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Du poison dans les Fungi, 1re partie

01 octobre 2010
Du poison dans les Fungi, 1re partie

De la fin de l'été jusqu'à l'automne, d'étranges passionnés enfilent leurs bottes, saisissent un panier et s'aventurent dans les bois afin de perpétuer la tradition multiséculaire de la cueillette des champignons. Le soir venu, en fonction de la fortune de leur récolte, ils savourent quelques succulentes poêlées de ceps, de coprins, de pieds de mouton, de pieds bleus, de golmotes, d'armillaires, de lactaires, de girolles, de pleurotes, de meuniers, de russules ou de coulemelles. Mais comment nos ancêtres, forcément cueilleurs, ont-ils géré leur relation avec les champignons ? Voici une question passionnante à laquelle nous allons apporter quelques éléments de réponse.

Bolet bai

Illustration du bolet bai dans le Traité pratique des champignons comestibles (1852). Tout aussi savoureux que le cep de Bordeaux, ce champignon est bien connu des amateurs qui les trouvent en abondance dans les sapinières.

Céder à la peur

Au 16e siècle, Leonardo Botal (ca 1530-1587), médecin d'Élisabeth d'Autriche et de Catherine de Médicis, observe avec stupéfaction un paysan se préparer une grillade de champignons cueillis dans les bois. Il tente de raisonner le pauvre bougre, mais rien n'y fait. Ce dernier a bien l'intention de consommer le produit de sa cueillette. Le lendemain, notre médecin observe abasourdi que le paysan est parfaitement indemne. Pour le scientifique qu'il est, c'est à n'y rien comprendre.1

Cette anecdote en dit long sur l'étude des champignons. Nous avons ici un savant, à la pointe de la science, totalement dépassé par la connaissance empirique d'un homme du peuple. C'est que le monde scientifique vit encore dans la vieille peur du champignon. Avec son lot de victimes, dont le pape Clément VII, l'empereur Claude et d'innombrables familles anonymes dont parle la littérature depuis l'Antiquité grecque, il n'inspire que méfiance. Inclassable, dangereux, savoureux, mais vénéneux, le champignon, de l'avis quasi unanime des lettrés de la Renaissance, doit être purement et simplement ignoré. Leur opinion remonte aux auteurs classiques dont ils tirent la plupart de leurs connaissances sur le sujet. Mais les classiques, comme nous allons le voir, ont très peu observé le champignon. Leurs connaissances à ce propos sont donc bien minces et très inexactes.

L'avis des anciens

Tout commence avec Théophraste (ca 372-ca 288 avant J.-C.), élève d'Aristote dont il modernise la taxinomie des végétaux. Il classe les champignons et la truffe parmi les plantes, malgré leur absence de racine, de tige ou de feuille.2

Le médecin grec Nicandre de Colophon (2e siècle avant J.-C.) donne des précisions sur la mystérieuse origine du champignon. Ce dernier est le produit d'une mauvaise sève de la terre.3 Cette exécrable réputation va le poursuivre très longtemps.

Dioscoride (ca 40-ca 90), médecin et botaniste grec, distingue deux espèces, les comestibles et les mortels. Comme les champignons naissent de la terre, ils tirent leur venin de leur environnement. Dioscoride passe donc plus de temps à décrire les lieux où il est proscrit d'en cueillir, que de s'attarder sur la physiologie des espèces dangereuses. Ainsi, un champignon ayant poussé sous un clou rouillé ou un drap pourri sera toxique - on le reconnaît à la viscosité apparue sur son chapeau-. Celui qui a poussé près d'un nid de serpents, où d'un arbre aux fruits vénéneux va également produire du poison. Les comestibles, quant à eux, doivent être consommés à petite dose, car ils sont difficiles à digérer et peuvent provoquer la suffocation. Dans ce cas, on se soigne en ingérant du vinaigre, une infusion de sarriette ou d'origan. La fiente de coq mélangée au miel est également conseillée en cas d'empoisonnement.4

Dioscoride 

Malgré ses grandes inexactitudes, Dioscoride demeure pendant des siècles la référence en matière de champignons.

 
 
1 Madeleine Ferrières, Nourritures canailles, Paris, 2007, p. 30, 31.
2 Hendrik C.D. de Wit, Histoire du développement de la biologie, t. 3, Lausanne, 1994, p. 12.
3 Idem, p. 25.
4 Les six livres de pedacion Dioscoride d'Anazarbe de la matière médicinale, translatez de Latin en François, Lyon, 1553, p. 277, 278.

