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Pierre Alechinsky : Récit d'un itinéraire pictural

26 August 2010
Pierre Alechinsky : Récit d'un itinéraire pictural

Alechinsky-portrait

Tout en étant exemplaire de continuité et de cohérence, l'œuvre de Pierre Alechinsky a de quoi nous surprendre. En comète, elle traverse tous les champs de la peinture, y zigzague, s'autorise toutes sortes d'excursions et de détours, sans jamais renoncer à deux principes : la souplesse du geste et la prolifération des formes. Mais le plus surprenant réside encore ailleurs : dans cette capacité d'invention et de renouvellement que le peintre démontre depuis plus de soixante ans.

Né à Bruxelles, le 19 octobre 1927, d'une mère belge et d'un père russe, Pierre Alechinsky quitte l'enseignement secondaire à l'âge de 17 ans pour étudier les techniques du livre à l'École nationale supérieure d'Architecture et des Arts décoratifs de La Cambre. Commençant son trajet par la gravure, Alechinsky entre dans le groupe de la Jeune Peinture Belge en 1947. Il a alors vingt ans et il est déjà de ceux dont une toile rend celui qui la contemple plus léger, plus rapide, plus vif. Gaucher contrarié, Alechinsky réserve sa main gauche au dessin et réalise, dès ses débuts, une œuvre marquée par le signe et la matière. On le dirait alors volontiers « matériologue », sans craindre le néologisme autorisé par l'exemple de Dubuffet, tant il prend alors de plaisir à jouer avec les textures. En 1949, il devient membre du groupe COBRA (COpenhague, BRuxelles, Amsterdam) et s'engage, avec Christian Dotremont, dans une vision de l'art dominée par l'expérimentation, les créations partagées, la liberté du geste, le refus des conventions et le décloisonnement des genres. La rencontre avec les peintres du mouvement Cobra sonne comme une libération. Il la relate dans ses « Souvenotes », un ouvrage publié en 1977 :

Cobra, c'est la spontanéité ; une opposition totale aux calculs de l'abstraction froide, aux spéculations misérabilistiques ou « optimistiques » du réalisme-socialiste, à toute forme de décalage entre la pensée libre et l'action de peindre librement ; c'est aussi une ouverture internationaliste et une volonté de despécialisation (des peintres écrivent, des écrivains peignent). P. A. [comme il se désigne] se lance immédiatement dans le travail d'organisation du mouvement, assiste Dotremont dans la fabrication des numéros de la revue et la coordination des expositions. Travail de saute-ruisseau, apparemment inutile pour un peintre, mais cela donne le temps à P. A. de réfléchir, de se charger...

Alechinsky

Dictée par ces nouveaux impératifs, la peinture de Pierre Alechinsky évolue sensiblement. Le geste devient plus libre et le signe gagne en mobilité. À l'instar d'Asger Jorn, autre membre du groupe COBRA, l'artiste belge en appelle à une « spontanéité irrationnelle »1 qui triture la matière pour en faire éclore, non une forme, mais un univers plastique mouvant2 . « Il s'agit moins de décrire une forme que de peser une matière »3, écrira Pierre Alechinsky en 1951 dans la revue Cobra. Dans cette perspective, l'image ne constitue plus une fin en soi, mais la trace d'une expérience corporelle où l'écriture tient une place centrale. L'irruption de l'écriture dans l'espace pictural se perçoit déjà dans Les Hautes herbes (ci-contre), une toile présentée en 1951 à la 2e Exposition internationale d'art expérimental de Liège. Faite d'un enchevêtrement de signes qui prive le spectateur de se fixer dans un schéma équilibré, cette œuvre manifeste déjà la volonté qu'a le peintre d'inventer un vocabulaire personnel et de mettre en place une dynamique de fusion entre peinture et écriture.

Ci-dessus : Pierre Alechinsky, Les hautes herbes, 1951, huile sur toile, Madrid, Museo nacional, Centro de Arte Reina Sofia
 


 

Toutes les photos de l'auteur ou de son œuvre sont soumises au droit d'auteur. Elles sont reproduites ici avec l'aimable autorisation de Monsieur Pierre Alechinsky que nous remercions vivement.

