La ligne William Klein

 

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Né en 1928 dans un quartier populaire de New York, Klein avait fait son service militaire en Allemagne puis s'était installé à Paris où il avait fréquenté la Sorbonne, les ateliers des peintres André Lhote et Fernand Léger, les musées, les bibliothèques et surtout Jeanne Florin qu'il épouse et qui partagera sa vie durant plus de cinquante ans. Après une première expérience de peinture géométrique « hard edge », il rentre à New York avec Jeanne et un Leica et obtient un contrat avec le magazine Vogue : premier contact avec le milieu de la mode, mais ce n'est pas ce qui l'intéresse en premier. Allergique à toute contrainte et à toutes les normes esthétiques en vigueur, Klein photographie en toute liberté une ville qu'il retrouve après huit ans d'absence et redécouvre avec un tout autre regard. Cette autonomie et une audace sans pareil lui permettent de bouleverser complètement le reportage photographique tel qu'il est pratiqué depuis un quart de siècle par les Cartier-Bresson, Capa, Bourke-White, Eisenstaedt et autres photojournalistes travaillant pour les magazines illustrés comme Life ou Paris-Match. La nouveauté esthétique radicale de New York, livre fondateur de toute l'œuvre future (photographique, graphique et cinématographique) de Klein, pourrait se résumer en quelques mots : éclatement, détail, proximité, immersion, foule, implication, spectateur, perte de l'innocence, décadrage, chaos, flou, noirceur, mouvement. Et tous ces mots en un seul : regard. Ce n'est pas seulement un livre de photographe, c'est l'œuvre d'un peintre qui utilise les couleurs de l'ombre, d'un graphiste qui compose une image avec les mots trouvés dans la rue, d'un cinéaste qui n'a pas encore trouvé sa caméra et d'un homme qui regarde le monde à hauteur d'homme.

De cette révolution visuelle, quatre images emblématiques, parmi les plus connues de l'ouvrage, témoignent magnifiquement.

Sur la première, un gamin hargneux, les traits méchants, brandit un énorme pistolet flou en direction du photographe. Effet miroir d'un duel où chaque protagoniste tient l'autre en respect, l'un avec son appareil, l'autre avec son arme, et où le spectateur se retrouve non plus témoin de la scène, mais visé par ce garçon au visage d'homme qui le tient sous son feu et lui fait peur. Peur de quoi ? D'une image, d'un jeu, d'une connivence entre le gamin et le photographe qui vient de lui demander de jouer au caïd avec son pistolet en plastique. Le spectateur n'est pas seulement pris à partie, il est aussi grugé. S'il n'a vu que violence là où il n'y a qu'un jeu d'enfant, son regard a été trompé par l'image. Par cette duperie, Klein exprime ce qu'aucun photoreporter n'avait dit auparavant : qu'une image ne dit pas la vérité, qu'elle transforme la réalité qu'elle montre, et que le jugement qu'on lui porte avec légèreté n'est jamais un acte gratuit. Avec Klein, le spectateur doit assumer sa part de responsabilité. L'image n'est plus innocente.

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Le visage flou d'une femme en gros plan, les yeux tournés vers le photographe, occupe presque tout le cadre. Autour d'elle, à la périphérie de l'image, d'autres visages, tranchés, nets, regardent vers le hors-champ. Le photographe a plongé dans la foule qui assiste à un spectacle que nous ne voyons pas. Il a photographié des regards : ceux des spectateurs à l'arrière-plan et celui, furtif, de cette femme qui s'esquive, étonnée d'être ainsi surprise. Pas besoin de pistolet ici : dans ce face à face, nous nous heurtons à ce visage comme une mouche sur une vitre. La foule, que l'on retrouve dans toute l'œuvre de William Klein, ne se regarde pas de l'extérieur ou d'en haut. Klein veut en finir avec la prétention panoptique du photographe qui veut tout montrer. Pour voir, il faut s'immerger, se jeter dans la foule, dans les rues, dans les choses. La foule n'est pas une masse anonyme et compacte, mais un agrégat d'individus singuliers qui regardent dans toutes les directions. Dans la foule, tout est éclaté, fragmenté, divergent ; il n'y a pas de centre, hormis celui, aléatoire et quelconque, que détermine soudain la prise de vue. Le cadre photographique, c'est le moyen que Klein utilise non pour ordonner le monde, mais pour figurer son désordre fondamental.

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Un enfant noir est accroupi contre un mur, à côté d'un jeune homme debout, coupé par le cadre à hauteur de la taille. Ils sont devant un mur couvert d'un damier de petits carreaux noirs et blancs sur lesquels sont accrochées des publicités. Un curieux effet optique (un coup de zoom avec l'objectif de l'agrandisseur, au moment du tirage) a fait baver les noirs sur les blancs et creuser une sorte de fausse profondeur au centre de ce mur plat. S'il n'y avait les deux garçons, les publicités, la rue, on croirait voir un tableau de Vasarely. Fantaisie d'artiste qui nie la spécificité photographique ? Peut-être. Klein n'a que faire d'une vérité toujours illusoire. Ramener à l'avant-plan la picturalité de l'image, c'est aussi susciter des questions chez le spectateur, l'amener à interroger ce qu'il voit, lui rappeler qu'une photo c'est aussi une composition, une mise en page, un graphisme. Exactement comme dans les publicités sur le mur. La douceur du visage de l'enfant accroupi et le cadrage qui tranche l'autre corps à la taille en ressortent avec d'autant plus de violence.



 

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