Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Maho, magno, bayo ou mayo ? - 2e partie

25 August 2010
Maho, magno, bayo ou mayo ? - 2e partie

Après s'être égarée dans le purgatoire de la gastronomie pendant plusieurs siècles, la sauce émulsionnée froide stable revient en force dès l'aube du 19e siècle sous le nom de « mayonnaise ». Dans l'histoire de la cuisine, on ne lui connaît aucun autre antécédent que les sauces antique et médiévale dont nous avons parlé dans la première partie. Nous allons assister maintenant à la naissance de la mayonnaise telle que nous la connaissons aujourd'hui avant de proposer une hypothèse sur son origine.

 

Enfin naquit la mayonnaise

En 1803, l'ultra chic restaurant Véry propose à sa carte de la « Mayonnaise de Poulet » comme entrée de volaille1. S'il s'agit de la première trace de mayonnaise que nous avons retrouvée, une étude approfondie des cartes des restaurants parisiens de la fin du 18e siècle permettrait peut-être de remonter quelques années plus tôt.

Beauvilliers

En 1806, Viard est le premier auteur à donner des recettes de mets à la mayonnaise dans un livre de cuisine2. Hélas, il ne précise pas celle de la sauce, qui n'est dévoilée qu'en 1814, dans l'Art du cuisinier, d'Antoine Beauvilliers. À cette époque, la mayonnaise est prise soit au jaune d'œuf, soit à la gelée :

Mettez dans un vase de terre trois ou quatre cuillerées à bouche d'huile fine, et deux de vinaigre d'estragon ; joignez-y estragon, échalotes, pimprenelles, hachés très-fin, sel, gros poivre, en suffisante quantité, deux ou trois cuillerées à bouche de gelée ou d'aspic ; remuez bien le tout avec une cuiller : la sauce se liera et formera une espèce de pommade. Goûtez-la : si elle était trop salée ou trop vinaigrée, mêlez-y un peu d'huile ; en cas que vous la vouliez claire, concassez la gelée avec votre couteau, et mêlez-la légèrement avec votre assaisonnement.3

Antoine Beauvilliers, dans son L'art du cuisinier, donne la première recette détaillée de mayonnaise
 
Sole en magnonnaise
Très vite, les cuisiniers français s'emparent de la mayonnaise pour en mettre partout. Nous avons le saumon, le filet de sole et le poulet en mayonnaise chez Viard (1806), auxquels Beauvilliers (1814) ajoute le lapereau, le faisan, le veau et le perdreau, sans oublier la perche, le chou-fleur, les salsifis, la truite, le homard, la langue d'agneau, la cervelle de veau, le fond d'artichaut, le brochet, le thon et le turbot d'Antonin Carême (Le maître d'hôtel français, 1822).

 
Une présentation très sophistiquée de filets de « magnonnaise de filets de soles dans une bordure de gelée » par Antonin Carême (L'art de la cuisine française au XIXe siècle, 1828). La mayonnaise est alors une sauce qui revient cher.
 

Chapon en sauce mayonnaise du cuisinier Albert

Tous ces mets à la mayonnaise sont des entrées ou des hors-d'œuvre. Ils sont présentés avec soin et peuvent atteindre un degré de sophistication très élevé, notamment chez Antonin Carême4. Voici la recette de la mayonnaise et celle du chapon en mayonnaise d'Albert, cuisinier de l'oncle de Napoléon 1er, le cardinal Joseph Fesch.

Sauce Mayonnaise

Mettez dans un bol de faïence un ou deux jaunes d'œufs crus, avec du sel et le jus d'un citron ; ajoutez de l'huile peu à peu, en tournant sans cesse ; votre sauce ne tardera pas à s'épaissir ; mettez-y de temps en temps un peu de fort vinaigre aromatique : vous pouvez y ajouter de l'huile, tant que la sauce ne perd pas de sa consistance ; servez-vous-en pour les salades de poissons, de volailles et de légumes cuits.5

Notre seul commentaire concernant la confection de la mayonnaise est que, contrairement à plusieurs idées reçues, il n'est absolument pas nécessaire d'ajouter de la moutarde pour faire prendre la sauce, ni de cuire le jaune d'œuf avec du sel, ni d'utiliser un jaune d'œuf à température ambiante.

