Pomme d'or et pomme d'amour / 2

Nous avons laissé la tomate au 18e siècle aux portes de l'Europe septentrionale. Il est temps à présent d'examiner comment la pomme d'amour est entrée en Belgique, pays peu propice à la culture de la tomate. Mais avant, voyons l'évolution de ce fruit du point de vue de sa forme et de sa couleur.

L'évolution morphologique

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Les espèces, originaires du Mexique, varient par la taille, la forme et la couleur. En Europe, elles gagnent en taille et passent progressivement du jaune (d'où son nom pomme dorée ou pomme d'or) au rouge. Dans les années 1550, Matthioli distingue la tomate jaune de la tomate rouge1. Au 18e siècle, l'abbé Rozier ne parle plus que d'un fruit « d'un beau rouge vif »2. À la même époque, Valmont Debomare décrit, quant à lui, un fruit « jaune rougeâtre »3.

Pietro Andrea Matthioli (1501-1577)

Sa forme, quant à elle, ne change pas. Il s'agit d'un fruit aplati constitué de plusieurs lobes4. En 1800, Le Bon Jardinier se contente de distinguer la grosse tomate de la petite. Six ans plus tard, Vilmorin-Andrieux5 en répertorie sept variétés en fonction de leur couleur (jaune ou rouge), leur taille, leur forme et leur précocité6. Les parutions suivantes de Vilmorin-Andrieux permettent de suivre la multiplication des variétés de tomates au cours du 20e siècle. L'édition de 1946 en propose 35 « parmi les innombrables variétés »7. Le catalogue officiel français de 2000 énumère 287 variétés hybrides et 30 variétés fixes. Dans le monde, on estime à 2000 le nombre de variétés.

En France, dans les années 1950 et 1960, les tomates plates et côtelées, du type « Marmande » sont très populaires, car très précoces. On les récolte dès le mois de juin. Comme les primeurs sont les plus rémunératrices, les techniques évoluent dans ce sens depuis le 19e siècle : culture à l'abri des haies protectrices, culture sous châssis, sous tunnels en plastique non chauffés, puis chauffés, sous serres en verre, en sol ou hors sol. Dernièrement, l'importation hivernale de tomates fraîches a stoppé la course aux primeurs, devenue obsolète8.

Le triomphe de la tomate

La gastronomie italienne raffole des pâtes, accompagnées de fromage et de lard ou de beurre, depuis le Moyen-Âge. Elle admet totalement la tomate à la fin du 17e siècle. Il faudra encore attendre un petit siècle avant que les deux stars de la cuisine de la péninsule se marient. À la fin 18e siècle, c'est chose faite. La sauce tomate accompagne enfin les pâtes. Aux alentours des années 1820, l'union est définitivement conclue. Le trio pâte – tomate – fromage est consacré. De saveur douce et bon marché, la tomate séduit rapidement la bourgeoisie qui la consacre aliment principal de la cuisine nationale. En plus d'assaisonner des pâtes, elle alimente la sauce principale de la petite et de la grande restauration et accompagne les viandes. Comme la pomme de terre, elle va réunir pauvres, bourgeois et aristocrates.

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© Ignatius Wooster - Fotolia

C'est à la fin du 18e siècle que la tomate fait enfin son apparition dans le Nord de l'Europe. D'après la légende, ce sont les fédérés marseillais qui réclament des tomates dans les établissements parisiens en 1793. La vérité semble plus prosaïque. Pendant l'époque révolutionnaire, les restaurants connaissent une croissance extraordinaire à Paris. Parmi les chefs les plus réputés, se trouvent quelques Marseillais qui promeuvent la cuisine régionale. Les Trois frères provençaux ou le chef du Bœuf à la mode peuvent être considérés comme les véritables introducteurs de la tomate dans la capitale de la gastronomie. Elle devient vite à la mode. Le gastronome Grimod de la Reynière, dans son Almanach des gourmands, nous apprend que les tomates se vendent aux Halles de Paris par « grands paniers » au début du 19e siècle et qu'on la déguste en sauce pour accompagner les viandes, en coulis dans les potages au riz gras et en entremets, à savoir farcie9. Il lui prédit un avenir radieux. L'histoire lui donnera raison.

