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Pomme d'or et pomme d'amour : 1re partie

15 September 2010
Pomme d'or et pomme d'amour : 1re partie

Voici la saison de la tomate ! Biologiquement un fruit et gastronomiquement un légume, elle bat des records de consommation dans le monde entier. Débarquée il y a cinq siècles du nouveau continent et longtemps écartée de nos assiettes, elle prend sa revanche au 20e siècle pour régner sur les cuisines de tous les continents. L'histoire de ce merveilleux produit est bien connue des historiens. Du Mexique aux potagers bruxellois, en voici un aperçu qui donnera probablement l'envie d'aller voir plus loin. Le premier volet nous plonge dans les origines de la tomate en Europe.

 

Un peu de vocabulaire

Au fil des articles consacrés à l'histoire de la cuisine, grand sujet de la vie quotidienne, nous constatons que la question du vocabulaire n'est pas toujours évidente. La tomate n'échappe pas à la règle. Ce fruit a pris divers noms au cours du temps. Heureusement, nous connaissons l'étymologie de chacun d'eux.

Le terme « tomate » est emprunté à tomatl, du dialecte aztèque nahuatl. Il nous est parvenu par l'intermédiaire de l'espagnole tomate1, qui prend par la suite diverses formes en français.

histoire naturelle

Le mot tomate apparaît pour la première fois dans notre langue en 1598, dans Histoire naturelle et moralle des Indes2, du Père Joseph d'Acosta, traduit de l'Espagnol par Robert Regnault. Cette attestation est isolée et il faut attendre 1672 pour que réapparaisse le mot, sous la plume d'Alfred Jouvin3. Il parle d'une salade de pomates, observée à Ségovie, en pleine Castilla-Leon. Jusque dans la deuxième moitié du 18e siècle, les mentions sont rares. En 1718, on cite Tamati comme mot étranger dans une traduction du néerlandais de Cornelis de Bruyn4, et, en 1743, on trouve le terme tomatas, dans une traduction anglaise5.

La rareté de ce terme dans la littérature française n'est pas surprenante. Premièrement, le fruit est presque inconnu dans le pays jusqu'à la Révolution française. Ensuite, on ne l'appelle pas encore communément « tomate », mais bien « pomme dorée », « pomme d'or » ou « pomme d'amour ». C'est Pietro Andreas Matthioli, botaniste italien, qui la mentionne pour la toute première fois, en 1544. Au lieu de l'appeler « tomate », comme les Espagnols, il la nomme malum aureum, c'est-à-dire pomme d'or, qui donnera pomo d'oro en italien6.

Quand elle passe en Provence, elle prend le nom de « pomme d'amour », terme encore utilisé par Jean Giono dans Un de Baumugnes, en 1929. L'expression « Pomme d'amour » demeure donc dans le Sud de la France, mais aussi en Allemagne (Liebesapfel) et en Grande-Bretagne (Love Apples)7.

Dans le Nord, il faut un certain temps avant qu'on ne s'intéresse vraiment à la tomate. Dans le Dictionnaire pratique du bon ménager de campagne et de ville8, elle n'apparaît pas du tout. Le Dictionnaire de Trevoux9 ne connaît que les termes « pomme dorée » ou « pomme d'amour », tout comme le Dictionnaire raisonné universel d'histoire naturelle, contenant l'histoire des animaux, des végétaux et des minéraux10. En 1765, l'Encyclopédie désigne la plante et le fruit « tomate ». À partir de ce moment, ce terme va progressivement évincer « pomme d'amour » et « pomme d'or », sauf dans le Midi. En 1835, « tomate » entre dans le dictionnaire de l'Académie11.

Du point de vue scientifique, au 18e siècle, deux écoles s'affrontent sur la tomate. La première, la plus importante, est emmenée par Linné qui la classe en 1750 parmi les solanacées, à l'instar de Pietro Andreas Matthioli, et l'appelle solanum lycopersicum (pêche de loup). La deuxième est représentée par Tournefort qui la classe à part et la nomme lycopersicum galeni12. Finalement, c'est le terme choisi par le botaniste anglais Philip Miller (1731) qui s'impose à tous : lycopersicum esculentum.


