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La ligne William Klein

26 August 2010
La ligne William Klein

Dans l'histoire des arts visuels, William Klein apparaît comme une fissure dans un mur, une faille qui ouvre le sol, une fêlure qui brise les masses les plus dures. Son parcours est une ligne qui part de la peinture, bifurque vers la photographie de rue d'un côté, de mode de l'autre, creuse un sillon dans le cinéma documentaire, un autre dans la fiction déjantée, traverse de part en part la publicité, met en page des affiches, des livres et des couvertures de disques, agrandit démesurément des planches contacts puis les peinturlure de couleurs vives, met la pub dans ses photos, la photo dans ses films, ses films au musée, le musée dans un film. Néanmoins, peintre, photographe et cinéaste, Klein est peut-être avant tout un graphiste qui écrit avec des points, des lignes, des plans, des couleurs et, tout en dénonçant un monde qui a perdu toute profondeur, ramène l'image à sa dimension fondamentale : la surface.

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La ligne Klein associe entre eux des univers disparates. Elle relie les gosses de Harlem, photographiés en 1954, et Cassius Clay « The Champ' » filmé en deux temps (1964 et 1974) pour le long métrage documentaire Muhammad Ali The Greatest ; les lumières, les silhouettes et les lettrages de Broadway (pour son premier film, plutôt expérimental, Broadway by Light, en 1958) et la foule circulant dans l'exposition rétrospective du centre Pompidou en 2005 ; les photos de mode pour Vogue et la description au vitriol du milieu snob de la haute couture parisienne dans Qui êtes-vous Polly Magoo ? (1966) ; les Grands soirs et petits matins de Mai 68 et le superbe docu-oratorio Le Messie (1998) qui fait entendre le chef-d'œuvre de Haendel sur les images crues du monde actuel ; la farce anti-capitaliste loufoque qu'est Mister Freedom (1967), la satire du contrôle social dans Le couple témoin (1976) et quelque 250 films publicitaires. Tous ces mondes qui n'en forment pourtant qu'un seul – le nôtre – sont traversés par la ligne Klein qui zigzague entre eux comme un éclair, une biffure, une griffe, un tag. Une signature. Chaque image peinte, photographiée ou filmée, posée comme une photo de mode ou bousculée comme un plan de cinéma filmé dans la foule, prise sur le vif d'une réalité brute ou sortie de l'imaginaire délirant de son auteur, est une écriture visuelle qui trace sur le support les lignes et les couleurs d'un monde éclaté. Une écriture qui décrypte les apparences de la société contemporaine et qui, levant le voile de la soi-disant « civilisation de l'image », selon les mots de Fulchignoni, en dénonce l'insupportable platitude.


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Né en 1928 dans un quartier populaire de New York, Klein avait fait son service militaire en Allemagne puis s'était installé à Paris où il avait fréquenté la Sorbonne, les ateliers des peintres André Lhote et Fernand Léger, les musées, les bibliothèques et surtout Jeanne Florin qu'il épouse et qui partagera sa vie durant plus de cinquante ans. Après une première expérience de peinture géométrique « hard edge », il rentre à New York avec Jeanne et un Leica et obtient un contrat avec le magazine Vogue : premier contact avec le milieu de la mode, mais ce n'est pas ce qui l'intéresse en premier. Allergique à toute contrainte et à toutes les normes esthétiques en vigueur, Klein photographie en toute liberté une ville qu'il retrouve après huit ans d'absence et redécouvre avec un tout autre regard. Cette autonomie et une audace sans pareil lui permettent de bouleverser complètement le reportage photographique tel qu'il est pratiqué depuis un quart de siècle par les Cartier-Bresson, Capa, Bourke-White, Eisenstaedt et autres photojournalistes travaillant pour les magazines illustrés comme Life ou Paris-Match. La nouveauté esthétique radicale de New York, livre fondateur de toute l'œuvre future (photographique, graphique et cinématographique) de Klein, pourrait se résumer en quelques mots : éclatement, détail, proximité, immersion, foule, implication, spectateur, perte de l'innocence, décadrage, chaos, flou, noirceur, mouvement. Et tous ces mots en un seul : regard. Ce n'est pas seulement un livre de photographe, c'est l'œuvre d'un peintre qui utilise les couleurs de l'ombre, d'un graphiste qui compose une image avec les mots trouvés dans la rue, d'un cinéaste qui n'a pas encore trouvé sa caméra et d'un homme qui regarde le monde à hauteur d'homme.

