moins ceux qui ont « de la bouteille ».

Quand on y réfléchit bien, la reconnaissance des personnes les plus impliquées plaide pour un rapprochement avec ce qui se passe en dehors d'Internet. On trouve pas mal de ressemblances avec les mondes associatifs ou politiques, par exemple.

À partir de quel moment cette communauté existe-t-elle ? Un forum, par exemple, ou un site de recettes de cuisine en sont-elles ?

Dès qu'il existe une différence entre les membres et les non-membres, on se trouve face à ce que j'appelle un « collectif médiatisé ». À partir du moment où vous participez à un forum, vous serez de facto reconnu comme membre. Prenez le site médical Doctissimo. La qualité de membre n'est pas déterminée en regard d'une identité – être atteint de telle maladie par exemple – mais sur la base de votre participation. Les contours sont plus flous qu'une association ou un club dont vous devez avoir la carte. Un membre peut, par exemple, ne plus participer pendant plusieurs mois puis s'y remettre. De la même manière que vous pouvez payer une cotisation à un club sans jamais vous rendre à une réunion, vous pouvez être un membre passif (un « lurker »), lisant ce qui se dit sur le forum sans jamais intervenir. Ce qui fait collectif ne peut dont être réduit à un aspect technique. Le critère décisif c'est la reconnaissance comme membre, actif ou passif. Dans le collectif médiatisé, on retrouve un mix de toute une série de propriétés spécifiques aux clubs ou associations. Au niveau de l'organisation sociale, il n'y a pas de variation de nature avec les collectifs médiatisés. Il existe cependant une petite variation, une différence de degré. Celle-ci ne se situe pas au niveau du social, mais au niveau de la communication. L'usage des smileys ;-) ou des abréviations typiques du langage SMS en sont de bons exemples. Mais cela reste des différences « locales », comparables au fait que l'on ne communique pas de la même manière à la maison ou au travail.

En définitive, les formes de sociabilité des collectifs médiatisés ne diffèrent pas spécifiquement de ce que l'on connaît par ailleurs. Ce constat peut sembler trivial, mais il est contraire aux deux versions (idéaliste et critique) évoquées précédemment : toutes deux considéraient en effet une hétérogénéité fondamentale entre la sociabilité sur Internet et la sociabilité de la vie de tous les jours.

Vous vous intéressez spécifiquement au mouvement du logiciel libre ?

En effet. Ici également, il est sans doute utile de préciser les termes. Nous utilisons tous des logiciels libres (comme Open Office ou Firefox), mais parfois sans le savoir. Les logiciels libres peuvent être téléchargés et utilisés gratuitement, sans limitation d'aucune sorte, ni de temps, ni d'endroit, ni de type d'usage mais, en plus, leur code source est disponible, ce qui les différencie des logiciels (simplement) gratuits. On peut donc examiner comment ils sont conçus, les modifier et les distribuer. Ces quatre libertés du logiciel libre – utiliser, étudier, modifier et partager – ont été définies par un informaticien, Richard Stallman, qui avait lancé l'idée d'un système complètement libre, baptisé Gnu.

Il existe un grand nombre de logiciels libres. Certains d'entre eux sont plus performants que leurs homologues propriétaires, comme le navigateur Firefox ou le serveur Apache. Mais cela ne signifie pas pour autant que les logiciels libres sont automatiquement de meilleure qualité que leurs concurrents propriétaires (loin s'en faut).

 

gnuettux

Et Linux ?

Vous pouvez très bien utiliser un logiciel libre, par exemple Firefox, sur un système qui n'est pas libre, comme Windows ou Mac OS. Vous pouvez aussi préférer un système totalement libre, dans la gestion de la mémoire, de l'énergie, du disque dur, et jusque dans la partie la plus centrale, le noyau, qui gère les interactions entre toutes les parties de l'ordinateur. C'est là que Linux intervient.