Chapon en Mayonnaise.

Coupez en morceaux un chapon rôti ; faites-les mariner avec de l'huile, du vinaigre aromatique, sel, gros poivre, cerfeuil, civette, pimprenelle et estragon hachés ; dressez vos morceaux sur un plat ; entourez-les d'un cordon d'œufs durs, d'anchois, de cornichons et de câpres hachés ; versez par-dessus une mayonnaise.6

 

Recette actualisée, pour 4 personnes

mayo2

1 poulet de 1,400 g, huile d'olive, vinaigre aromatique (à l'estragon par exemple), cerfeuil, ciboulette, pimprenelle,  estragon, 2 œufs, 8 anchois, cornichons, câpres, sel, poivre, mayonnaise.

Cuire le poulet au four à 200° pendant 45 à 50 minutes.
Préparer les œufs durs. Préparer la marinade avec l'huile, le vinaigre, le sel, le poivre, le cerfeuil, la ciboulette, la pimprenelle et l'estragon hachés.
Prélever la chair du poulet rôti et l'enduire de la marinade. Laisser mariner 2 heures.
Dresser les morceaux de poulet au milieu d'un plat. Découper les œufs en quartiers. Les disposer perpendiculairement autour du plat. Séparer les anchois en deux et les disposer en croix sur les œufs. Découper les cornichons en cubes. Remplir un intervalle sur deux de cornichons et l'autre de câpres hachés.
Dresser la mayonnaise sur la garniture.




1 Edmund John Eyre, Observations made at Paris during the peace, London, 1803, p. 117.
2 André Viard, Le cuisinier impérial, Paris, 1806.
3 Antoine Beauvilliers, L'art du cuisinier, t. 1, Paris, 1814, p. 66.
4 Voir sa « magnonnaise de filets de soles » dans Antonin Carême, L'art de la cuisine française au XIXe siècle, Paris, 1828, p. 66-68.
5 B. Albert, Le cuisinier parisien, ou manuel complet d'économie domestique, Paris, 1825, n°40.
6 Idem, n° 438.

Les dérivés

La mayonnaise acquiert rapidement ses lettres de noblesse et finit par atteindre le stade ultime de sauce de base. Ses dérivés se multiplient au cours du siècle. Escoffier nous livre une belle panoplie de sauces à base de mayonnaise :

  • la sauce Aïoli ou Beurre de Provence : mayonnaise montée avec de la purée d'ail et additionnée de jus de citron ;
  • la sauce Andalouse : mayonnaise additionnée de purée de tomate et de poivrons hachés finement ;
  • la sauce Bohémienne : mayonnaise montée avec de l'huile qu'on laisse couler dans de la béchamel mélangée au jaune d'œuf et au vinaigre, agrémentée de moutarde ;
  • la sauce Chantilly : mayonnaise très épaisse additionnée de crème fouettée (pour les asperges tièdes ou froides) ;
  • la sauce Génoise : mayonnaise obtenue avec une purée de pistaches, de pignons et de béchamel, mélangée aux jaunes d'œufs et montée à l'huile avec du jus de citron. On y ajoute de la purée de persil, de cerfeuil, d'estragon, de ciboulette et de pimprenelle ;
  • la sauce Gribiche : mayonnaise obtenue en montant une pâte de jaunes d'œufs durs moutardée avec l'huile et le vinaigre, agrémentée de cornichons, de câpres, de persil, de cerfeuil, d'estragon et de blanc d'œuf dur hachés ;
  • la sauce Italienne : mayonnaise additionnée d'une purée de cervelle de veau et de persil haché ;
  • la Mousquetaire : mayonnaise additionnée d'échalotes hachées, de vin blanc, de glace de viande, de ciboulette hachée et de poivre de Cayenne ;
  • la Rémoulade : mayonnaise additionnée de moutarde ;
  • la sauce Russe : mayonnaise additionnée de homard et de caviar passés au tamis ;
  • la sauce Tartare : mayonnaise additionnée de jaunes d'œufs durs broyés et montés avec de l'huile et du vinaigre, aromatisés à la purée d'oignon vert ou de ciboulette ;
  • la sauce Verte : mayonnaise additionnée de jus d'épinard, de cresson, de persil, de cerfeuil et d'estragon ébouillantés, égouttés, rafraîchis et pilés ;
  • la sauce Vincent : oseille, persil, cerfeuil, estragon, ciboulette et pimprenelle pilés avec des jaunes d'œufs durs, passés à l'étamine puis montés en mayonnaise avec du jaune d'œuf, de l'huile et du vinaigre ;
  • La sauce Suédoise : mayonnaise additionnée de pommes aigres réduites en purée et de raifort râpé7.