1 Expression utilisée par l'artiste danois Asger Jorn, autre membre du groupe COBRA.
2 Laoureux Denis, Histoire de l'art 20e siècle. Clés pour comprendre, Bruxelles, De Boeck, 2009, p. 128
3 Alechinsky Pierre, « Abstraction faite », dans Cobra, n° 10, 1951, p. 4.
 

À l'hiver 1951, Alechinsky s'installe à Paris. Les raisons de cette expatriation sont aussi nombreuses qu'évidentes. Outre la proximité linguistique et géographique qui existe entre la Belgique et la France, Paris est, depuis le 19e siècle, la capitale mondiale de l'art : les salons, les galeries, les ateliers où se joue l'histoire de la modernité, tout s'y trouve concentré. Lorsqu'il arrive à Paris, Alechinsky n'est pas un inconnu du monde de l'art. Membre du groupe Cobra jusqu'à sa dissolution en 1951 et repéré par la critique lors de sa première exposition personnelle à la galerie Lou Cosyn en 1947, il débarque à Paris  grâce à une bourse du gouvernement français qui lui permet d'étudier la gravure à l'Atelier 17, dirigé par Stanley William Hayter. Il y rencontre Calder et Miró, et commence à s'intéresser à la calligraphie au contact du peintre chinois Walasse Ting qui lui apprend les techniques des peintres extrêmes-orientaux, technique rendant au corps sa libre gestualité : papier posé sur le sol, l'encrier à la main, le corps debout, mobile, la main désurbordonnée de l'œil4.  Alechinsky écrit :

En octobre 1954, j'observe à Paris Walasse Ting, dans sa piaule du quartier chinois, passage Raguinot : il est accroupi devant son papier. Je suis les mouvements du pinceau, la vitesse. Très importantes les variations de la vitesse, d'un trait, accélération, freinage. Immobilisation. La tache inamovible légère, la tache inamovible lourde. Les blancs, tous les gris, le noir. Lenteur et fulgurance. Ting hésite, puis tout à trac la solution, la chute du chat sur ses pattes. Dernière figure gracieuse au-delà du papier5.

Parallèlement à ses observations dans la « piaule » de Ting, Alechinsky entretient une correspondance avec Morita Shiryû, directeur de Bokubi, une revue consacrée à la calligraphie ancienne et moderne du Japon. C'est sur une table de l'Atelier 17 qu'il découvre l'existence de cette revue. Il écrira à ce propos :

Mon attention venait d'être attirée par un groupe d'écrivains-calligraphes qui publiaient à Kyoto une revue spécialisée, Bokubi (traduction libre : « le plaisir de l'encre ») ; elle trainait, ouverte aux bonnes pages, entre des boîtes d'encre, des chiffons de tarlatane et des plaques de cuivre, sur une table de l'Atelier 17 – la célèbre école de gravure de Bill Hayter où je travaillais (...). Jusqu'en 1955, je n'aurai plus qu'un but : me rendre au Japon (...)6.

Alechinsky part pour le Japon en octobre 1955. À Kyoto, il s'immerge dans l'univers des calligraphes de Bokubi. À nouveau, il observe et, surtout, il réalise un film documentaire, Calligraphie japonaise, dans lequel il n'apparaît pas directement, mais à travers lequel apparaissent les leçons qu'il a prises au contact des calligraphes de Bokubi

CalligraphiePierre Alechinsky et le cameraman Francis Haar sur le tournage, à Kyoto, de Calligraphie japonaise,  1955, © Micky Alechinsky

 

Dans le Boletin de El Paso, Antonio Saura commentera le film en ces termes :

Lors de son récent voyage au Japon, Pierre Alechinsky a réalisé un document cinématographique remarquable sur la calligraphie japonaise (...). La brièveté de certaines scènes, l'ingénuité du montage et de quelques métaphores plastiques, etc., ne portent pas préjudice à ce premier film, premier documentaire consacré aux plus remarquables calligraphes japonais actuels et à leurs techniques de travail. La calligraphie japonaise abstraite présente un grand intérêt pour nous, car elle est le plus bel exemple de l'une des tendances majeures de la peinture actuelle : celui d'une libération du geste spontané comme expression première et élémentaire, voie dans laquelle s'engagent plusieurs peintres occidentaux, d'une manière parfois indirecte ou plus clairement revendiquée7.