Pour être précis, Linux est un noyau construit en 1991 par un Finlandais, Linus Torvalds. Mais juste avec Linux, vous ne pouvez pas faire grand-chose, il nécessite de nombreux autres programmes libres, les programmes développés au sein du fameux projet Gnu dont j'ai parlé précédemment. Donc, afin de rendre justice à l'ensemble des concepteurs, les personnes qui militent pour ce type de logiciels préfèrent aujourd'hui parler de Gnu/Linux.

C'est en étudiant l'organisation sociale de ces programmeurs militant pour le logiciel libre que j'ai développé la notion de collectif médiatisé. J'ai d'ailleurs constaté que Wikipedia ou l'Open Directory Project s'organisent de manière comparable !

Pourquoi les utilisateurs de Linux restent-ils à ce point minoritaires ?

Il y a plusieurs raisons. Premièrement, le marketing n'est pas très efficace, tout simplement parce qu'il n'y a pas de société derrière, comparé à la véritable machine d'un Microsoft (moins orientée marketing qu'habitudes) ou celle d'Apple, qui vend un état d'esprit davantage qu'un produit (utiliser un Mac, c'est « cool »). Deuxièmement, lorsque vous achetez un ordinateur, que ce soit un PC ou un Mac, celui-ci est déjà doté des logiciels fondamentaux (le système d'exploitation). Quasiment aucun revendeur ne vend un ordinateur avec Linux déjà installé. Autrement dit, il faut l'installer soi-même, ce qui ne va pas de soi. C'est une démarche qui prend plusieurs heures et n'est pas sans poser certains problèmes, ne fût-ce que parce que les pièces ne sont pas toujours standards. Le mieux est alors d'aller dans un club informatique spécialisé en logiciels libres (un « Linux User Group » ou LUG) qui organise régulièrement des séances d'installation de Linux (les « Linux install parties »). Il y en a un peu partout1

Lors de votre séjour post-doctorat au sein de l'Université de technologie Troyes, vous avez-vous-même développé un logiciel libre...

À force de me frotter à des développeurs de logiciels libres, de tenter de comprendre leurs us et coutumes, je me suis pris au jeu. J'ai alors développé un logiciel susceptible de répondre aux besoins d'un public très spécifique : les chercheurs en sciences humaines désireux d'analyser collectivement des textes. Toutefois, je ne pouvais pas mener à bien ce projet seul. Il a pu voir le jour grâce à une collaboration serrée avec l'équipe interdisciplinaire Tech-CICO, précisément spécialisée dans l'étude et la conception de plateformes collaboratives.

Le logiciel que j'ai conçu s'appelle Cassandre. C'est un outil d'analyse semi-automatique de textes. Pour faire vite, on peut dire que Cassandre est à l'analyse de textes ce que Wikipedia est au traitement de texte. Autrement dit, il fait des choses moins évoluées que certains logiciels commerciaux en cette matière mais permet en revanche de travailler à plusieurs. Et, bien entendu, c'est un logiciel libre.

 

Propos recueillis par Michel Paquot
Octobre 2010

 

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Christophe Lejeune est docteur en sociologie et expert scientifique à l'ULg. Ses recherches portent sur le mouvement pour le logiciel libre et l'analyse d'entretiens biographiques.

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

 


 

Pour en savoir plus


  • Sur l'usage responsable d'Internet
    Lejeune Christophe, 2009, Démocratie 2.0. Une histoire politique d'Internet, Bruxelles, Espace de Libertés, 90 pages.http://hdl.handle.net/2268/21042

  • Sur les collectifs médiatisés
    Lejeune Christophe, 2011, «From virtual communities to project-driven mediated collectives. A comparison of Debian, Wikipedia and the Open Directory Project» in Francq Pascal (dir), Collaborative Search and Communities of Interest. Trends in Knowledge Sharing and Assessment, IGI Global, pp. 10-20. http://hdl.handle.net/2268/59755
    Lejeune C., 2010, «L'organisation sociopolitique des collectifs médiatisés. De quelques controverses internes à l'Open Directory Project» in Marc Jacquemain et Pascal Delwit (dir), Engagements actuels, actualité des engagements, Académia Bruylant, Louvain-la-Neuve, pp. 141-153. http://hdl.handle.net/2268/35814

 



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