 


 

1 T.L.F., Tome seizième, Paris, Gallimard, 1994, p. 295, col. 2
2 F° 168b.
3 Alfred Jouvin, Le Voyageur d'Europe, où sont le voyage d'Espagne et de Portugal et le voyage des Pays-Bas, Paris, 1672, p. 141.
4 Cornelis de Bruyn, Voyage de Corneille Le Brun par la Moscovie, en Perse et aux Indes Orientales, t. 1, Amsterdam, 1718, p. 338.
5 Thomas Shaw, Voyages de Monsieur Shaw, M.D. dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant, t. 1,La Haye, 1743, p. 289.
6 Evelyne Bloch-Dano, La fabuleuse histoire des légumes, Paris, Bernard Grasset, 2008, p. 131
7 T.L.F., op. cit.
8 L. Liger, Dictionnaire pratique du bon ménager de campagne et de ville, Tome premier, Paris, Chez Pierre Ribou, 1715.
9 Dictionnaire universel françois et latin, Tome sixième, Paris, par la Compagnie des Libraires Associés, 1752, col. 152.
10 M. Valmont de Bomare, Dictionnaire raisonné universel d'histoire naturelle, contenant l'histoire des animaux, des végétaux et des minéraux, Tome Quatrième, Paris, Chez Didot, Musier, De Hansy et Panckoucke, 1764, p. 460.
11 T.L.F., op. cit.
12 L'Abbé Rozier, Cours complet d'Agriculture, Théorique, Pratique, Economique, et de Médecine Rurale et Vétérinaire, suivi d'une Méthode pour étudier l'Agriculture par Principes ; ou Dictionnaire Universel d'Agriculture, Tome huitième, Paris, 1789, p. 176, col. 2.

Les premières tomates en Europe

Comment imaginer la cuisine italienne ou provençale sans tomate ? Comment les imaginer sans pizzas, sans sauce bolognaise ou sans ratatouille ? Pourtant, tous ces plats ne datent que du 19e siècle. La tomate est entrée timidement dans la gastronomie italienne à la fin du 17e siècle, mais ne s'y est véritablement imposée qu'un siècle plus tard. Dans le Nord, elle met encore plus de temps à intégrer les habitudes culinaires. Il faut dire que ce fruit, si apprécié aujourd'hui, n'a pas toujours joui des faveurs du consommateur et de l'horticulteur.

Curieux destin, en effet, que celui de la tomate. Comme la pomme de terre, elle est originaire du Pérou, comme la pomme de terre, elle est ramenée en Europe par les conquistadors au début du 16e siècle, comme la pomme de terre, elle rencontre la méfiance et l'hostilité des mangeurs européens, comme la pomme de terre, elle finit par s'imposer à la fin du 18e siècle et comme la pomme de terre, elle figure aujourd'hui sur le podium des légumes les plus consommés dans le monde.

Une découverte au Mexique

Comme c'est souvent le cas, les chercheurs trouvent ce qu'ils ne cherchent pas. C'est le cas des Espagnols qui veulent atteindre l'Inde et les épices par la voie occidentale et qui découvrent l'Amérique... et le cacao qui connaît rapidement un immense succès en Europe.

Les vastes continents inconnus réservent bien d'autres surprises culinaires aux conquistadors qui, au 16e siècle, sont à peine dignes d'être mentionnées. Le piment débarque en Europe à l'heure où les saveurs douces dominent la mode culinaire. Le maïs est réservé au bétail, tout comme la pomme de terre. La tomate est remarquée par les Espagnols chez les Aztèques qui la cultivent déjà. À l'état sauvage, elle pousse dans les Andes, au Pérou, sous forme de grappes de petits fruits n'excédant pas la taille de nos tomates-cerises. Dans le dialecte nahuatl de la région de Mexico, une autre espèce de Solanacées, le Physalis philadelphica (tomatille ou tomatillo), est appelée tomatl. Les Espagnols traduisent par tomate, nom sous lequel ils diffuseront la tomate qui, d'emblée, ne leur suscite que peu d'intérêt. Elle ne ressemble à rien de connu en Europe, sinon à la mandragore, la plante des sorcières ! De plus, elle fait partie de l'alimentation des sauvages, indigne d'être consommée par de bons chrétiens. Les conquistadors la ramènent tout de même en Europe, comme curiosité. C'est ainsi que la tomate effectue la grande traversée vers le vieux continent.

Une lente propagation en Europe

De l'indifférence, on passe rapidement à la méfiance. En 1544, le vénitien Pietro Andreas Matthioli cite pour la première fois la tomate, dans le chapitre consacré à la mandragore. La tomate fait désormais officiellement partie des solanacées, dangereuse famille dans laquelle on retrouve les toxiques belladone, datura, morelle, jusquiame ou douce-amère. En plus, il se dégage de ses tiges et de ses feuilles une odeur forte et désagréable, caractéristique qui a découragé plus d'un auteur à examiner le fruit plus en détail13.

