Le dernier roman du psychanalyste turinois Alessandro Defilippi met en scène Giorgio Aguirre, un médecin reconverti en radiologue industriel. Le héros parcourt le monde, de Turin au cercle polaire. Il a un don, un véritable instinct divinatoire. Mais il ne trouvera ni l'amour ni le soutien des autres. Dans l'existence de Giorgio, comme dans les plats qu'il cuisine, il manque toujours un petit quelque chose.
Le jour où il reçoit son diplôme de médecin, Giorgio Aguirre déclare à ses parents, un pneumologue et une pédiatre, qu'il ne pratiquera pas la médecine mais qu'il travaillera dans l'industrie. Simple mécanicien, il radiographie des parois d'hélicoptère dans un atelier turinois, rejoint une entreprise d'essais non destructifs à Welkenraedt, effectue des stages en Écosse puis en Alaska et partout surprend ses collègues par sa perspicacité. Il jouit du don de double vue, peut-être en raison d'une rétinite pigmentaire latente. Il détecte la moindre faille dans les joints d'un oléoduc, le longeron d'un supersonique ou les flancs d'un navire. Ce sixième sens va au delà de la trame des films radiologiques. Giorgio devine le destin des choses et des gens. Il pressent l'avenir de ceux qu'il rencontre. Ce pouvoir fait peur et fait fuir son entourage. Alors il préfère ne plus voir, ne plus prévoir. Il néglige ses parents, ses collègues et oublie les femmes qu'il rencontre, Anne-Marie la rôtisseuse, Louise la sanguinaire, Kirima l'Inuite. À 35 ans, il abandonne les tests industriels, reprend des études d'ingénieur et se consacre pendant quinze ans à l'enseignement universitaire. Dans sa deuxième vie Giorgio reste un solitaire et ne partage sa solitude qu'avec son vieil ami le Rospo. Un jour, il rencontre Arianna, de vingt ans sa cadette, et s'en éprend mais elle le trompe et il la quitte. Il finit par retourner sur le terrain et accepte d'expertiser d'anciens bâtiments ferroviaires. Pressé par un homme d'affaire à qui il doit sa carrière universitaire, il signe une autorisation de travaux sans avoir réalisé tous les tests nécessaires. Il le regrettera, et perdra en fin de compte son don de double vue, le Rospo et Arianna à qui il est incapable de pardonner. Uniques lueurs d'espoir : la vie, incarnée dans le corps d'une femme endormie, et l'oscillation mouvante des choses, jusqu'à l'accomplissement, jusqu'à saisir que tout au fond glisse l'ombre de Dieu...
Le récit ne manque ni d'humour « Valdez en Alaska, 4000 habitants sous zéro », ni de poésie « il pleuvait des mamelles grises et gonflées des nuages ». Remarquablement documenté, y compris sur les habitudes culinaires liégeoises, il entraine le lecteur dans le monde industriel, les auditoires universitaires ou la jungle des promoteurs immobiliers. Il évoque l'assassinat d'Aldo Moro, la catastrophe de l'Exxon Valdez, les premiers attentats-suicides en Irak. À la limite du genre fantastique, ce beau roman en deux épisodes traite du droit de se taire et de la perversion de la perfection. Il raconte comment le don de Dieu se transforme en malédiction et contraint son propriétaire à choisir comme le Rospo la solitude, le seul moyen connu des hommes pour se protéger de la souffrance. Le romancier psychanalyste dessine à son rythme le parcours de son héros, un génie redevenu faillible, parcours qui va de l'égoïsme à la mélancolie et de la solitude à l'amour.
Interview de Alessandro Defilippi
Après la lecture d'un roman comme celui-ci le lecteur reste immanquablement sur sa faim. C'est le privilège de notre siècle de pouvoir dialoguer avec l'auteur par mail quand il a comme Alessandro Defilippi la courtoisie de répondre (dans la journée) aux questions qu'on lui envoie.
Pourquoi avez-vous choisi le thème de la radiologie industrielle ? Par intérêt personnel ou pour illustrer l'histoire d'un héros scrupuleux, voire obsessionnel ?
Je ne sais jamais bien le pourquoi du choix de mes thèmes. En général tout part d'une image. Dans ce cas ci, de l'image mentale d'un homme qui observe un film radiographique et y voit quelque chose qui ne devrait pas y être. Normal pour un médecin. Mais l'homme en question, je le savais, n'était pas un médecin. Ainsi est né petit à petit l'intérêt pour les essais non destructifs, à l'intérieur d'un thème fantastique. De plus, je suis passionné par les aspects fantastiques de la technologie. Je pense à Wells, par exemple. Dans un de mes romans précédents, Locus animae, plus précisément fantastique, j'ai raconté des aspects techniques de la médecine.
Il est curieux qu'un psychanalyste donne aussi peu d'importance au rôle du père du héros, dont on parle à peine. Le père serait-il remplacé par le Rospo, père adoptif ?