De cette révolution visuelle, quatre images emblématiques, parmi les plus connues de l'ouvrage, témoignent magnifiquement.

Sur la première, un gamin hargneux, les traits méchants, brandit un énorme pistolet flou en direction du photographe. Effet miroir d'un duel où chaque protagoniste tient l'autre en respect, l'un avec son appareil, l'autre avec son arme, et où le spectateur se retrouve non plus témoin de la scène, mais visé par ce garçon au visage d'homme qui le tient sous son feu et lui fait peur. Peur de quoi ? D'une image, d'un jeu, d'une connivence entre le gamin et le photographe qui vient de lui demander de jouer au caïd avec son pistolet en plastique. Le spectateur n'est pas seulement pris à partie, il est aussi grugé. S'il n'a vu que violence là où il n'y a qu'un jeu d'enfant, son regard a été trompé par l'image. Par cette duperie, Klein exprime ce qu'aucun photoreporter n'avait dit auparavant : qu'une image ne dit pas la vérité, qu'elle transforme la réalité qu'elle montre, et que le jugement qu'on lui porte avec légèreté n'est jamais un acte gratuit. Avec Klein, le spectateur doit assumer sa part de responsabilité. L'image n'est plus innocente.

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Le visage flou d'une femme en gros plan, les yeux tournés vers le photographe, occupe presque tout le cadre. Autour d'elle, à la périphérie de l'image, d'autres visages, tranchés, nets, regardent vers le hors-champ. Le photographe a plongé dans la foule qui assiste à un spectacle que nous ne voyons pas. Il a photographié des regards : ceux des spectateurs à l'arrière-plan et celui, furtif, de cette femme qui s'esquive, étonnée d'être ainsi surprise. Pas besoin de pistolet ici : dans ce face à face, nous nous heurtons à ce visage comme une mouche sur une vitre. La foule, que l'on retrouve dans toute l'œuvre de William Klein, ne se regarde pas de l'extérieur ou d'en haut. Klein veut en finir avec la prétention panoptique du photographe qui veut tout montrer. Pour voir, il faut s'immerger, se jeter dans la foule, dans les rues, dans les choses. La foule n'est pas une masse anonyme et compacte, mais un agrégat d'individus singuliers qui regardent dans toutes les directions. Dans la foule, tout est éclaté, fragmenté, divergent ; il n'y a pas de centre, hormis celui, aléatoire et quelconque, que détermine soudain la prise de vue. Le cadre photographique, c'est le moyen que Klein utilise non pour ordonner le monde, mais pour figurer son désordre fondamental.

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Un enfant noir est accroupi contre un mur, à côté d'un jeune homme debout, coupé par le cadre à hauteur de la taille. Ils sont devant un mur couvert d'un damier de petits carreaux noirs et blancs sur lesquels sont accrochées des publicités. Un curieux effet optique (un coup de zoom avec l'objectif de l'agrandisseur, au moment du tirage) a fait baver les noirs sur les blancs et creuser une sorte de fausse profondeur au centre de ce mur plat. S'il n'y avait les deux garçons, les publicités, la rue, on croirait voir un tableau de Vasarely. Fantaisie d'artiste qui nie la spécificité photographique ? Peut-être. Klein n'a que faire d'une vérité toujours illusoire. Ramener à l'avant-plan la picturalité de l'image, c'est aussi susciter des questions chez le spectateur, l'amener à interroger ce qu'il voit, lui rappeler qu'une photo c'est aussi une composition, une mise en page, un graphisme. Exactement comme dans les publicités sur le mur. La douceur du visage de l'enfant accroupi et le cadrage qui tranche l'autre corps à la taille en ressortent avec d'autant plus de violence.



 

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Lors d'un bal de bienfaisance rassemblant la bonne société new-yorkaise, dans une salle uniquement éclairée par des bougies, Klein photographie sans flash, avec des poses longues. Du coup, la photo est floue et le bougé rend la scène cocasse et irrévérencieuse : l'homme en smoking au centre de l'image semble avoir trois cigarettes aux lèvres. Parce qu'elle suspend le temps, l'image photographique fait voir ce que l'œil humain ne voit pas (c'est ce que Walter Benjamin appelait « l'inconscient de la vue »), mais cette fixité est aussi un mensonge : dans le monde, tout bouge. La photographie, en arrêtant le cours des choses, en donne une image fausse. Tant qu'à faire, autant exposer le faux et tenter de rendre au monde un petit peu de son mouvement.