 


 

4 Miller Richard, Cobra, Paris, Nouvelles éditions françaises, 1994, p. 56.
5 Alechinsky Pierre, Roue libre, Genève, Skira, 1971, p. 116.
6 Alechinsky Pierre, « Pollock et Guernica », dans Baluchon et ricochets, Paris, Gallimard, 1994, p. 99.
7 Saura Antonio, dans le Boletin de El Paso, novembre 1957, cité dans le catalogue de l'exposition Alechinsky, Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1998, p. 170.

 

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De son séjour au Japon, Alechinsky en tire un enseignement décisif. Progressivement, on le voit aborder des toiles de grand format, posées au sol. On le voit aussi utiliser l'encre pour tracer des signes de plus en libres et spontanés. À Morita, il écrira : « Pour nous l'expression qui a une valeur est celle qui est spontanée, elle ne consiste pas en une consommation de froids calculs. Votre approche et la nôtre se rencontrent sur le point de la spontanéité8. » En considérant le principe de spontanéité comme le point de rencontre entre deux cultures artistiques différentes, Alechinsky démontre que l'expérience calligraphique est avant tout mise au service de sa propre aspiration à inaugurer un dialogue entre écriture et peinture dans l'espace même de l'œuvre. La calligraphie, comme objet de discours et d'inspiration, est donc bien pour le peintre le moyen de concrétiser un projet graphique qui, depuis Cobra, est entièrement dévolu à l'invention d'une écriture spontanée. Le système recherché par le peintre met toutefois du temps à se mettre en place. L'usage de la peinture à l'huile, dont les contraintes de séchage s'accommodent mal de l'orientation qu'il veut donner à son travail, ralentit Alechinsky dans sa quête. La solution vient en 1965, avec la découverte d'un autre matériau, l'acrylique. À Alechinsky d'écrire :

Ma première peinture à l'acrylique date de 1965, je peignais sur une feuille de papier dans l'atelier de Walasse Ting à New York ; j'emportai cette feuille en France. Je me mis à l'observer, punaisée au mur, tout en dessinant à la queue leu leu sur de longues bandes de papier Japon. J'épinglai celles-ci à l'entour : je venais d'organiser Central Park, ma première peinture à remarques marginales. Je collai le tout sur une toile : premier marouflage. J'allais bientôt me déshabituer de la peinture à l'huile9.

Alechinsky - Central Park

Combinée à la leçon de la calligraphie, l'expérience de l'acrylique offre à Alechinsky la possibilité d'un relâchement et une solution de continuité entre dessin et peinture. Central Park (ci-contre) en est le premier témoignage évident. Réalisée en 1965 à New York, où le peintre passe un long séjour en compagnie de Walasse Ting, cette toile marque un véritable tournant. Avec elle, se met en place sa « méthode ». Le format monumental est combiné au geste spontané, le tracé fluide et rapide du pinceau oriental suggère d'infinis enchaînements et, surtout, la liberté formelle s'accompagne dans les marges d'un récit, tramé en noir et blanc. À la manière des prédelles qui accompagnaient les retables médiévaux, ses marges –  qui deviendront sa marque – encadrent, resserrent, et commentent le centre du tableau10.  Formant le cadre historié du motif central en couleur, ces « remarques marginales » induisent un processus rythmique au terme duquel le tableau relie l'iconicité11, incarnée par le serpent au centre, et la narrativité qu'imposent marges et prédelles. Alechinsky joue également du contraste entre la couleur stridente du centre,  « retenant les yeux de celui qui passe devant le tableau »12, et le noir et blanc fixés à la périphérie du rectangle. Il en fera ce commentaire :

J'ai repris cette forme, venue de la topographie du parc, à l'acrylique, sur un rectangle de papier posé au sol. L'été suivant, j'ai punaisé cette image sur un mur de l'ancienne école d'un village de l'Oise, où j'avais un atelier. Et pendant plusieurs soirées, en regardant cette image, je me suis mis à dessiner au pinceau et à l'encre de Chine sur des bandes de papier Japon, comme ça, pour le plaisir, mais tout en pensant aux mythologies citadines que ce parc « ventral » de New York suscitait. Puis, pour voir ce que cela donnerait, je les ai fixées à la périphérie du rectangle très coloré peint à New York. Ca fonctionnait étrangement, les remarques marginales (terme emprunté à l'estampe) en noir et blanc entourant la zone colorée du centre retenant les yeux de celui qui passe devant le tableau13.

