Pomme d'or et pomme d'amour : 1re partie

Les premières tomates en Europe

Comment imaginer la cuisine italienne ou provençale sans tomate ? Comment les imaginer sans pizzas, sans sauce bolognaise ou sans ratatouille ? Pourtant, tous ces plats ne datent que du 19e siècle. La tomate est entrée timidement dans la gastronomie italienne à la fin du 17e siècle, mais ne s'y est véritablement imposée qu'un siècle plus tard. Dans le Nord, elle met encore plus de temps à intégrer les habitudes culinaires. Il faut dire que ce fruit, si apprécié aujourd'hui, n'a pas toujours joui des faveurs du consommateur et de l'horticulteur.

Curieux destin, en effet, que celui de la tomate. Comme la pomme de terre, elle est originaire du Pérou, comme la pomme de terre, elle est ramenée en Europe par les conquistadors au début du 16e siècle, comme la pomme de terre, elle rencontre la méfiance et l'hostilité des mangeurs européens, comme la pomme de terre, elle finit par s'imposer à la fin du 18e siècle et comme la pomme de terre, elle figure aujourd'hui sur le podium des légumes les plus consommés dans le monde.

Une découverte au Mexique

Comme c'est souvent le cas, les chercheurs trouvent ce qu'ils ne cherchent pas. C'est le cas des Espagnols qui veulent atteindre l'Inde et les épices par la voie occidentale et qui découvrent l'Amérique... et le cacao qui connaît rapidement un immense succès en Europe.

Les vastes continents inconnus réservent bien d'autres surprises culinaires aux conquistadors qui, au 16e siècle, sont à peine dignes d'être mentionnées. Le piment débarque en Europe à l'heure où les saveurs douces dominent la mode culinaire. Le maïs est réservé au bétail, tout comme la pomme de terre. La tomate est remarquée par les Espagnols chez les Aztèques qui la cultivent déjà. À l'état sauvage, elle pousse dans les Andes, au Pérou, sous forme de grappes de petits fruits n'excédant pas la taille de nos tomates-cerises. Dans le dialecte nahuatl de la région de Mexico, une autre espèce de Solanacées, le Physalis philadelphica (tomatille ou tomatillo), est appelée tomatl. Les Espagnols traduisent par tomate, nom sous lequel ils diffuseront la tomate qui, d'emblée, ne leur suscite que peu d'intérêt. Elle ne ressemble à rien de connu en Europe, sinon à la mandragore, la plante des sorcières ! De plus, elle fait partie de l'alimentation des sauvages, indigne d'être consommée par de bons chrétiens. Les conquistadors la ramènent tout de même en Europe, comme curiosité. C'est ainsi que la tomate effectue la grande traversée vers le vieux continent.

Une lente propagation en Europe

De l'indifférence, on passe rapidement à la méfiance. En 1544, le vénitien Pietro Andreas Matthioli cite pour la première fois la tomate, dans le chapitre consacré à la mandragore. La tomate fait désormais officiellement partie des solanacées, dangereuse famille dans laquelle on retrouve les toxiques belladone, datura, morelle, jusquiame ou douce-amère. En plus, il se dégage de ses tiges et de ses feuilles une odeur forte et désagréable, caractéristique qui a découragé plus d'un auteur à examiner le fruit plus en détail13.

Il n'en faut pas plus pour provoquer l'ostracisme de la tomate. La pomme de terre, issue de la même famille, connaît un sort identique et le maïs mettra autant de temps à s'imposer en Europe. Finalement, parmi les nouveaux produits américains, seul le dindon – qui correspond exactement aux goûts de l'époque – et le haricot s'imposent d'emblée sur nos tables.

Si la tomate est exclue des assiettes, elle ne l'est pas des jardins. Plutôt jolie, elle est cultivée comme plante d'ornementation. Le célèbre agronome Olivier de Serres la fait grimper sur les tonnelles dans son jardin d'agrément et déconseille fermement d'en consommer. Le jardinier de Louis XIV, de La Quintinie, ne l'intègre pas dans le potager de Versailles. Les artistes, quant à eux, s'en désintéressent presque complètement. Seuls quelques tableaux du 18e siècle, dont la Nature morte avec des concombres et des tomates de l'Espagnol Luis Eugenio Meléndes, la représentent.

 

Tomates et concombres
Luis Meléndez, Nature morte avec concombres et tomates, 1772.

 

Malgré tout, bon nombre de nos ancêtres méditerranéens bravent le danger et consomment la tomate. Au 16e siècle déjà, Matthioli donne des indications pour cuisiner ce fruit « (...) que certains consomment frits dans de l'huile avec du sel et du poivre comme les aubergines et les champignons ». Il est également probable que, dès cette époque, la tomate soit consommée par les paysans « en salade avec du sel, du poivre et de l'huile, comme on mange des concombres », ainsi que le précise Trévoux dans son dictionnaire en 1705.

Du 13e au 15e siècle, l'Italie a déjà adopté l'épinard, l'artichaut, l'aubergine, les haricots verts, le chou-fleur et le fenouil doux. Il n'est pas étonnant de voir enfin la tomate se répandre dans ce pays particulièrement végétarien. La tomate, qui demeure un aliment populaire, n'apparaît pas encore dans sa littérature gastronomique. Ce n'est qu'à la fin du 17e siècle, sous l'influence espagnole, qu'elle entre dans la gastronomie italienne via l'œuvre du Napolitain Antonio Latini avec une sauce à la menthe et au serpolet. La tomate intègre ainsi la tradition antique, médiévale et de la Renaissance des sauces d'accompagnement14. Elle est citée parmi d'autres légumes dans le traité de Vincenzo Corrado, De la nourriture pythagoricienne à l'usage des nobles et des lettrés15.

Le 18e siècle se montrera plus favorable envers la tomate sans pour autant la voir gagner les régions septentrionales de l'Europe où on la considère encore comme toxique. Le fruit est passé d'Espagne en Italie, puis d'Italie en pays d'Oc où elle marque un coup d'arrêt dans sa progression vers le Nord.

 




13 Evelyne Bloch-Dano, op. cit., pp. 127-129.
Michel Pitrat et Claude Foury, Histoires de légumes, des origines à l'orée du XXIe siècle, Paris, Institut de la Recherche Agronomique, 2003, p. 268.
L'Abbé ROZIER, op. cit., p. 177, col. 1.
14 Alberto Capatti, Massimo Montanari, La cuisine italienne, histoire d'une culture, Paris, Seuil, 2002, pp. 67-77.
15 Silvia Malaguzzi, Boire et manger, traditions et symboles, Paris, Editions Hazan, 2006, p. 216

 

 

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