La ligne William Klein
bal

Lors d'un bal de bienfaisance rassemblant la bonne société new-yorkaise, dans une salle uniquement éclairée par des bougies, Klein photographie sans flash, avec des poses longues. Du coup, la photo est floue et le bougé rend la scène cocasse et irrévérencieuse : l'homme en smoking au centre de l'image semble avoir trois cigarettes aux lèvres. Parce qu'elle suspend le temps, l'image photographique fait voir ce que l'œil humain ne voit pas (c'est ce que Walter Benjamin appelait « l'inconscient de la vue »), mais cette fixité est aussi un mensonge : dans le monde, tout bouge. La photographie, en arrêtant le cours des choses, en donne une image fausse. Tant qu'à faire, autant exposer le faux et tenter de rendre au monde un petit peu de son mouvement.

En 1955, un discret directeur de collection des éditions du Seuil, qui n'est encore ni le cinéaste ni le photographe qui se fera connaître sous le nom de Chris Marker, décide de publier les photographies de William Klein, que tous les éditeurs américains ont refusé jusqu'alors. Intitulé ironiquement Life is Good and Good for you in New York. Transe witness revels, ce livre est un antidote radical à l'american dream auquel croient la plupart des Américains dans les années 1950 et qui sévit en France depuis la Libération. Sa publication aux éditions du Seuil témoigne tout à la fois des difficultés de donner une image différente de l'Amérique des années 1950, de la perspicacité de Marker et de la vitalité de l'édition française de l'époque qui publiera trois ans plus tard un autre grand livre sur l'Amérique, le célèbre Les Américains de Robert Frank (Delpire,1958).

Klein a photographié New York (1954-55), Rome (1957-58), Moscou (1959-1961) et Tokyo (1961) comme un cinéaste. Dans ses photos comme dans ses films ultérieurs, la passion du mouvement est toujours là et s'exprime par tous les moyens : le flou, le bougé, l'irruption intempestive d'un visage en gros plan, sorti de nulle part. Plus tard, sa caméra de cinéma n'a fait que prolonger le mouvement photographique et exploré autrement « l'inconscient de la vue ». A voir ses grands films documentaires, on comprend que Klein filme comme il photographie et qu'il photographie comme il filme : dans la rue, dans la foule, au corps à corps, en coupant les visages de manière à préserver dans l'image quelque chose de l'éclatement chaotique du monde. Les mouvements turbulents d'une caméra à l'épaule qui ne cesse de bouger dessinent des contre-compositions graphiques tourbillonnantes.

gainsbourg

Une des images les plus connues de Klein (mais beaucoup de gens ignorent qu'il en est l'auteur) est un fameux portrait de Serge Gainsbourg travesti en femme et qui servit de couverture à l'album Love on the Beat (1984). Inspiré par les photos de mode que Klein réalisait trente ans auparavant, ce portrait est une œuvre de commande répondant aux prescriptions précises du chanteur. Il n'en est pas moins représentatif de ce que Klein fait avec le monde : il en expose la facticité. Il joue avec les apparences du monde comme Gainsbourg avec son masque. Derrière la fumée de la cigarette, le fard blanchâtre de la peau, le rouge des lèvres, les faux ongles et les oreilles recollées se devine – à défaut de se voir : cruauté de l'image – un autre visage. C'est un jeu assurément, mais un jeu avec le feu. Klein fait voir l'interstice qui sépare le masque et la peau, l'image et l'homme. C'est pourquoi il photographie les gamins qui jouent aux caïds, il filme les joueurs qui brûlent leur image, les faux héros qui enflamment les foules et les incultes poètes malgré eux : Cassius Clay en Superman, le Black Panther Eldridge Cleaver en clown et les sosies du rocker Little Richard. Trois cas emblématiques, trois Afro-américains, héros de toute une classe de laissés pour compte et qui proclament, gueulent et chantent la profonde fêlure qui mine la société américaine. Trois images fantasques et cruelles, parce qu'en manque d'épaisseur.

Quand il repeint sur ses anciennes planches-contacts agrandies au format mural, qu'il biffe les clichés, les macule ou les surcadre de peinture vive, répétant de façon démesurée les gestes simples du photographe choisissant la « bonne photo » dans la solitude de la chambre noire, Klein explore à nouveau les interstices entre surface (peinte) et profondeur (photographique), entre le monde et une image, une parmi tant d'autres qui auraient pu être retenues. Klein a entendu la leçon de Godard : « Non pas une image juste, juste une image ».

 

Marc-Emmanuel Mélon
Août 2010

 

icone crayon

Marc-Emmanuel Mélon est professeur de cinéma à l'ULg. Il dirige le Centre de recherches sur les arts du spectacle, le cinéma et les arts visuels.

 

 

R 204-205-360  CUP 052-053-360

À gauche : Club Allegro Fortissimo, Paris 1990 - À droite : Sortie d'école, Dakar 1963
 

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