Culture, le magazine culturel en ligne de l'Universit� de Li�ge


Jacques Perrin

26 August 2010
Jacques Perrin

Perrin-Oceans

Pour Carné il fut l'un des fils de Carette. Plus tard, Zurlini en a fait l'amant de Claudia Cardinale, et pour Tom Tykwer, il prête sa voix française au Parfum. Producteur, il s'engagea avec Z de Costa-Gavras, mais a aussi suscité la passion du grand public pour quelques insectes aveyronnais. Réalisateur enfin (Le peuple migrateur ; Océans), il est aujourd'hui un des acteurs majeurs du retour du documentaire dans les salles obscures. Jacques Perrin. Une carrière qui donne le vertige, immense comme les soixante années de cinéma qu'il a traversées sans jamais cesser de prendre des risques, d'essayer, de repenser encore et encore une existence professionnelle dans laquelle il ne veut se sédentariser.

À cinq ans, il débute dans Les portes de la nuit de Marcel Carné (1946). Quelques années plus tard, ses premiers grands rôles le placent sous la direction de Henri-Georges Clouzot (La vérité 1960) ou de Valerio Zurlini (La fille à la valise 1961 ; Journal intime 1962) qui l'imposent comme un jeune acteur dorénavant incontournable. Il enchaîne ensuite les rôles pour les plus grands comme pour de jeunes réalisateurs visionnaires : Claude Berri et Bertrand Tavernier (La chance et l'amour 1964), Pierre Schoendoerffer (La 317e section 1965), Costa-Gavras (Compartiment tueurs 1965), Claude Chabrol (La ligne de démarcation 1966), Jacques Demy (Les demoiselles de Rochefort 1967; Peau d'âne 1970), tant de cinéastes dont les noms figurent aujourd'hui au panthéon du septième art.

Photo extraite du film Océans

demoiselles de rochefort fille à la valise
À gauche : Les demoiselles de Rochefort, 1967 - À droite : La fille à la valise, 1961

À la fin des années soixante, Jacques Perrin se découvre aussi producteur, une fonction qu'il aime assimiler à celle de « pré-metteur en scène ». Il crée sa propre société de production (Reggane Films, devenue Galatée Films), porte des projets ambitieux, critiques voire contestataires. On retiendra entre autres Z (1969) et État de siège (1973) de Costa-Gavras ou encore Guerre d'Algérie (1972) d'Yves Courrière et Philippe Monnier.

Mais ce nouveau métier ne l'empêche pas de poursuivre sa carrière d'acteur jusqu'à aujourd'hui, tant dans de grosses productions (Cinema Paradiso de Guiseppe Tornatore en 1989 ; Le pacte des loups de Christophe Gans en 2001) que dans des projets plus discrets pour lesquels la vedette s'engage généreusement – certains se souviendront de son rôle dans Home Sweet Home du belge Benoît Lamy en 1973. Plus récemment, il a offert sa voix à des textes de jeunes auteurs européens (Nils Tavernier pour L'Odyssée de la vie en 2005, Tom Tykwer pour Le parfum. Histoire d'un meurtrier en 2006). 

l enfer  cinemaParadisio choristes

De gauche à droite : L'enfer (2004), Cinéma pardisio (1989), Les Choristes (2003)

 

microcosmos
le peuple migrateur

 En 1995, Jacques Perrin passe à la réalisation. Le film de montage Les enfants de Lumière (mont. Yves Deschamps), dont il signe le commentaire, célèbre cent ans de cinéma français à travers un immense voyage composé d'extraits de 300 films. L'œuvre est ambitieuse mais taillée sur mesure pour celui qui connut Carné, Clouzot, Demy et tant d'autres. Vient ensuite Microcosmos. Le peuple de l'herbe, le film de Claude Nuridsany et Marie Pérennou, produit par Jacques Perrin. L'audace fait mouche : célébré en Europe comme aux États-Unis, ce documentaire sur quelques insectes de l'Aveyron connaît un destin critique et commercial tout simplement exceptionnel. Jacques Perrin n'en est pas encore le coréalisateur. Mais le pli d'un documentaire animalier d'une nouvelle facture est pris, qui fera de lui un véritable auteur documentaire quelques années plus tard. Quatre ans à peine après la sortie de Microcosmos – une seconde à l'échelle du travail colossal déployé pour la préproduction de son nouveau film – il réapparaît en effet avec un projet qui explore un peu plus encore le genre du documentaire animalier : Le peuple migrateur (2001, coréal. Jacques Cluzaud & Michel Debats), un film grâce auquel le producteur devenu réalisateur écrit une des plus belles pages d'un genre cinématographique qui réinvestit définitivement les salles de cinéma.

peuplemigrateur-perrin

Loin du document vulgarisant qui inonde le marché télévisuel, mais indifférent aussi à l'anthropomorphisme de certaines fictions à grand spectacle, Le peuple migrateur frappe d'emblée les sens des spectateurs, invités, comme dans Microcosmos, à découvrir un monde inaccessible. Immersion superbe dans un univers étrange en trois dimensions ouvertes, le film de Perrin raconte les périples de ces inlassables voyageurs que sont les oiseaux migrateurs et témoigne cette fois d'un parti pris formel fort. À rebours du traditionnel reportage animalier dont le but premier est de camoufler l'intervention d'un dispositif technique pour montrer les animaux « sauvages tels qu'ils sont », Jacques Perrin renonce à l'utopique miroir du réel, pour assumer, avec l'indispensable concours de véritables artisans de la technique de prise de vue, un regard, son regard, celui d'un auteur.

