Du poison dans les Fungi, 1re partie

Pline l'Ancien insiste encore plus sur la prudence et se pose carrément en moraliste. D'où vient donc qu'on prend si grand plaisir en un aliment si dangereux ? 5

Ses conseils pour reconnaître les bons des mauvais champignons portent sur les lieux où on les cueille, comme Dioscoride, mais aussi sur leur apparence. Néanmoins, ces critères s'avèrent encore très vagues, voire dangereux à suivre. Ceux qui présentent le moins de danger, affirme-t-il, ont la peau rouge, faisant incontestablement allusion à l'oronge, succulente amanite surnommée « des Césars ». Viennent ensuite les champignons intégralement blancs, faisant probablement référence aux mousserons et aux psalliotes des prés. Voilà de quoi envoyer bon nombre de cueilleurs six pieds sous terre ! En effet, l'amanite printanière, mortellement toxique, n'est-elle pas blanche, et l'amanite tue-mouche, espèce très dangereuse, n'est-elle pas rouge ?

Malgré leurs énormes lacunes et funestes imprécisions, ces auteurs antiques ont posé les bases d'une mycologie ancienne qui sera longtemps suivie par les scientifiques peu désireux d'examiner de près un être aussi étrange et dangereux que le champignon.

En effet, cette drôle d'espèce de végétal pose beaucoup de problèmes aux scientifiques. Tout d'abord, ils ne parviennent pas à résoudre l'épineux problème de sa reproduction. Ainsi, beaucoup d'entre eux préfèrent suivre l'avis des anciens sans le moindre esprit critique.

Le champignon création spontanée de la terre

L'absence de semence perturbe les observateurs. Tout au long du Moyen Âge, on campe sur l'idée d'un champignon naissant spontanément de la terre et transformant les corruptions de son environnement en poison.

Plus de 1000 ans après Pline l'Ancien, on remarque que la connaissance n'a pas évolué d'un iota. Voici ce qu'on peut lire dans le  Régime de vivre et conservation du corps humain en 1561 :

Les champignons sont froids et humides au 4e degré.6 Certains disent au 3e. Ils se digèrent difficilement et engendrent des humeurs grossières. Ils provoquent la crainte des membres, la douleur du ventre, l'apoplexie, la difficulté d'uriner, et l'étouffement avec mort.

Il y a les champignons mortels et ceux qui ne le sont pas. Les mortels sont verts et azures,7 ainsi que ceux dont la peau est humide, visqueuse et en putréfaction. Comme le champignon ne naît pas d'une semence comme les autres plantes, mais bien d'une vaporeuse putréfaction, il peut acquérir du venin d'une chose non connue.

Il ne faut donc pas en cueillir qui ont poussé près d'un fer rouillé ou d'un arbre vénéneux, ou d'une herbe vénéneuse, ni ceux qui poussent près d'un trou de serpent. Il faut donc éviter d'en manger. Mais s'il faut « que l'entendement obéisse à la sensualité », il faut manger des poires qui en sont le remède. Il faut donc bouillir les champignons avec les poires, retirer la première eau et bouillir encore. Il faut ensuite leur ajouter du sel, des épices chaudes et bouillir avec du vin pur. Il est bon également de manger des poires après.8

Outre la naissance spontanée, toutes les caractéristiques anciennes du champignon se retrouvent dans ce texte.

Amanite phaloïde
Histoire des champignons de la France (1812), t. 2, vol. 2, p. 670. La mortelle amanite phalloïde est verdâtre. Le judicieux conseil d'Avicenne de ne pas en consommer est relayé par les auteurs européens.

Il existe cependant des scientifiques qui ne se contentent pas de répéter les anciens et qui décident d'observer les champignons afin de percer leur mystère. L'Italien Giambattista della Porta (1535-1615) est probablement le premier à faire la démarche. Dans les années 1580, il découvre que le champignon se reproduit grâce à une semence.9 Quelques dizaines d'années plus tard, le Hollandais Jan Goedart (1620-1668) fait la même constatation. Hélas, les résultats des recherches de ces deux scientifiques se diffusent dans l'indifférence presque totale. Même Robert Hooke (1635-1703), brillant observateur, ne parvient pas à déceler la semence du champignon et préfère s'en tenir à l'antique version de la génération spontanée. Quant aux résultats plus que probants de Marcello Malpighi (1628-1694), en 1679, ils ne font même pas passer la reproduction du champignon dans le domaine de la connaissance.10 Nous en voulons pour preuve cet article dans le dictionnaire de Furetière, plus de 10 ans plus tard :

Le champignon est un petit fruit qui vient de lui-même, sans semer et en peu de temps. Il est d'un goût excellent.

Les champignons venimeux sont de couleur perse et verte. Les meilleurs champignons sont dangereux pour la santé. Ils sont venimeux quand ils poussent à côté d'un trou de serpent ou d'un arbre venimeux, ou dans un endroit où il y a un clou de fer rouillé, ou un drap pourri (Dioscoride). D'après Avicenne, les champignons noirs, verts et rouges tirant sur le noir, sont fort dangereux. 11

Ainsi, dans les dictionnaires, on préfère encore se référer au vieux Dioscoride plutôt qu'aux scientifiques contemporains.

Coprin chevelu

Au 18e siècle, les illustrations s'affinent en même temps que la description des champignons. En haut de l'image, nous avons une représentation de l'excellent coprin chevelu. Fungorum agri ariminensis historia (1759) d'Antonio Battarra.

Au 18e siècle, des livres partiellement ou entièrement consacrés aux champignons se multiplient. Dans le Nova plantarum genera (1729), Pier Antonio Micheli (1679-1737) démontre à nouveau que le champignon n'est pas une génération spontanée, mais qu'il se reproduit grâce aux spores. Et pourtant, beaucoup de scientifiques, et non des moindres, refusent toujours de l'admettre. Medicus (1736-1808) et Frenzel (1740-1807), qui croit que les étoiles filantes arrachent le champignon de la terre, en font partie. Par la suite, les travaux de Lazzaro Spallanzani (1729-1799) et de J. J. Schilling sur le mycélium, confirment bien la théorie de la reproduction du champignon, sans toutefois convaincre tous les scientifiques, même au 19e siècle.12




5 Pline l'Ancien, L'histoire du Monde, t. 2, Lyon, 1584, p. 210.
6 Dans la médecine ancienne, le 4ème degré d'une qualité (froid, chaud, sec ou humide) d'un aliment est considéré comme extrêmement dangereux, voire fatal pour son consommateur.
7 Précision apportée par le médecin perse Avicenne (980-1037). Le vert fait probablement allusion à la mortelle amanite phalloïde.
8 Régime de vivre et conservation du corps humain, Paris, 1561, f° 49, v°-f° 50, v°.
9 Hendrik C.D. de Wit, op. cit., p. 131.
10 Hendrik C.D. de Wit, La vie racontée : une biographie de la biologie, p. 133, 134.
11 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, t. 1, La Haye, Rotterdam, 1690.
12 Hendrik C.D. de Wit, Histoire du développement de la biologie, t. 3, Lausanne, 1994, p. 131.

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