Je pense que oui, je n'écris jamais avec un plan. C'est, me semble-t-il, le livre qui prend le dessus. Et les personnages naissent spontanément, ils bougent dans ma tête et je décris ce que je vois. Je crois que le Rospo est le père dont nous avons tous un peu rêvé. Moi, certainement.
Le livre est superbement documenté. De notre observatoire, nous nous demandons pourquoi vous avez voulu situer une partie de l'histoire en Belgique. Est-ce que cette firme particulière dans la région de Welkenraedt existe vraiment ? Ou avez-vous pensé à la Belgique comme une terre d'immigration pour les Italiens ?
Je connais un peu la Belgique, j'adore Bruges/Brugge dont j'avais déjà parlé dans mon premier livre, Una lunga consuetudine, et je suis un grand amateur de vos bières et de certains plats. Il y a à Welkenraedt une firme très importante dans le domaine des END (Essais Non Destructifs). Je me suis documenté avec une grande prudence, sur Internet. Et puis je voulais un village de cette région que j'aime beaucoup, et je suis un passionné de Simenon.
À plusieurs reprises on fait référence dans le roman à des maladies pulmonaires, entre autres à la tuberculose. Y a-t-il une raison particulière ? Est-ce que cela provient de votre expérience ou de la littérature ?
De mon expérience personnelle, je pense. Mon père est mort de métastase d'un cancer du poumon. Et puis la tuberculose est, comme vous dites, un grand thème littéraire. Je pense à un de mes auteurs préférés : Thomas Mann.
Au cours de la lecture, on découvre de nombreuses recettes de cuisine et des plats régionaux. Est-ce que vous avez dégusté sur place, le waterzooi et les frites ?Comme je l'ai dit, j'aime la cuisine belge et la cuisine en général. Je n'ai jamais mangé du waterzooi, mais un de mes patients français, qui voyage souvent pour affaires en Belgique, a été mon agent secret et m'a rapporté ses impressions. Je crois que je m'en préparerai moi-même, tôt ou tard.
Les femmes du roman sont : une cuisinière, une espèce de femme fatale, cruelle, une femme froide et une amante infidèle. Georges est-il déçu par les quatre ou bien s'agit-il d'un misogyne qui en fin de compte se passerait bien du « contact » avec le beau sexe ?
Giorgio a peur des femmes : il rencontre une mère (Anne-Marie), une « dark lady » qui s'éprend de lui, une Inuite peut-être trop sage (Kirima) et fuit toutes les trois. Mais il ne peut quitter Arianna, qui le trahit mais qui l'aime et c'est elle qui tient le fil rouge de sa vie. Arianna, comme le Rospo, lui apprend qu'on ne peut pas échapper à la douleur sans en payer le prix : renoncer à la vie. Et à la fin Giorgio choisit de prendre le risque.
Les hallucinations divinatoires de Giorgio sont elles un fait pathologique ou l'élément fantastique du livre ?
C'est l'élément fantastique. Giorgio « voit » véritablement.
Comment se protège-t-on de la souffrance : par la solitude ou l'égoïsme ? La mélancolie ou l'amour ?
Dans mon métier, il est clair qu'on se protège avec quelque chose qui crée une souffrance supplémentaire. C'est le mécanisme des névroses. Et d'habitude, cela conduit à l'égoïsme. Et pourtant moi je ne crois pas qu'on puisse se protéger, ni que ce soit juste. Sinon, comme vous dites, avec l'amour et la mélancolie qui donnent un sens narratif à notre vie. Qui donnent un sens tout court.
Quelle signification donnez-vous aux derniers mots du livre : « ...là au fond glisse l'ombre de Dieu » ?
Je suis un agnostique qui voudrait bien que Dieu existe. Et comme junghien, je crois que le sacré et le mystère existent. J'en ai l'intuition mais je voudrais les rencontrer.
La rétinite pigmentaire est en théorie incurable et d'évolution progressive, encore qu'il existe des formes qui évoluent plus lentement. Giorgio ne paraît guère s'en préoccuper. Pourtant à la fin du roman il a cinquante ans. Est-ce que le héros deviendra aveugle ? Va-t-il accéder à une nouvelle forme de connaissance ou d'échec face au mystère et à la complexité de la vie ?
Non, en réalité, il est asymptomatique. Justement parce que cette maladie est le « don » d'une vue plus profonde. Je crois que la cécité de Giorgio est son égoïsme. Et ce don fait partie du mystère. À la fin Giorgio s'abandonne à l'« infinie et mouvante oscillation des choses ». Le sens du livre se trouve, je crois, dans la citation de Ivano Fossati mise en épigraphe.
Mille anni al mondo mille ancora
Che bell'inganno sei anima mia
E che grande questo tempo
Che solitudine
Che bella compagnia
Mille années au monde mille encore
Quelle belle illusion es-tu mon âme
Et que ce temps est grand
Quelle solitude
Quelle belle compagnie
Willy Burguet
Novembre 2010
Willy Burguet est auditeur libre en faculté de Philosophie et Lettres de l'ULg.
Manca sempre una piccola cosa, Alessandro Defilippi, Torino, Einaudi, 2010, I coralli, 258 p., ISBN: 9788806202279