Pomme d'or et pomme d'amour / 2

La tomate en Belgique

La culture de la tomate, nous le savons tous, nécessite un climat chaud et une terre bien fumée. Autant d'obstacles à son exploitation dans nos contrées qui, jusqu'au 19e siècle, subissent de longs hivers rigoureux et profitent d'un été trop court pour que la plante achève correctement son cycle végétal. En conséquence, à l'heure où la tomate connaît un succès fulgurant chez les maraîchers de l'Île de France, les Belges se limitent encore aux légumes traditionnels, acclimatés depuis longtemps à nos régions. Dans la première moitié du 19e siècle, on peut acheter sur le marché bruxellois, à prix exorbitant, quelques pommes d'amour d'origine parisienne. Ce commerce, trop étroit, n'est pas suffisant pour changer les habitudes culinaires des habitants du plat pays.

Dans la région liégeoise, au 18e siècle, la liste des légumes cuisinés est quasiment la même que celle de Lancelot de Casteau, le fameux maître queux des princes-évêques de Liège au cours de la deuxième moitié du 16e siècle. Les soupes et ragoûts ne contiennent rien d'autre que des oignons, des échalotes, des carottes, des navets, des artichauts, des fèves, des pois, des haricots, des salades, des endives, du cerfeuil, du chou, des concombres, des cornichons, des salsifis, des scorsonères, du pourpier et des lentilles12. Hormis la pomme de terre, les légumes méditerranéens et américains n'ont pas encore conquis l'Europe septentrionale.

En 1809, au château du Marquis de Trazegnies d'Ittre, aucune diversification n'est à signaler. On y consomme des asperges, du chou, de la salade, des petits pois, des carottes, des artichauts, des fèves et des endives13. Apparemment, les Belges sont plutôt conservateurs dans leurs habitudes alimentaires. L'ananas, un des rares produits exotiques s'invitant sur toutes les tables mondaines, n'est qu'un effet de mode venu de Paris. Où sont les tomates, les aubergines et les poivrons méditerranéens ? En ce début de 19e siècle, on n'en trouve trace nulle part.

Un siècle plus tard, la situation ne semble pas s'être beaucoup améliorée. Une famille de bourgeois de Tamines, qui tient rigoureusement son journal de dépenses dans les années 1890 et 1900, nous offre un bien triste tableau culinaire. Son quotidien se compose encore et toujours de pommes de terre, d'oignons, de salade, de radis, de chou rouge, d'asperge, de pois, de fèves, de navets, de poireaux, d'épinards, de haricots, d'oseille, de cerfeuil et de céleri14. Et toujours pas la moindre trace de tomate dans les menus familiaux.

C'est que le climat n'est pas bon pour les tomates en Belgique. On n'y peut rien, se résignent à déclarer les horticulteurs. Voilà un avis que ne partagent manifestement pas les rédacteurs du Journal d'Horticulture Pratique. Dès les années 1840, ils militent contre les préjugés sur la tomate et pour l'expansion de sa culture dans le pays. En 1849, on en est sûr, la tomate peut pousser, et même pousser très bien, chez nous. Cette année-là, un horticulteur des environs de Vilvorde l'a démontré de manière éclatante, à la stupéfaction des chalands du marché de Bruxelles. Il vient de briser un préjugé tenace, celui qui consiste à dire qu'une bonne tomate ne peut provenir que de Paris. Pour la première fois en Belgique, on présente des tomates de première qualité et de prix modique.

Tout est une question de méthode. Évidemment, la tomate ne va pas pousser comme le chou de Bruxelles ou la carotte. Elle demande des soins particuliers. Mais si on applique rigoureusement la méthode qui nous vient de Paris, on obtient à coup sûr de beaux fruits avec un excellent rendement. Grâce à ce savoir faire, ce jardinier obtient de beaux fruits d'un diamètre de 10 centimètres avec un rendement de 2 kg par mètre carré.

Son procédé est quasiment le même que celui d'aujourd'hui, à cette différence près qu'il ne fait aucune distinction entre les précoces et les tardives au moment de planter. C'est grâce à la taille qu'il hâte ou retarde la venue du fruit.

Au mois de février, sous un châssis vitré, notre horticulteur sème ses graines sur une couche de fumier de cheval de faible chaleur recouverte de bonne terre de jardin mêlée à du terreau. Il les plante assez serrées pour que les pieds ne se développent pas trop avant de les repiquer.

plantstomates

Jeunes plants de tomates

Quand les tomates sortent de terre, s'il ne gèle pas, il les aère en soulevant les châssis, sans oublier de les fermer hermétiquement chaque soir. À ce stade-ci, il faut arroser modérément la tomate, l'humidité de la terre étant suffisante pour les jeunes plants. En général, les jardiniers belges, peu accoutumés à cette culture, commettent l'erreur de trop arroser la tomate qui se développe trop sous le châssis. Une fois repiquée à l'air libre, trop longue et effilée, elle donne alors plus de feuilles que de fleurs. On remarque que si on l'arrose avec modération, elle reste stationnaire, souffre peu de la transplantation, et commence à fleurir 15 jours ou un mois avant les tomates trop arrosées sur la couche.

Arrive ensuite le moment de repiquer les tomates. Le repiquage a pour but de ralentir leur croissance et de hâter leur floraison. On le pratique une première fois sous châssis froid, lorsqu'elles ont atteint 7 à 8 centimètres, et une deuxième fois à l'air libre. Le deuxième repiquage se fait derrière les pois précoces déjà bien avancés. Ainsi protégées, les tomates sont disposées à fleurir de bonne heure.

Après le repiquage, on peut arroser fréquemment de jus de fumier et d'eau. Protégées par les plants de pois précoces plantés en position inclinée, les tomates poussent alors avec beaucoup d'énergie. Ainsi, en juillet, elles dépassent la hauteur d'un mètre et se couvrent de fleurs et de fruits. C'est alors qu'on applique à la plante une taille sévère afin d'éliminer les pousses inutiles et les fleurs superflues. Les tomates dont on veut obtenir les premiers fruits sont pincées au sommet et aux pousses latérales. L'arrosage est supprimé. On obtient ainsi des tomates mûres et de moyenne grosseur en septembre. En taillant et en pinçant plus ou moins sévèrement, en arrosant plus ou moins largement, on a des fruits à différentes époques. Les plans de tomates auxquels on laisse prendre tout leur développement dépassent 2 mètres de hauteur et se chargent de fruits dont certains atteignent 10 cm de diamètre.

De cette manière, n'importe quel jardinier peut arriver à faire pousser ses tomates avec succès. C'est pourquoi le Journal d'horticulture pratique de 1849 souhaite voir beaucoup d'horticulteurs appliquer cette méthode d'une efficacité inédite15.


 
 
12 Ces informations sont issues d'une étude statistique effectuée à partir du manuscrit retrouvé à Havelange contenant 138 recettes. Nous avons déjà parlé de ce manuscrit dans l'article Du boulet à Liège.
13 Archives de l'Etat de Namur, Papiers de Gillon-Charles-Joseph, marquis de Trazegnies d'Ittre, et Amélie-Constance de Nasau, 80, 1803-1812
14 Bibliothèque générale de l'Université de Liège, Salle des Manuscrits, MS 6503
15 Journal d'horticulture pratique ou guide des amateurs et jardiniers, publié sous la direction de M. Scheidmeiler, professeur de botanique à l'école vétérinaire de l'état, depuis 1844, Bruxelles, F. Parent, imprimeur-éditeur, Montagne de Sion, 17, pp. 200-203 et 345, 346

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