Avec Central Park, Alechinsky jette les bases d'un univers plastique en perpétuel mouvement d'où jaillissent de drôles de bêtes souvent serpentines, des volcans en éruption, des courbes et des spirales. Le vocabulaire n'est sans doute pas assez abondant pour décrire les manipulations, détournements et tourments qu'il fait subir à ses œuvres :

Petit à petit, je me suis constitué, dessinant, un vocabulaire d'images d'après des modèles disposés sur ma table, près de l'encre et du papier ; modèles on ne peut plus humbles (si tant est que l'on puisse prêter quelque caractère à des cailloux, des racines, des pelures d'orange). Par enchaînement, un peu à la manière du calembour, j'ai vu apparaître les dames de mes pensées, les chapeaux en plume des Gilles de Binche (soudainement proches des Mayas), éruptions volcaniques (autres bouquets), spirales, volutes, méandre d'une rivière devenant sentes, ou lacets, ou serpents14.

 



8 Alechinsky, Pierre, cité par FROLEY, Elisabeth, « Abstractions et calligraphies », dans le catalogue de l'exposition Les sources japonaises de l'art occidental, Paris, Galerie Jeannette Ostier, 1986, n.p.
9  Alechinsky Pierre, « Les moyens du bord », dans Hors-cadre, Bruxelles, Editions Labor, 1996, p. 17.
10 Bellet Harry, « Pierre Alechinsky, les espiègleries d'un serpent à poils », dans Le Monde, 16 septembre 1998.
11 Draguet Michel, « Troisième mouvement. Promenades marginales », dans le catalogue de l'exposition Alechinsky de A à Y. Catalogue « raisonnable » d'une rétrospective, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts, 2008, p. 197.
12 Pierre Alechinsky, cité dans  Alechinsky. Le rêve au bout du pinceau, Télérama hors série, 1998, p. 29.
13 Idem, p. 29.
14 Pierre Alechinsky, cité sur le site http://www.moreeuw.com/histoire-art/pierre-alechinsky.htm (dernière consultation : le 4 août 2010)

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Tel un calligraphe, un bol de peinture à la main droite, Alechinsky s'est constitué un abécédaire où l'apport calligraphique se confond avec de nombreuses autres références.

Et c'est là aussi que réside l'originalité de son travail. Outre les principes issus du mouvement Cobra, du surréalisme et de l'expressionnisme, l'artiste enrichit son imagination au contact de l'art naïf, de l'imagerie populaire, des dessins d'enfants et d'aliénés, des graffitis, des croquis humoristiques, des peintures des grottes de Dordogne et d'Altamira, etc15. Son système explore toutes les confrontations possibles, jusqu'à tenter l'aventure de dialoguer avec des anonymes qui ont rédigé des titres boursiers, imprimé des documents juridiques ou dessiné des cartes géographiques devenues caduques. Au début des années quatre-vingt, il élargit son exploitation des éléments de la vie quotidienne et citadine en juxtaposant des estampages de plaque d'égout à des dessins tracés rapidement à l'encre.


Ci-dessus :  Maurice Henry, Portrait de Pierre Alechinsky, 1972 
 

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À gauche : Pierre Alechinsky, New Dehli surplombé, 1981-1982, encre sur carte de navigation atérienne, marouflé sur toile, prédelle à l'acrylique, collection privée - À droite : Pierre Alechinsky, Poivre des rues, 1985, estampage sur papier marouflé sur toile, bordure à l'acrylique, collection Ivan Alechinsky

 

Lettres à l'abandon, promesses en surplomb, plis illisibles, registres à jour enfuis, testaments sans jouisseurs, codicilles inutiles, effets de rien, certificats pour plus personne, comptes rendus d'ex-soucis, notes périmées, conventions dépassées, requêtes sans objet, convocations à jamais tardives, incompréhensibles grosses, enveloppes vides de leurs adresses, avals et extraits ancestraux : ces rescapés de la paperasse furent au détail ou par lots trouvés aux puces d'Aix-en-Provence et de Saint-Ouen, chez quelque libraire et brocanteur de Paris, de Nantes, au grenier d'un Notaire et dans les combles d'un commissariat de quartier. Raison d'une rêverie de l'encrier et du pinceau, les voici à nouvelle distance de leur expiration16.

