Jacques Perrin

 

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le peuple migrateur

 En 1995, Jacques Perrin passe à la réalisation. Le film de montage Les enfants de Lumière (mont. Yves Deschamps), dont il signe le commentaire, célèbre cent ans de cinéma français à travers un immense voyage composé d'extraits de 300 films. L'œuvre est ambitieuse mais taillée sur mesure pour celui qui connut Carné, Clouzot, Demy et tant d'autres. Vient ensuite Microcosmos. Le peuple de l'herbe, le film de Claude Nuridsany et Marie Pérennou, produit par Jacques Perrin. L'audace fait mouche : célébré en Europe comme aux États-Unis, ce documentaire sur quelques insectes de l'Aveyron connaît un destin critique et commercial tout simplement exceptionnel. Jacques Perrin n'en est pas encore le coréalisateur. Mais le pli d'un documentaire animalier d'une nouvelle facture est pris, qui fera de lui un véritable auteur documentaire quelques années plus tard. Quatre ans à peine après la sortie de Microcosmos – une seconde à l'échelle du travail colossal déployé pour la préproduction de son nouveau film – il réapparaît en effet avec un projet qui explore un peu plus encore le genre du documentaire animalier : Le peuple migrateur (2001, coréal. Jacques Cluzaud & Michel Debats), un film grâce auquel le producteur devenu réalisateur écrit une des plus belles pages d'un genre cinématographique qui réinvestit définitivement les salles de cinéma.

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Loin du document vulgarisant qui inonde le marché télévisuel, mais indifférent aussi à l'anthropomorphisme de certaines fictions à grand spectacle, Le peuple migrateur frappe d'emblée les sens des spectateurs, invités, comme dans Microcosmos, à découvrir un monde inaccessible. Immersion superbe dans un univers étrange en trois dimensions ouvertes, le film de Perrin raconte les périples de ces inlassables voyageurs que sont les oiseaux migrateurs et témoigne cette fois d'un parti pris formel fort. À rebours du traditionnel reportage animalier dont le but premier est de camoufler l'intervention d'un dispositif technique pour montrer les animaux « sauvages tels qu'ils sont », Jacques Perrin renonce à l'utopique miroir du réel, pour assumer, avec l'indispensable concours de véritables artisans de la technique de prise de vue, un regard, son regard, celui d'un auteur.

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Le documentaire animalier – mais s'agit-il vraiment encore de cela ? – ne se réduit plus alors à la seule traque d'une bête par la caméra, mais exige au contraire l'événement d'une rencontre à trois, entre un animal, un dispositif de prise de vue et un réalisateur. Jacques Perrin s'empare ensuite de la matière première du réel, pour la retravailler, la refaçonner, sans jamais la trahir. Il en révèle les parts insoupçonnées de beauté. La surprise, le sourire, les larmes du spectateur ne sont plus alors les fruits d'un anthropomorphisme artificiel, ni d'un regard illusoire sur un réel idéalisé, mais bien ceux d'une véritable (re)création dont les oiseaux sont les premiers acteurs. Déjà annoncée dans Microcosmos, cette façon de penser le documentaire animalier repose sur une réciprocité essentielle : si la caméra est en mesure de découvrir et d'enregistrer d'immenses pans de nature jamais encore vus, cette même nature s'impose aussi telle une matière première à l'auteur qui la retravaille prudemment, une matière qui l'incite non seulement à inventer de nouveaux outils de tournage, mais qui l'encourage aussi à élargir les frontières spatiales du cinéma.

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En 2009, Jacques Perrin persiste dans cette démarche avec Océans (coréal. : Jacques Cluzaud). Aux antipodes de l'héroïsme technologique des nouveaux avatars, mais à l'opposé aussi d'une télévision réalité boulimique de son propre cynisme, Océans tente d'aller chercher le réel là où il se trouve encore, pour le magnifier ensuite avec des moyens proprement cinématographiques. Le cinéaste s'y fait compositeur et chorégraphe, ne dressant plus les animaux pour les besoins du film, mais les mettant véritablement en scène autant qu'eux le mettent en réalisation. Les poissons et les mammifères marins forcent la caméra à s'affranchir de sa lourdeur. Il n'y a plus ni haut, ni bas, ni volume, ni surface plane, tout n'est que mouvement, dans une complicité silencieuse entre dispositif d'enregistrement et danseurs. Et lorsque cette complicité devient, le temps d'un instant, fusion parfaite, Océans révèle une succession de points, de couleurs, de particules lumineuses en mouvement, proches de l'abstraction : du cinéma, de la lumière en mouvement, du mouvement en lumière.

Au-delà de la performance technique et formelle, Océans amène enfin le spectateur à repenser le rapport entre le monde et le cinéma, un rapport qu'il s'agira dorénavant d'imaginer avec modestie. Nager aussi vite qu'un banc de thons en chasse ; capter les regards de dauphins que l'opérateur accompagne dans leur course effrénée (qui joue avec qui ?) ; assister au duel de deux crabes au fond de la mer ; voir le repas improbable d'une gigantesque baleine engloutissant un nuage de krills minuscules : face à ces scènes souvent inédites, le spectateur reste perplexe. Il est ébloui par la beauté simple de ce qu'il n'a jamais pu voir auparavant. Mais il tressaille aussi de temps à autre, bouleversé doucement par un imprévisible « déjà-vu ». Volonté de l'auteur comme le démontre parfois la bande son, mais aussi fruit du hasard, bon nombre d'images d'Océans rappellent en effet d'autres scènes de cinéma. Dans le combat de deux immenses armées d'araignées de mer, dans l'épopée de centaines de tortues à peine écloses, dans la chasse d'oiseaux plongeurs, ou encore dans le saut vertigineux d'une baleine, se rejoue l'histoire du cinéma, de ses chevauchées fantastiques, de ses batailles épiques, de ses débarquements, de ses duels, de ses immeubles qui s'effondrent... Mais ne faut-il pas retourner cette proposition ? La mer rejoue-t-elle vraiment le cinéma ou l'a-t-elle précédé, regorgeant depuis la nuit des temps de mille et une séquences que l'on ne voyait pas et que le film de Jacques Perrin nous révèle enfin ? Si tel est le cas, Océans est bien plus qu'un énième acte de sensibilisation à la question écologique, qui fait recette depuis quelques années déjà. Car Océans n'alarme pas, ne s'apitoie pas, ne propose pas de solution naïve aux immenses problèmes qui menacent notre planète. Océans nous apprend simplement à voir, à regarder l'autre et l'étrange, le « presque familier » comme le dit le commentaire. Ici, le « presque » prend tout son sens ; il trace l'ébauche d'un premier pas vers la découverte du monde qui nous entoure. Une amorce de solution. Car ce que l'on apprend à admirer, on ne veut, on ne peut le détruire.

 

Jeremy Hamers
Août 2010

 

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Jeremy Hamers est Assistant au Service Cinéma et vidéo documentaires du Département des Arts et Sciences de la communication (ULg).

 

Voir aussi l'article : Océans : le cinéma danse, par Abdelhamid Mahfoud

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