Auguste Escoffier200
Auguste Escoffier (1846-1935).

Bien entendu, jusqu'au 20e siècle, la mayonnaise demeure une sauce luxueuse, car l'huile reste un produit cher que tout le monde ne peut s'offrir. Pour remédier à ce problème, on recourt à certaines astuces afin de goûter aux plaisirs de la mayonnaise sans se ruiner. Un premier truc consiste à allonger une mayonnaise avec un roux mouillé à l'eau. Un deuxième permet de se passer carrément d'huile en faisant épaissir un jaune d'œuf battu avec du vinaigre sur un feu très doux. On y ajoute de la moutarde avant de servir. L'ultime procédé se passe à la fois d'huile et d'œuf. On délaie de la farine dans un petit peu d'eau et on laisse épaissir au bain-marie. Après refroidissement, on assaisonne de vinaigre, de moutarde, de sel et de poivre8.

Pendant la première guerre mondiale, on remplace l'huile par une pomme de terre cuite délayée à l'eau et liée avec un jaune d'œuf. On allonge avec du vinaigre et on monte la sauce au beurre9.

Notre hypothèse des origines de la mayonnaise

Mais tout cela ne nous dit toujours pas d'où vient la mayonnaise. Est-elle née, comme cela a été suggéré dans la première partie de l'article, du génie culinaire du cuisinier du maréchal de Richelieu ou de celui des habitants de la ville de Bayonne ? Rien ne permet de l'affirmer. Nous avons quant à nous une autre explication, également hypothétique, mais qui a le mérite de s'appuyer sur des textes.

Comme nous l'avons dit, à part dans les rares témoignages antique et médiéval, la sauce émulsionnée froide semble absente des textes culinaires jusqu'au 19e siècle. Pendant l'époque moderne, on ne trouve que des sauces émulsionnées instables pour accompagner les rôtis. Parmi elles, la rémoulade fait un véritable tabac. La Ramolade de Massialot se compose de persil, de ciboule, d'anchois, de câpres, de basilic, de sarriette, de thym, de sel et de poivre, bien hachés et mélangés avec de l'huile et du vinaigre10. Vincent la Chapelle la donne en version chaude, avec de l'huile, du coulis, de la moutarde, des clous de girofle, des câpres, du vin blanc, des fines herbes et du persil11. Il appelle sa rémoulade chaude verte une « ravigote ». Notons que la rémoulade actuelle est une mayonnaise fortement moutardée et que la ravigote actuelle ressemble davantage à la rémoulade d'origine.

avicenne

Bref, nous ne trouvons aucune sauce émulsionnée stable dans les textes culinaires modernes. Pourtant, depuis le plein Moyen-Âge, une foule de recettes donnent précisément la formule de l'émulsion stable à base d'huile d'olive et de jaune d'œuf. Néanmoins, ces textes n'ont pas été écrits par des cuisiniers. Ils sont l'œuvre de pharmaciens inspirés par le médecin musulman Avicenne (980-1037). Ce dernier, traduit en latin au 12e siècle, a une influence considérable sur l'étude de la médecine en Occident. Son Liber Canonis, mieux connu sous le nom de Canon, livre la recette d'un onguent permettant de soigner les brûlures12. Il se compose d'huile rosat, c'est-à-dire d'huile d'olive à la rose13, battue avec un jaune d'œuf. On y ajoute des feuilles de mauve, des blettes et des lentilles.

Avicenne (980-1037).