Il n'en faut pas plus pour provoquer l'ostracisme de la tomate. La pomme de terre, issue de la même famille, connaît un sort identique et le maïs mettra autant de temps à s'imposer en Europe. Finalement, parmi les nouveaux produits américains, seul le dindon – qui correspond exactement aux goûts de l'époque – et le haricot s'imposent d'emblée sur nos tables.

Si la tomate est exclue des assiettes, elle ne l'est pas des jardins. Plutôt jolie, elle est cultivée comme plante d'ornementation. Le célèbre agronome Olivier de Serres la fait grimper sur les tonnelles dans son jardin d'agrément et déconseille fermement d'en consommer. Le jardinier de Louis XIV, de La Quintinie, ne l'intègre pas dans le potager de Versailles. Les artistes, quant à eux, s'en désintéressent presque complètement. Seuls quelques tableaux du 18e siècle, dont la Nature morte avec des concombres et des tomates de l'Espagnol Luis Eugenio Meléndes, la représentent.

 

Tomates et concombres
Luis Meléndez, Nature morte avec concombres et tomates, 1772.

 

Malgré tout, bon nombre de nos ancêtres méditerranéens bravent le danger et consomment la tomate. Au 16e siècle déjà, Matthioli donne des indications pour cuisiner ce fruit « (...) que certains consomment frits dans de l'huile avec du sel et du poivre comme les aubergines et les champignons ». Il est également probable que, dès cette époque, la tomate soit consommée par les paysans « en salade avec du sel, du poivre et de l'huile, comme on mange des concombres », ainsi que le précise Trévoux dans son dictionnaire en 1705.

Du 13e au 15e siècle, l'Italie a déjà adopté l'épinard, l'artichaut, l'aubergine, les haricots verts, le chou-fleur et le fenouil doux. Il n'est pas étonnant de voir enfin la tomate se répandre dans ce pays particulièrement végétarien. La tomate, qui demeure un aliment populaire, n'apparaît pas encore dans sa littérature gastronomique. Ce n'est qu'à la fin du 17e siècle, sous l'influence espagnole, qu'elle entre dans la gastronomie italienne via l'œuvre du Napolitain Antonio Latini avec une sauce à la menthe et au serpolet. La tomate intègre ainsi la tradition antique, médiévale et de la Renaissance des sauces d'accompagnement14. Elle est citée parmi d'autres légumes dans le traité de Vincenzo Corrado, De la nourriture pythagoricienne à l'usage des nobles et des lettrés15.

Le 18e siècle se montrera plus favorable envers la tomate sans pour autant la voir gagner les régions septentrionales de l'Europe où on la considère encore comme toxique. Le fruit est passé d'Espagne en Italie, puis d'Italie en pays d'Oc où elle marque un coup d'arrêt dans sa progression vers le Nord.

 




13 Evelyne Bloch-Dano, op. cit., pp. 127-129.
Michel Pitrat et Claude Foury, Histoires de légumes, des origines à l'orée du XXIe siècle, Paris, Institut de la Recherche Agronomique, 2003, p. 268.
L'Abbé ROZIER, op. cit., p. 177, col. 1.
14 Alberto Capatti, Massimo Montanari, La cuisine italienne, histoire d'une culture, Paris, Seuil, 2002, pp. 67-77.
15 Silvia Malaguzzi, Boire et manger, traditions et symboles, Paris, Editions Hazan, 2006, p. 216

 

 

La recette de tomates farcies (1750)

C'est sous le nom de « Pommes d'Amour » que nous trouvons les premières tomates dans les livres de recettes français. En 1750, dans le Dictionnaire des alimens, vins et liqueurs, figurent trois recettes de tomates farcies, une en maigre et deux en gras. En voici une en gras.

Pommes d'Amour.
Flambez et épluchez proprement trois poulardes. Levez, & gardez la peau de deux ; couvrez-les de bardes de lard, & les faites cuire à la broche avec la troisième. Quand elles sont cuites, levez-en tous les blancs ; passez dans une casserole une tranche de veau coupée par petits morceaux, un morceau de lard, un morceau de tétine de veau, champignons hachés, ciboule, persil, fines herbes, fines épices, sel & poivre. Le tout étant blanchi, mettez-le sur une table avec le reste de la chair de vos poulardes. Hachez bien le tout avec un morceau de mie de pain cuite dans du lait & trois ou quatre jaunes d'œufs. Garnissez ensuite vos pommes d'amour de bardes de lard bien mince ; arrangez bien la peau des poulardes dans ces pommes, mettez dans le fond des pommes un morceau de jambon haché bien menu, pour remplir le bout du teton ; mettez-y ensuite votre farce ; faites un creux dans le milieu, pour pouvoir y mettre un petit blanc avec les filets de poularde.