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Il pourrait n'y avoir, dans l'art d'Alechinsky, que la démonstration d'une virtuosité visuelle et manuelle exceptionnelle. Mais les tableaux, que l'on peut voir et analyser comme des séries, s'enchaînent en réalité comme les pages d'un journal intime, à la fois drôle et tragique, à la fois cohérent et imprévisible. Au fil des années et des expositions, on demeure toujours conquis par les trouvailles d'un homme qui aime jouer avec les formes comme avec les mots. Par des modes d'association doués de sens, des aphorismes et autres jeux de langage, Pierre Alechinsky exige de nous un regard attentif, qu'on lise ce qui est écrit sur la toile ou à proximité.  Exemples : Krash à dessein (ci-contre), Le goût du gouffre, Astre et désastre, Parfois c'est l'inverse. Il n'y a qu'à mesurer l'étendue et le nombre des sous-entendus pour s'apercevoir que ces glissements de sens vont au-delà d'une recherche d'équilibre entre oppositions. Comme le souligne Michel Draguet, Alechinsky « aspire à faire surgir pour évidentes de fausses associations révélatrices d'une vérité plus profonde. Et jusque-là ignorée »17.


Ci-dessus : Pierre Alechinsky, Krach à dessein, 1973, eau-forte sur papier Japon, archives Pierre Alechinsky

 

alec007-300           Alechinsky - Astres et désastres

À gauche : Pierre Alechinsky, Le goût du gouffre, 1982, acrylique sur papier marouflé sur toile, bordure à l'encre, collection Ivan Alechinsky, © photo : Michel Nguyen - À droite : Pierre Alechinsky, Astre et Désastre, 1969, acrylique sur papier marouflé sur toile avec prédelle à l'encre, collection privée
 


15 Yau John, « Sur la ligne : l'art de Pierre Alechinsky », dans le catalogue de l'exposition Alechinsky, Galerie nationale du Jeu de Paume,  1998,  p. 26.
16 Alechinsky Pierre, L'avenir de la propriété (1972), Saint-Clément, Fata Morgana, 1992, p. 1.
17 Draguet Michel, « Quatrième mouvement. Le coup de ‘dé- ‘ et les quatre éléments » dans le catalogue de l'exposition Alechinsky de A à Y, op. cit., p. 221.

De ce dialogue tant recherché entre peinture et écriture est née, très vite, la volonté d'écrire autrement que dans les marges. Ainsi, entre les deux domaines – plastique et littéraire – de l'œuvre d'Alechinsky, n'y a-t-il pas rupture mais continuité. Les essais qu'il publie à un rythme régulier depuis 1965 sont d'ailleurs inséparables de son parcours d'artiste. Ils constituent les morceaux d'une autobiographie où les épisodes de sa vie et ceux de ses amis peintres, poètes et écrivains s'agrègent les uns aux autres. Dans Des deux mains, paru en 2003 au Mercure de France, l'artiste se raconte tout en dressant des portraits, à la fois drôle et poétiques, d'Henri Michaux et de Christian Dotremont d'abord, puis de Karel Appel, Atlan, Matta, Blanchot, Magritte et Wallace Ting. Il serait vain d'élaborer une théorie à propos de ces ouvrages indéfinissables, composés, à proportions variables, d'aphorismes, d'anecdotes, de portraits, de dialogues rapportés et de réflexions de toutes sortes. N'appartenant ni à la catégorie du journal intime, ni à celle du roman autobiographique, les écrits de Pierre Alechinsky ne doivent pas davantage être analysés sous l'angle de l'analyse « écrits d'art ». Car si l'artiste se fait bien souvent l'observateur et l'exégète de son propre travail plastique, il le fait à coup de jeux de mots habiles et de sous-entendus fantaisistes et poétiques.

Ce lien avec l'écriture traverse l'œuvre entier de Pierre Alechinsky. Tantôt, c'est pour faire jaillir d'un même geste images et écritures dans l'espace de l'œuvre. Tantôt, c'est pour illustrer des livres, en écrire, en commenter. Cette image du peintre-écrivain fait inévitablement penser à Michaux et à Dotremont, deux artistes dont il fut proche. Mais si Michaux et Dotremont cherchent à affranchir le langage de ses significations par le déploiement du signe dans l'espace18 (alphabets imaginaires chez Michaux, logogrammes chez Dotremont), Alechinsky n'est pas guidé le désir de proposer une alternative à l'écriture traditionnelle. Son objectif est de mettre en place un vocabulaire personnel qui, bien que né d'un désir d'écriture, reste profondément graphique.