À partir de ce moment, on prend l'habitude de s'appliquer de la « mayonnaise » sur les brûlures et les plaies afin de les guérir. À la Renaissance, une multitude de secrets14 et de livres de médecine donnent des recettes d'onguents fabriqués selon le même principe. On s'en sert notamment pour soigner les hémorroïdes et Ambroise Paré l'applique sur les plaies causées par les arquebuses. Voici un exemple de secret du 16e siècle :

Secret fort beau & facile pour guarir, en un jour ou deux, toutes sortes de playes vieilles, es-quelles soit creüe de la chair morte ou su-perflue, & qui ne se peuvent guarir par autres medecines.

Pren trois onces de tourmentine (...) & un moyeu15 d'œuf, huile rosat once & demie, du sublimé demie drachmel melle bien tout ensemble, & en fais une emplâtre, puis aplique sus le mal.16

D'un usage externe, nous passons à un usage interne. Au 18e siècle, certains loochs, sortes de sirop, se confectionnent en émulsionnant de l'huile d'olive avec du jaune d'œuf, auxquels on ajoute des remèdes pectoraux. La recette d'Antoine Baumé est particulièrement éloquente :

On pese dans la même fiole l'eau et le syrop, et l'on met l'huile dans une autre fiole. On délaie le jaune d'œuf dans un mortier de marbre avec un pilon de bois, et l'on ajoute une petite cuillerée de l'eau mêlée avec le syrop. Lorsque ce mélange est bien délayé, on met l'huile peu-à-peu, et on l'incorpore avec le jaune d'œuf : on agite le pilon jusqu'à ce que toute l'huile soit entrée dans le mélange, qu'il ne paroisse aucun globule d'huile, que la matiere soit bien unie, et qu'elle soit devenue épaisse et volumineuse. Alors on la délaie avec le reste de l'eau mêlée de syrop, et l'on ajoute l'eau de fleurs d'orange sur la fin. On met ce looch dans une fiole.17

 

Désormais, on mange de la « mayonnaise » à la petite cuiller pour se soigner des bronches.

On peut imaginer la suite. Le procédé passe de la pharmacie à la cuisine, chemin déjà parcouru par le sucre et l'alcool, la préparation prend mystérieusement le nom de « mayonnaise » et finit par inonder la gastronomie au cours des 19e et 20e siècles. Bien entendu, il ne s'agit que d'une hypothèse, mais c'est la plus plausible que nous ayons trouvée.

Pierre Leclercq
Août 2010

 

crayon

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique. 

 




7 Auguste Escoffier, Le guide culinaire, Paris, 1921, p. 47-50.
8 Louisa Mathieu, Traité d'économie domestique et d'hygiène, ca 1913, p. 433.
9 Manuscrit Musée de la Vie Wallonne, dossier 8 F, n° 87 666.
10 François Massialot, Le cuisinier royal et bourgeois, Paris, 1705, p. 65.
11 Vincent la Chapelle, Le cuisinier moderne, 1742, p. 29.
12 Avicenne, Liber Canonis, l. 4, f. 4, tr. 2, ch. 13.
13 Pour la fabrication de l'huile rosat, voir :
Charles Estienne, Jean Liebault, L'agriculture et maison rustique, Lyon, 1653, p. 415.
14 Le secret est un genre littéraire. On y trouve diverses recettes médicales et domestiques.
15 Jaune.
16 Les secrets de reverend signeur Alexis, Piedmontois, traduit de l'Italien en François, Anvers, 1557, p. 32.
 
Voir encore :
La grande chirurgie de M. Gui de Chauliac, Medecin tres-fameux de l'Université de Montpelier, composée l'an de grace 1363, Roven, 1615, p. 372.
Benoit Textor, De la manière de preserver de la Pestilence, & d'en guerir, selon les bons Autheurs, Lyon, 1551, p. 123.
La grande chirurgie de M. Gui de Chauliac, Lyon, 1580, p. 459.
Laurent Joubert, Traitté des arcbusades, Lyon, 1581, p. 211.
David de Planis Campy, Traicté des playes faites par les mousquetades, Paris, 1623, p. 134-136.
Olivier de Serres, Le théâtre d'agriculture et mesnage des champs, Genève, 1651, p. 843.
17 Antoine Baumé, Elements de pharmacie théorique et pratique, Paris, 1797, p. 833.


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 19 April 2024