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Les « Trois frères provençaux » est parmi les tout premiers restaurants parisiens
à servir des tomates (représentation de 1842, H. Roger-Viollet).

En effet, La tomate ne se contente pas de gagner l'Europe septentrionale en ce début de 19e siècle. Elle prend également d'assaut les États-Unis, à partir de la Louisiane vers le Nord du pays. À New York, le procureur de la cour suprême la classe parmi les légumes, en se basant sur son mode de consommation et non sur sa nature. Il permet ainsi de prélever la taxe de 10% sur les légumes provenant des Antilles.

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La tomate est désormais pleinement entrée dans la gastronomie. L'ère industrielle va consacrer son triomphe. L'industrie va faire connaître la tomate dans tous les pays européens. À partir de la deuxième moitié du 19e siècle, la fabrique de conserves métalliques se développe fortement en Italie. La tomate, devenue base des sauces italiennes et aliment indispensable à la cuisine toute l'année, devient la reine de la boîte de conserve. Le jus de tomate remplace le jus de viande plus onéreux. Le secteur est alors dominé par la Cirio, dirigée par Francesco Cirio et qui siège à Turin. La Società anonima d'eportazione agricola exporte de grandes quantités de fruits et de légumes vers tous les pays où le climat en interdit la culture. C'est ainsi que la plupart des Européens du Nord découvrent les légumes méditerranéens10.

Après 1880, les Américains passent à la vitesse supérieure, avec les entreprises Campbell, Heinz et Borden qui lancent les premières grandes campagnes de publicité, écoulent leur production à l'échelle mondiale et améliorent l'approvisionnement en matières premières de leurs usines. Dès à présent, le marché mondial est inondé de tomates11.

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1 Michel Pitrat et Claude Foury, Histoires de légumes, des origines à l'orée du XXIe siècle, Paris, Institut de la Recherche Agronomique, 2003, p. 268
2 L'abbé Rozier, Cours complet d'Agriculture, Théorique, Pratique, Economique, et de Médecine Rurale et Vétérinaire, suivi d'une Méthode pour étudier l'Agriculture par Principes ; ou Dictionnaire Universel d'Agriculture, Tome huitième, Paris, 1789, p. 176, col. 2
3 M. Valmont de Bomare, Dictionnaire raisonné universel d'histoire naturelle, contenant l'histoire des animaux, des végétaux et des minéraux, Tome Quatrième, Paris, Chez Didot, Musier, De Hansy et Panckoucke, 1764, p. 460
4 Matthioli la décrit comme un « fruit aplati et côtelé qui de vert, devient jaune d'or ». D'après Tevoux, plus d'un siècle plus tard, « son fruit est gros comme une petite pomme, rond, uni, luisant, mou, de couleur jaune, tirant sur le rouge, divisé en plusieurs loges qui renferment plusieurs semences rondes, jaunâtres. » Encore un siècle plus tard, Larousse la décrit comme « glabre, déprimée au sommet et à la base, à peau résistante, de grosseur variable, assez volumineuse, lobée et de forme très irrégulière, qui, d'abord verte, prend, lors de la maturité, une belle teinte jaune ou rouge. Cette baie est divisée en plusieurs loges, gorgées de suc, au milieu du quel nagent les semences velues, de couleur jaune et de forme lenticulaire ».
5 La tomate entre dans l'Encyclopédie du bon jardinier de Vilmorin-Andrieux en 1785.
6 Aujourd'hui, on a ajouté à ces critères la résistance au froid et aux maladies.
7 Michel Pitrat et Claude Foury, op. cit., p. 272
8 Michel Pitrat et Claude Foury, op. cit., p. 272
9 Voyez la recette précoce de tomates farcies (1750) dans la première partie de l'article.
10 Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, op. cit., pp. 788, 789
11 Idem, p. 791

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