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Un tableau de 1970,  Parfois, c'est l'inverse (ci-contre), montre que le langage plastique du peintre ne se tient pas dans des signes abstraits censés produire une autre écriture (fût-elle illisible), mais dans des interprétations libres de motifs nous invitant à un autre mode de lecture. Les dessins situés dans la marge inférieure du tableau ne disent rien de précis sur ce qui se passe au centre. Ils formulent plutôt un commentaire, à la manière d'une bande dessinée muette, indiquant que d'autres histoires sont possibles et que celles-ci peuvent être lues dans l'autre sens. Allusion au mode de lecture oriental, Parfois, c'est l'inverse se présente aussi comme un exercice de « délecture » visant à suggérer son propre passage de la main gauche à la main droite et rappelant aussi – il en fit souvent la confidence –, qu'il sait lire à l'envers19.


Ci-dessus : Pierre Alechinsky, Parfois c'est l'inverse, 1970, acrylique sur papier marouflé sur toile avec prédelle à l'encre, Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, © SABAM 1996 / [SABAM]

Peintre, graveur, illustrateur, Alechinsky est aussi l'auteur de quelques œuvres  monumentales. En 1976, en collaboration avec Christian Dotremont, il conçoit sept panneaux décoratifs qui, sous le titre Sept écritures, ornent un mur de la station de métro Anneessens à Bruxelles. En 1985, il décore à la demande de Jack Lang le vestibule du Ministère de la culture, rue de Valois. Et, la même année, il réalise Album et bleu : un mural composé de 48 dalles émaillées pour le Musée en Plein Air du Sart-Tilman.


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Pierre Alechinsky, Album et bleu, 1985, 48 dalles de lave émaillées sur un socle en béton, Musée en Plein Air du Sart-Tilman - photos © Nadine Govers

 

Se présentant comme une double page ouverte, Album et bleu se prête à de multiples interprétations20, à commencer par la plus évidente : une mise en image  du livre. La métaphore est d'autant plus efficace que l'œuvre tire parti du lieu où elle se dresse. Faisant face à  la bibliothèque de la Faculté de Droit de l'Université de Liège, la double page fait nécessairement écho aux livres qui y sont conservés et compulsés chaque jour.  Mais qui connaît Alechinsky sait que sa première vocation fut précisément l'art du livre. Et qui le connaît sait aussi qu'il y a dans son œuvre des allusions régulières à sa méthode et sa vie d'artiste. La double page ouverte peut donc être interprétée comme une ouverture sur le jardin imaginaire du peintre. Cette interprétation est d'autant plus plausible que les 48 images contenues dans ce livre ouvert constituent le répertoire des formes et des thèmes exploités par l'artiste depuis le début des années 60. On retrouve en effet les principaux motifs que « remarques marginales » et prédelles contiennent depuis Central Park. Tout ce qui ressort de la spirale, de l'entrelacs, des poussées volcaniques et des soulèvements marins est présent dans cette œuvre. Et si ce sont les motifs naturels – volcans en éruption, chemins sinueux, bouquets d'arbres aux branches tortueuses, lacs, talus, tourbillons, cascades, escargots, figures serpentines – qui dominent ce livre ouvert, on y voir surgir – ici et là – des tableautins tantôt légendaires et fantaisistes, tantôt plus réalistes. Une dalle montre la butte du Lion de Waterloo ; une autre offre une vue d'atelier avec chevalet, toile et bol d'encre au sol. On aperçoit, sur un autre pavé, une figure féminine tenant un livre à la main. On dirait un personnage biblique, mais rien de permet de l'affirmer. L'œil va de surprise en surprise. De gauche à droite et inversement, l'ensemble tient. Les références qu'Alechinsky a consultées – cartes, atlas, gravures, enluminures – se fondent, se répondent et, en même temps, celles-ci s'accordent secrètement, n'offrant aucune compréhension du monde en soi. Les questions fusent : comment interpréter l'image du lion qui revient par deux fois ? Peut-on réellement y voir, avec la coiffe du Gille de Binche, une allusion à une certaine histoire de la Wallonie ? La présence, en bas à droite, d'un crâne humain – une tête de mort comme on dit – est-elle simplement destinée à convaincre celui qui la contemple de la futilité des choses humaines, toutes vouées à leur disparition 