Pline l'Ancien insiste encore plus sur la prudence et se pose carrément en moraliste. D'où vient donc qu'on prend si grand plaisir en un aliment si dangereux ? 5

Ses conseils pour reconnaître les bons des mauvais champignons portent sur les lieux où on les cueille, comme Dioscoride, mais aussi sur leur apparence. Néanmoins, ces critères s'avèrent encore très vagues, voire dangereux à suivre. Ceux qui présentent le moins de danger, affirme-t-il, ont la peau rouge, faisant incontestablement allusion à l'oronge, succulente amanite surnommée « des Césars ». Viennent ensuite les champignons intégralement blancs, faisant probablement référence aux mousserons et aux psalliotes des prés. Voilà de quoi envoyer bon nombre de cueilleurs six pieds sous terre ! En effet, l'amanite printanière, mortellement toxique, n'est-elle pas blanche, et l'amanite tue-mouche, espèce très dangereuse, n'est-elle pas rouge ?

Malgré leurs énormes lacunes et funestes imprécisions, ces auteurs antiques ont posé les bases d'une mycologie ancienne qui sera longtemps suivie par les scientifiques peu désireux d'examiner de près un être aussi étrange et dangereux que le champignon.

En effet, cette drôle d'espèce de végétal pose beaucoup de problèmes aux scientifiques. Tout d'abord, ils ne parviennent pas à résoudre l'épineux problème de sa reproduction. Ainsi, beaucoup d'entre eux préfèrent suivre l'avis des anciens sans le moindre esprit critique.

Le champignon création spontanée de la terre

L'absence de semence perturbe les observateurs. Tout au long du Moyen Âge, on campe sur l'idée d'un champignon naissant spontanément de la terre et transformant les corruptions de son environnement en poison.

Plus de 1000 ans après Pline l'Ancien, on remarque que la connaissance n'a pas évolué d'un iota. Voici ce qu'on peut lire dans le  Régime de vivre et conservation du corps humain en 1561 :

Les champignons sont froids et humides au 4e degré.6 Certains disent au 3e. Ils se digèrent difficilement et engendrent des humeurs grossières. Ils provoquent la crainte des membres, la douleur du ventre, l'apoplexie, la difficulté d'uriner, et l'étouffement avec mort.

Il y a les champignons mortels et ceux qui ne le sont pas. Les mortels sont verts et azures,7 ainsi que ceux dont la peau est humide, visqueuse et en putréfaction. Comme le champignon ne naît pas d'une semence comme les autres plantes, mais bien d'une vaporeuse putréfaction, il peut acquérir du venin d'une chose non connue.

Il ne faut donc pas en cueillir qui ont poussé près d'un fer rouillé ou d'un arbre vénéneux, ou d'une herbe vénéneuse, ni ceux qui poussent près d'un trou de serpent. Il faut donc éviter d'en manger. Mais s'il faut « que l'entendement obéisse à la sensualité », il faut manger des poires qui en sont le remède. Il faut donc bouillir les champignons avec les poires, retirer la première eau et bouillir encore. Il faut ensuite leur ajouter du sel, des épices chaudes et bouillir avec du vin pur. Il est bon également de manger des poires après.8

Outre la naissance spontanée, toutes les caractéristiques anciennes du champignon se retrouvent dans ce texte.

Amanite phaloïde
Histoire des champignons de la France (1812), t. 2, vol. 2, p. 670. La mortelle amanite phalloïde est verdâtre. Le judicieux conseil d'Avicenne de ne pas en consommer est relayé par les auteurs européens.

Il existe cependant des scientifiques qui ne se contentent pas de répéter les anciens et qui décident d'observer les champignons afin de percer leur mystère. L'Italien Giambattista della Porta (1535-1615) est probablement le premier à faire la démarche. Dans les années 1580, il découvre que le champignon se reproduit grâce à une semence.9 Quelques dizaines d'années plus tard, le Hollandais Jan Goedart (1620-1668) fait la même constatation. Hélas, les résultats des recherches de ces deux scientifiques se diffusent dans l'indifférence presque totale. Même Robert Hooke (1635-1703), brillant observateur, ne parvient pas à déceler la semence du champignon et préfère s'en tenir à l'antique version de la génération spontanée. Quant aux résultats plus que probants de Marcello Malpighi (1628-1694), en 1679, ils ne font même pas passer la reproduction du champignon dans le domaine de la connaissance.10 Nous en voulons pour preuve cet article dans le dictionnaire de Furetière, plus de 10 ans plus tard :

Le champignon est un petit fruit qui vient de lui-même, sans semer et en peu de temps. Il est d'un goût excellent.

Les champignons venimeux sont de couleur perse et verte. Les meilleurs champignons sont dangereux pour la santé. Ils sont venimeux quand ils poussent à côté d'un trou de serpent ou d'un arbre venimeux, ou dans un endroit où il y a un clou de fer rouillé, ou un drap pourri (Dioscoride). D'après Avicenne, les champignons noirs, verts et rouges tirant sur le noir, sont fort dangereux. 11

Ainsi, dans les dictionnaires, on préfère encore se référer au vieux Dioscoride plutôt qu'aux scientifiques contemporains.