Pour faire ce blanc, mettez dans une casserole un morceau de veau coupé en dés, un morceau de jambon coupé de même, un oignon & un panais ; moüillez le tout de boüillon qui n'ai point de couleur, & mettez sur le feu avec un morceau de mie de pain ; prenez ensuite vos blancs de poularde ; mettez les deux ailes en petits filets bien fins ; pilez le reste dans un mortier ; étant pilé, votre coulis étant de bon goût, tirez la viande qui est dedans avec les racines ; mettez-y vos blancs de poularde & le passez à l'étamine. Quand le coulis est passé, mettez-en un peu avec vos filets de poularde ; remplissez-en le cœur de vos pommes d'amour, & les couvrez de leur farce. Mettez-y une barde de lard bien mince par-dessus, & faites cuire avec de la cendre chaude dessus & dessous. Quand vos pommes d'amour sont cuites, tirez-les l'une après l'autre sur une assiette ; otez-en les bardes, & les arrangez dans un plat ; faites chauffer votre coulis blanc & servez avec vos pommes chaudement, pour Entrée. On en sert ordinairement que deux dans un plat16.

 

Recette actualisée, pour 4 personnes (en entrée)

4 tomates, 4 fines tranches de lard pour barder.
Pour le blanc : 1 tranche de veau, 1 tranche de jambon, fond blanc de volaille ou de veau, 1 oignon, 1 panais, mie de pain.
Pour la farce : 1 volaille, 3 bardes de lard gras, 1 tranche épaisse de carbonnade de veau  (200 gr environ), 1 tranche épaisse de lard de poitrine (200 gr environ), 1 tétine de veau ou beurre, 50 g de jambon haché, champignons, ciboule, persil, fines herbes (thym, basilic, menthe, ail, échalotes), fines épices (mélange d'épices sèches pulvérisées :  coriandre et anis vert en petite quantité, noix de muscade et clous de girofle en plus grande quantité, poivre noir et gingembre qui doivent dominer), mie de pain, lait, 3 à 4 jaunes d'œufs.

Préparation du blanc

Lever les filets des ailes.
Découper en dés le morceau de veau et le morceau de jambon.
Découper l'oignon et le panais en gros morceaux.
Laisser mitonner à feu doux le jambon et le veau avec l'oignon, le panais et la mie de pain dans le fond blanc.
Piler au mortier le blanc de volaille.
Retirer du fond la viande et les légumes. Verser le blanc de volaille pilé dans e fond et passer le tout à l'étamine.
Recueillir un petit peu de fond passé et le remettre sur le feu avec les filets des ailes. Réserver le reste du fond.

Préparation de la farce

Si vous avez une tétine, la laisser dégorger. Ensuite, blanchir la tétine de veau.
Lever la peau de la volaille. Barder la volaille avec le lard gras. Ficeler et cuire au four à 220° pendant 40 minutes.
Lever tous les blancs de la volaille. Lever la chair des cuisses et des pilons et réserver à part.
Hacher les champignons, la ciboule, le persil et les fines herbes.
Préparer le mélange de fines épices dans les proportions indiquées ci-dessus.
Découper la tranche de veau et la tranche de lard en petits dés.
Imbiber la mie de pain de lait, ajouter les jaunes d'œufs et mixer.
Chauffer à feu doux le lard, le veau, la tétine de veau (ou le beurre), les champignons, la ciboule, le persil, les fines herbes et les fines épices dans une casserole. Saler, poivrer.
Hacher le tout avec la chair des cuisses et des pilons, le mélange de mie de pain, lait et jaunes d'œufs.
Vider les tomates et les barder de fines tranches de lard.
Tapisser l'intérieur avec la peau de volaille17.
Disposer dans le fond une couche de jambon haché finement.
Remplir la tomate de la farce. Effectuer un creux au milieu et y disposer le blanc avec les filets des ailes.
Couvrir d'une barde de lard.
Cuire au four de 15 à 20 minutes à 200°.
Quand les tomates sont cuites, ôter les bardes et dresser sur un plat.
Réchauffer le fond blanc et le servir en saucière.

Pierre Leclercq
Septembre 2010

crayondef Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.  



16 Briand, Dictionnaire des alimens, vins et liqueurs, Paris, 3 volumes, 1750, t. 3, p. 101-103.
17 Vous pouvez également passer la peau à la poêle avant de la mettre dans la tomate. Elle aura plus de croustillant.

 


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