La première partie de notre article consacré aux champignons a mis en évidence toute la perplexité et la méfiance des scientifiques à leur encontre. Malgré tout, cette hostilité quasi généralisée n'a pas découragé quelques observateurs courageux de décrire et de classer les espèces comestibles et non comestibles. En même temps que la curiosité scientifique, la nécessité de venir au secours des populations nécessiteuses exhorte un certain nombre de mycologues à perfectionner la description des champignons. Ces derniers, en effet, offrent à discrétion un apport nutritif non négligeable.
La classification des champignons
Nous en étions restés à la classification, pour le moins sommaire, de Dioscoride : les champignons se divisent en deux catégories, ceux qui entraînent la mort et ceux qu'on peut manger. Pendant des siècles, les scientifiques n'éprouveront pas le besoin d'approfondir le sujet. Ainsi, au 12e siècle, dans le Circa instans attribué à Mattheus, les champignons sont toujours présentés selon Dioscoride.1
À la Renaissance, cette classification vole en éclats. Un groupe d'Allemands réformés donne un fameux coup de pied dans la science botanique en révisant totalement les herbiers médiévaux. Parmi eux, Jérôme Bock (et non Bosch !) (1498-1554) fait paraître son New Kreütterbüch (nouvel herbier, 1539), dans lequel il distingue douze champignons différents. Soixante ans plus tard, en 1601, le Flamand Charles de l'Écluse franchit un cap important en décrivant plus de cent espèces. On le considère comme le fondateur de la mycologie, bien que ses champignons ne soient pas encore classés.2
1 Hendrik C.D. de Wit, La vie racontée : une biographie de la biologie, p. 75.
Il faut attendre le 17e siècle pour que voient le jour les premières tentatives de classifications. Le Français Pierre Magnol (1638-1715) distingue tout d'abord les champignons à chapeau - eux-mêmes subdivisés en champignons à lamelles et à pores - les champignons à cannelures et les champignons digités. Par la suite, on ajoute des sous-groupes en fonction des caractéristiques morphologiques. Les grands noms à retenir dans ce formidable développement de la mycologie sont les français Jean-Jacques Paulet (1740-1826) et Pierre Bulliard (1752-1793), le néerlandais Christiaan Hendrik Persoon (1761-1836) et le suédois Elias Magnus Fries (1794-1878). En 1912, Jean Paul Vuillemin (1861-1932) livre une analyse précise sur cette histoire dans Les champignons, essai de classification.3
De l'utilité des champignons
Le progrès scientifique est une bonne chose. Encore faut-il qu'il soit utile à l'humanité. Le champignon est une ressource nutritive d'excellente qualité et totalement gratuite dont pourrait profiter l'ensemble de la population. Or, on remarque que pendant l'époque moderne, les gens des villes surtout s'adonnent à la cueillette dans les faubourgs. Les paysans, quant à eux, se montrent plus circonspects. Les scientifiques, nous venons de le voir, rattrapent petit à petit leur retard. Les conseils qu'ils prodiguent au public n'évoluent néanmoins pas beaucoup au cours du 18e siècle. Le pourtant très moderne Nicolas Lemery (1645-1715), dans son Traité des alimens (1705), s'en tient toujours aux conseils de base. Les champignons sont des aliments dont on ne sçaurait trop se défier, affirme-t-il, avant de citer l'exemple d'une famille entière ayant succombé après avoir consommé des champignons pourtant inoffensifs et de donner quelques conseils douteux pour reconnaître les individus toxiques :
On prétend que quand les champignons ne conservent pas leur couleur naturelle après avoir été lavez, & qu'ils deviennent ou bleus, ou rouges, ou noirs, ils sont tres dangereux.4
Ces trucs de grand-mère pour distinguer les champignons dangereux, tels que la pièce en argent à placer dans la casserole où ils cuisent, sont très répandus et seront vivement combattus par les journalistes du 19e siècle conscients que ces pratiques provoquent plus de tort que de bien.