En 1955, un discret directeur de collection des éditions du Seuil, qui n'est encore ni le cinéaste ni le photographe qui se fera connaître sous le nom de Chris Marker, décide de publier les photographies de William Klein, que tous les éditeurs américains ont refusé jusqu'alors. Intitulé ironiquement Life is Good and Good for you in New York. Transe witness revels, ce livre est un antidote radical à l'american dream auquel croient la plupart des Américains dans les années 1950 et qui sévit en France depuis la Libération. Sa publication aux éditions du Seuil témoigne tout à la fois des difficultés de donner une image différente de l'Amérique des années 1950, de la perspicacité de Marker et de la vitalité de l'édition française de l'époque qui publiera trois ans plus tard un autre grand livre sur l'Amérique, le célèbre Les Américains de Robert Frank (Delpire,1958).

Klein a photographié New York (1954-55), Rome (1957-58), Moscou (1959-1961) et Tokyo (1961) comme un cinéaste. Dans ses photos comme dans ses films ultérieurs, la passion du mouvement est toujours là et s'exprime par tous les moyens : le flou, le bougé, l'irruption intempestive d'un visage en gros plan, sorti de nulle part. Plus tard, sa caméra de cinéma n'a fait que prolonger le mouvement photographique et exploré autrement « l'inconscient de la vue ». A voir ses grands films documentaires, on comprend que Klein filme comme il photographie et qu'il photographie comme il filme : dans la rue, dans la foule, au corps à corps, en coupant les visages de manière à préserver dans l'image quelque chose de l'éclatement chaotique du monde. Les mouvements turbulents d'une caméra à l'épaule qui ne cesse de bouger dessinent des contre-compositions graphiques tourbillonnantes.

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Une des images les plus connues de Klein (mais beaucoup de gens ignorent qu'il en est l'auteur) est un fameux portrait de Serge Gainsbourg travesti en femme et qui servit de couverture à l'album Love on the Beat (1984). Inspiré par les photos de mode que Klein réalisait trente ans auparavant, ce portrait est une œuvre de commande répondant aux prescriptions précises du chanteur. Il n'en est pas moins représentatif de ce que Klein fait avec le monde : il en expose la facticité. Il joue avec les apparences du monde comme Gainsbourg avec son masque. Derrière la fumée de la cigarette, le fard blanchâtre de la peau, le rouge des lèvres, les faux ongles et les oreilles recollées se devine – à défaut de se voir : cruauté de l'image – un autre visage. C'est un jeu assurément, mais un jeu avec le feu. Klein fait voir l'interstice qui sépare le masque et la peau, l'image et l'homme. C'est pourquoi il photographie les gamins qui jouent aux caïds, il filme les joueurs qui brûlent leur image, les faux héros qui enflamment les foules et les incultes poètes malgré eux : Cassius Clay en Superman, le Black Panther Eldridge Cleaver en clown et les sosies du rocker Little Richard. Trois cas emblématiques, trois Afro-américains, héros de toute une classe de laissés pour compte et qui proclament, gueulent et chantent la profonde fêlure qui mine la société américaine. Trois images fantasques et cruelles, parce qu'en manque d'épaisseur.

Quand il repeint sur ses anciennes planches-contacts agrandies au format mural, qu'il biffe les clichés, les macule ou les surcadre de peinture vive, répétant de façon démesurée les gestes simples du photographe choisissant la « bonne photo » dans la solitude de la chambre noire, Klein explore à nouveau les interstices entre surface (peinte) et profondeur (photographique), entre le monde et une image, une parmi tant d'autres qui auraient pu être retenues. Klein a entendu la leçon de Godard : « Non pas une image juste, juste une image ».

 

Marc-Emmanuel Mélon
Août 2010

 

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Marc-Emmanuel Mélon est professeur de cinéma à l'ULg. Il dirige le Centre de recherches sur les arts du spectacle, le cinéma et les arts visuels.

 

 

R 204-205-360  CUP 052-053-360

À gauche : Club Allegro Fortissimo, Paris 1990 - À droite : Sortie d'école, Dakar 1963
 

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