Du boulet à Liège

Massialot, lui aussi, utilise des boulettes. Il agrémente la Soupe à la Royale de petites « boulettes grosses comme des jaunes d'œufs » de blanc de faisan cru, de moelle et de graisse de bœuf, de lard cuit, de persil, de ciboule, de mie de pain et de fines herbes, le tout haché, pilé et lié au jaune d'œuf10. Les termes de rissole ou de quenelle sont également utilisés pour désigner des formes de boulettes.

Voilà qui devrait faire taire la légende selon laquelle les auteurs de la grande cuisine française boudent la boulette. Au contraire, ils en usent volontiers sous diverses formes et  appellations dont une nous est particulièrement familière. Dans le Cuisinier moderne encore, La Chapelle livre sa recette de Soupe de Fricadelle à la Royale. Les fricadelles sont des « balles (...) grosses comme des œufs de pigeon » composées de veau haché, de beurre, de jaune d'œuf, de mie de pain, de crème, de sel et de macis11. La recette diffère en effet quelque peu de celle du godiveau. D'après le Trésor de la Langue Française, il s'agit de la première occurrence du terme « fricadelle ». Mais nous en avons trouvé une autre, plus ancienne, et plus proche de chez nous. En 1705, paraît à Bruxelles Le cuisinier familier, recueil de recettes aux accents très médiévaux, qui donne la recette des Fricadelles :

Pour faire des Fricadelles.

Prenez de la viande & de la graisse de veau haché fort menu, parfumez-le d'un peu de fleur & noix de muscade, avec du sel, & pêtrisez bien l'un parmi l'autre, puis faites vos fricadelles si grosses ou petites que vous voudrez, & faites-les rôtir dans une poele : quelques-uns prennent de l'écorce extérieure d'orange ou citron haché bien menu, qu'ils y ajoûtent avant petriser, pour les rendre plus agreables.

Le terme de fricadelle fait fortune dans nos régions et est repris en flamand avec l'orthographe frikadelle12.  Ainsi, chez nous, deux termes peu ou pas utilisés en France se font concurrence pour désigner les fameuses boulettes : boulet et fricadelle.

 

La boulette du pauvre

Un plat du pauvre, la boulette ? Pas du tout. Il suffit de lire les recettes du 18e siècle pour s'apercevoir qu'elles ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Seules les personnes aisées peuvent s'offrir du veau frais, de la graisse de bœuf, du macis ou de la noix de muscade. Ce n'est qu'au cours du siècle dernier que la boulette s'est véritablement démocratisée.

Avant cela, comme pour d'autres plats, on recourt à des ersatz quand on n'a pas les moyens de se payer tous les ingrédients de la recette. À la fin du 18e siècle, la version du pauvre des boulettes du comte de Rumford se compose de pain, de farine, de bœuf fumé, de jambon ou de toute autre viande salée, ou de foie haché. Comme leurs grandes sœurs, elles agrémentent la soupe. Nous observons bien ici qu'il n'est pas question de viande fraîche, beaucoup trop chère pour les gens du peuple13.

La boulette est un nouvel exemple de plat de la gastronomie aristocratique qui a suivi l'habituel chemin vers la cuisine bourgeoise, puis populaire. Elle fait aujourd'hui intégralement partie de notre patrimoine culinaire sous le nom de « boulet liégeois », accompagnée de la sauce liégeoise. Mais ça, c'est une autre histoire...


Pierre Leclercq
Septembre 2010

crayon

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique. 



 
 
10 Massialot, Le nouveau cuisinier royal et bourgeois, t. 1, Paris, 1734, p. 349, 350.
11 Vincent la Chapelle, op. cit., t. 5, p. 13.
12 Recueil des mots choisis françois et flamand, Gand, 1738, p. 81, col. 2.
13 Benjamin, Comte de Rumford, Essais politiques, économiques et philosophiques, traduit de l'anglais, t. 1, Genève, 1799, p. 226.

Page : précédente 1 2 3