Quelque quatre-vingts ans après Lemery, une brochure parisienne consacrée à l'usage des champignons ne varie toujours pas le discours généralement admis. On conseille de s'abstenir de champignons, puisque le plus sain en apparence cause des indigestions et d'autres accidents plus graves. Les ouvrages des botanistes ne fournissant pas suffisamment de certitudes sur leur qualité, on conseille de les expérimenter sur des animaux. Mais le mieux reste encore de s'en abstenir.5
Pourtant, à la même époque, une nouvelle génération de mycologues s'attèle à donner une description précise et comparative des champignons afin de permettre au public de les cueillir sans risque et d'en faire un usage domestique.6
Bientôt, un genre nouveau de livres voit le jour. Ces derniers sont consacrés à l'art de reconnaître les espèces comestibles, de les conserver et de les apprêter. Persoon, visiblement insatisfait des œuvres de ses prédécesseurs, publie le Traité sur les champignons comestibles, qui, espère-t-il, sera d'une grande utilité pour le peuple analphabète par l'intermédiaire de lettrés bienfaisants. Il accompagne son traité de recettes de cuisine.7
Quelques années plus tard, le Guide de l'amateur de champignons, de Cordier, se veut également utile aux classes les plus démunies. L'auteur entend pallier les défauts de son prédécesseur, inabordable pour beaucoup de lecteurs selon lui. Cordier avoue raffoler des champignons crus, mangés fraîchement cueillis au milieu des friches. C'est aussi, selon lui, une bonne manière d'éviter les accidents, vu que les espèces dangereuses préviennent de leur toxicité par un goût désagréable et une odeur repoussante. Avant de conclure : C'est l'art seul des cuisiniers qui nous empoisonne. L'auteur relaie en outre la vieille méthode pour se prémunir du poison des champignons consistant à les tremper dans de l'eau vinaigrée. Nous voyons que les vieux préjugés, malgré les progrès de la science, sont encore bien ancrés dans les esprits.8
Les ouvrages de mycologie se multiplient au 19e siècle, toujours dans le but de préserver la population d'erreurs pouvant s'avérer fatales. Les auteurs de ces vulgarisations insistent sur le prix abordable de leur ouvrage ainsi que sur le texte lisible par tout le monde. On s'éloigne de la littérature purement scientifique pour offrir au public de la campagne et des villes des livres de référence permettant une cueillette en toute sécurité. Parmi ces ouvrages, citons quelques-uns faciles à trouver en version numérisée sur Google livres :
- M. E. Descourtilz, Champignons comestibles, suspects et vénéneux, Paris, 1827,
- Joseph Roques, Histoire des champignons comestibles et vénéneux, Paris, 1832. Livre particulièrement agréable à lire grâce au style relevé de l'auteur,
- L. Secretan, Mycographie suisse, ou description des champignons qui croissent en Suisse, Genève, 3 volumes, 1833. Il s'agit de la première monographie consacrée aux champignons qui poussent en Suisse,
- J.-B. Noulet et A. Dassier, Traité des champignons comestibles, suspects et vénéneux, qui croissent dans le bassin sous-pyrénéen, Toulouse, Paris, 1838. Ouvrage de vulgarisation qui se veut compréhensible par tout le monde.
- J. Lavalle, Traité pratique des champignons comestibles, Paris, Dijon, 1852,
- Jules Remy, Champignons et truffes, Paris, 1861. La truffe est encore considérée comme une espèce ne faisant pas partie des champignons,
- Louis Favre, Les champignons comestibles du canton de Neuchatel, Neuchatel, 1861,
- L. F. Morel, Traité des champignons au point de vue botanique, alimentaire et toxicologique, Paris, 1865.
3 Hendrik C.D. de Wit, Histoire du développement de la biologie, t. 3, Lausanne, 1994, p. 133-140.
La recette
Les ouvrages dédiés au grand public ne cessent de paraître au cours des 19e et 20e siècles. Ils relaient les progrès effectués dans la taxinomie du champignon, précisent les lieux d'habitation des différentes espèces et livrent des planches, dessinées ou photographiées, de grande qualité. Ils recèlent également des recettes de plus en plus spécifiques pour chaque espèce. Une fois n'est pas coutume, nous vous livrons une recette relativement récente.
La crème comtoise s'applique aux oronges, qui ne poussent pas dans nos régions. Elle est particulièrement savoureuse avec des amanites rougissantes, dites golmotes, qui viennent en abondance dans nos sapinières, ou tout simplement avec des champignons de Paris.
Crème d'oronge à la comtoise
Ingrédients pour 6 à 8 personnes
500 g de champignons (oronges, amanites rougissantes ou champignons de Paris), 1 petit jarret de veau, 100 g de beurre, 100 g de crème, ½ l de lait, 1 l ½ de bouillon, 4 laitues, 2 oignons, 100 g de noisettes en poudre, 2 jaunes d'œufs, sel, poivre, croûtons de pain
Procédé
- Nettoyer les oronges et les couper en petits morceaux. Hacher les cœurs de laitues.
- Dans une casserole, faire fondre lentement 50 g de beurre. Placer le hachis de laitue et les champignons. Couvrir et laisser étuver doucement, pendant 25 minutes.
- Ajouter les oignons coupés en rondelles et le jarret de veau. Verser le bouillon, le lait, saler et poivrer. Laisser mijoter à couvert pendant 2 heures, à feu doux.
- Malaxer les noisettes en poudre avec 50 g de beurre. Ajouter les jaunes d'œufs et la crème. Bien mélanger.
- Retirer le jarret de veau du potage. Passer le potage au mixer. Vérifier l'assaisonnement. Remettre sur le feu et chauffer sans laisser bouillir.
- Verser la crème aux noisettes au fond d'une soupière chaude et la délayer avec le potage en fouettant vivement. Servir aussitôt avec des petits croûtons frits.9
Octobre 2010
Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.
9 Suzanne Fonteneau, Philippe Joly, 60 champignons, 190 recettes, Neuilly-sur-Seine, 1978, p. 141.