peuplemigrateur300

Le documentaire animalier – mais s'agit-il vraiment encore de cela ? – ne se réduit plus alors à la seule traque d'une bête par la caméra, mais exige au contraire l'événement d'une rencontre à trois, entre un animal, un dispositif de prise de vue et un réalisateur. Jacques Perrin s'empare ensuite de la matière première du réel, pour la retravailler, la refaçonner, sans jamais la trahir. Il en révèle les parts insoupçonnées de beauté. La surprise, le sourire, les larmes du spectateur ne sont plus alors les fruits d'un anthropomorphisme artificiel, ni d'un regard illusoire sur un réel idéalisé, mais bien ceux d'une véritable (re)création dont les oiseaux sont les premiers acteurs. Déjà annoncée dans Microcosmos, cette façon de penser le documentaire animalier repose sur une réciprocité essentielle : si la caméra est en mesure de découvrir et d'enregistrer d'immenses pans de nature jamais encore vus, cette même nature s'impose aussi telle une matière première à l'auteur qui la retravaille prudemment, une matière qui l'incite non seulement à inventer de nouveaux outils de tournage, mais qui l'encourage aussi à élargir les frontières spatiales du cinéma.

39729[1]

En 2009, Jacques Perrin persiste dans cette démarche avec Océans (coréal. : Jacques Cluzaud). Aux antipodes de l'héroïsme technologique des nouveaux avatars, mais à l'opposé aussi d'une télévision réalité boulimique de son propre cynisme, Océans tente d'aller chercher le réel là où il se trouve encore, pour le magnifier ensuite avec des moyens proprement cinématographiques. Le cinéaste s'y fait compositeur et chorégraphe, ne dressant plus les animaux pour les besoins du film, mais les mettant véritablement en scène autant qu'eux le mettent en réalisation. Les poissons et les mammifères marins forcent la caméra à s'affranchir de sa lourdeur. Il n'y a plus ni haut, ni bas, ni volume, ni surface plane, tout n'est que mouvement, dans une complicité silencieuse entre dispositif d'enregistrement et danseurs. Et lorsque cette complicité devient, le temps d'un instant, fusion parfaite, Océans révèle une succession de points, de couleurs, de particules lumineuses en mouvement, proches de l'abstraction : du cinéma, de la lumière en mouvement, du mouvement en lumière.

Au-delà de la performance technique et formelle, Océans amène enfin le spectateur à repenser le rapport entre le monde et le cinéma, un rapport qu'il s'agira dorénavant d'imaginer avec modestie. Nager aussi vite qu'un banc de thons en chasse ; capter les regards de dauphins que l'opérateur accompagne dans leur course effrénée (qui joue avec qui ?) ; assister au duel de deux crabes au fond de la mer ; voir le repas improbable d'une gigantesque baleine engloutissant un nuage de krills minuscules : face à ces scènes souvent inédites, le spectateur reste perplexe. Il est ébloui par la beauté simple de ce qu'il n'a jamais pu voir auparavant. Mais il tressaille aussi de temps à autre, bouleversé doucement par un imprévisible « déjà-vu ». Volonté de l'auteur comme le démontre parfois la bande son, mais aussi fruit du hasard, bon nombre d'images d'Océans rappellent en effet d'autres scènes de cinéma. Dans le combat de deux immenses armées d'araignées de mer, dans l'épopée de centaines de tortues à peine écloses, dans la chasse d'oiseaux plongeurs, ou encore dans le saut vertigineux d'une baleine, se rejoue l'histoire du cinéma, de ses chevauchées fantastiques, de ses batailles épiques, de ses débarquements, de ses duels, de ses immeubles qui s'effondrent... Mais ne faut-il pas retourner cette proposition ? La mer rejoue-t-elle vraiment le cinéma ou l'a-t-elle précédé, regorgeant depuis la nuit des temps de mille et une séquences que l'on ne voyait pas et que le film de Jacques Perrin nous révèle enfin ? Si tel est le cas, Océans est bien plus qu'un énième acte de sensibilisation à la question écologique, qui fait recette depuis quelques années déjà. Car Océans n'alarme pas, ne s'apitoie pas, ne propose pas de solution naïve aux immenses problèmes qui menacent notre planète. Océans nous apprend simplement à voir, à regarder l'autre et l'étrange, le « presque familier » comme le dit le commentaire. Ici, le « presque » prend tout son sens ; il trace l'ébauche d'un premier pas vers la découverte du monde qui nous entoure. Une amorce de solution. Car ce que l'on apprend à admirer, on ne veut, on ne peut le détruire.

 

Jeremy Hamers
Août 2010

 

crayon

Jeremy Hamers est Assistant au Service Cinéma et vidéo documentaires du Département des Arts et Sciences de la communication (ULg).

 

Voir aussi l'article : Océans : le cinéma danse, par Abdelhamid Mahfoud


� Universit� de Li�ge - https://culture.uliege.be - 24 April 2024