Coprin chevelu

Au 18e siècle, les illustrations s'affinent en même temps que la description des champignons. En haut de l'image, nous avons une représentation de l'excellent coprin chevelu. Fungorum agri ariminensis historia (1759) d'Antonio Battarra.

Au 18e siècle, des livres partiellement ou entièrement consacrés aux champignons se multiplient. Dans le Nova plantarum genera (1729), Pier Antonio Micheli (1679-1737) démontre à nouveau que le champignon n'est pas une génération spontanée, mais qu'il se reproduit grâce aux spores. Et pourtant, beaucoup de scientifiques, et non des moindres, refusent toujours de l'admettre. Medicus (1736-1808) et Frenzel (1740-1807), qui croit que les étoiles filantes arrachent le champignon de la terre, en font partie. Par la suite, les travaux de Lazzaro Spallanzani (1729-1799) et de J. J. Schilling sur le mycélium, confirment bien la théorie de la reproduction du champignon, sans toutefois convaincre tous les scientifiques, même au 19e siècle.12




5 Pline l'Ancien, L'histoire du Monde, t. 2, Lyon, 1584, p. 210.
6 Dans la médecine ancienne, le 4ème degré d'une qualité (froid, chaud, sec ou humide) d'un aliment est considéré comme extrêmement dangereux, voire fatal pour son consommateur.
7 Précision apportée par le médecin perse Avicenne (980-1037). Le vert fait probablement allusion à la mortelle amanite phalloïde.
8 Régime de vivre et conservation du corps humain, Paris, 1561, f° 49, v°-f° 50, v°.
9 Hendrik C.D. de Wit, op. cit., p. 131.
10 Hendrik C.D. de Wit, La vie racontée : une biographie de la biologie, p. 133, 134.
11 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, t. 1, La Haye, Rotterdam, 1690.
12 Hendrik C.D. de Wit, Histoire du développement de la biologie, t. 3, Lausanne, 1994, p. 131.

La recette

Le champignon entre en force dans la littérature culinaire à partir du 17e siècle, en compagnie des artichauts, des cardons et des asperges. Cela correspond aux débuts de la culture du champignon de couche, dans les premières années du siècle. Cette domestication l'exorcise auprès du public qui n'a plus à s'en méfier. Même le fumier sur lequel il pousse est salutaire. Sa chaleur compense en effet sa froideur extrême.13

Les seules recettes de champignons sauvages sont celles de truffes - longtemps considérées à part et auxquelles nous consacrerons un article - récoltées en hiver, de morilles, cueillies au printemps et de mousserons, également cueillis au printemps. Aucune place n'est laissée aux champignons d'automne, probablement considérés comme trop dangereux.

La recette que nous vous proposons est de François Marin, maître d'hôtel du prince Charles de Rohan-Soubise. Il s'agit d'une recette de champignons de couche qu'on peut très bien appliquer à des champignons des bois. Nous pensons particulièrement à la savoureuse lépiote élevée, dite coulemelle. Cette recette a été actualisée par l'historien de la gastronomie Patrick Rambourg.

Champignons aux fines herbes

Prenez de gros champignons. Faites un trou au milieu. Arrangez-les sur une tourtiere avec du beurre dont vous frottez la tourtiere, de fines herbes, sel & poivre. Mettez dans une casserole des champignons hachés, persil, ciboule, échalottes, sel, poivre, basilique, du beurre, un verre d'huile, mêlez bien le tout ensemble. Mettez un peu de cette farce à chaque champignon. Panez-les d'une légere mie de pain, & les faites cuire au four de belle couleur.14

Ingrédients pour garniture pour 4 personnes

-         8 gros champignons de Paris de 80 à 100g chacun ou chapeaux de lépiotes élevées

-         1 kg de champignons de Paris

-         60g d'oignons

-         60g d'échalotes

-         60g de beurre

-         1 bonne cuillerée à soupe d'huile d'olive

-         1 à 2 cuillerées à soupe de persil haché

-         1 à 2 cuillerées à soupe de basilic haché

-         Un peu de chapelure

-         Sel

-         Poivre

Procédé

-         Faire suer dans le beurre les échalotes et les oignons finement ciselés. Y ajouter les champignons lavés et hachés, saler et poivrer.

-         Laisser cuire en remuant de temps en temps jusqu'à l'évaporation de l'eau des champignons. Retirer du feu, ajouter les fines herbes et l'huile d'olive. Rectifier l'assaisonnement, mettre de côté.

-         Equeuter les gros champignons, bien les laver, puis les disposer sur une plaque de four ou dans un plat préalablement beurré.

-         Les saler légèrement. Les garnir de la « farce » (duxelles) de champignons avec un léger dôme. Saupoudrer d'un peu de chapelure, puis mettre à four chaud 10 minutes, ¼ d'heure environ.

Pierre Leclercq
Septembre 2010

crayon

 Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.


 


13 Madeleine Ferrière, op. cit., p. 34.
14 François Marin, Suite des Dons de Comus, Paris, 1742.


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