 

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Toute image participe chez Pierre Alechinsky de la suggestion, d'un questionnement auquel une seule réponse ne suffit pas. Il y a certes une gestuelle nerveuse mise au service d'un récit. Mais ce récit n'impose jamais rien de définitif et explore toutes les confrontations possibles. Ce peut être des rimes visuelles, de fausses associations. Ce peut être la trace d'une expérience personnelle comme l'image, plus universelle, d'une instabilité propre à la condition humaine.  L'œuvre du Sart-Tilman se déploie d'ailleurs dans un jeu de miroirs très élaboré. L'effet miroir se perçoit non seulement dans la disposition symétrique de la double page ouverte, mais aussi sur l'une des dalles qui, tel un colophon, porte le titre de l'œuvre, la date et la signature d'Alechinsky.  Sur cette image, le livre se referme et, sur les deux faces, le titre est répété : à droite, il est écrit dans le sens habituel ; à gauche, il est écrit en « miroir ». L'usage de l'écriture spéculaire n'est pas fortuit. Ce choix rappelle non seulement le gaucher contrarié qu'est Alechinsky, mais il fait également allusion au monde de l'imprimerie, car tout typographe est un virtuose dans ce genre d'exercice. Le miroir est aussi le titre d'un célèbre album de dessins du maître japonais de l'ukiyoe : Hokusai. Dans la préface du « Miroir »21, il y est professé qu'il faut trois conditions pour faire un grand peintre, « élévation de l'esprit », « liberté du pinceau », « conception des choses ». Autant dire que ce sont là les traits essentiels de l'œuvre d'Alechinsky. Le titre même de l'œuvre va dans le sens de cette interprétation. Le mot « album » n'est pas choisi au hasard. Il renvoie aux trois grandes traditions littéraires qui ont inspiré l'artiste : les répertoires de dessins des maîtres japonais (appelés « Manga » dés le 19e siècle) ; la bande dessinée et les livres pour enfants. Mais le mot « album » signifie aussi « blanc » en latin. Album et bleu peut donc se lire comme la simple transcription des deux couleurs de l'œuvre. Deux couleurs qui, une fois encore, ne sont pas choisies fortuitement. Ce sont celles de nos carnets d'écolier, ces carnets qu'Alechinsky fut forcé d'écrire de la main droite. Toujours donc le rapport avec sa propre vie de cancre autoproclamé et de gaucher contrarié. Le blanc et le bleu, ce sont aussi les couleurs traditionnelles de la lave émaillée, une technique résistant bien au Plein Air et qui fut développée au début du 19e siècle par les Manufactures de Sèvres pour les plaques de rues de Paris et la signalisation routière. Enfin, ces couleurs rappellent celles des carreaux Delft. Il y a certainement là la recherche d'une confrontation entre ses dalles animées d'une vie nerveuse et remuante et les carreaux, nettement moins spontanés, de Delft.

Au terme de cette analyse, nous voyons donc combien cette œuvre, que l'Université de Liège a la chance de conserver, permet de résumer à elle seule l'univers de Pierre Alechinsky. Certes, on ne retrouve pas ses matériaux de prédilection que sont le papier, l'encre et l'acrylique. Mais on distingue néanmoins les deux caractéristiques dominantes de sa peinture, à savoir la spontanéité du geste et la mise en œuvre d'un récit à la fois cohérent et imprévisible. À nous donc de nous y inviter et, s'il se peut, de nous y retrouver transformés.

 

Julie Bawin
Août 2010

 

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Julie Bawin est chercheur et experte scientifique au sein du Département des sciences historiques / Histoire de l'art et archéologie de l'époque contemporaine.

 

Voir aussi le portrait de Pierre Alechinsky en vidéo

 

Sélections de textes d'Alechinsky

Plan sur la comète, Paris, L'Echoppe, 1992
Lettre Suit, Paris, Gallimard, 1992
Remarques marginales,
Paris, Gallimard, 1997
Le pinceau voyageur,
avec Marcelin Pleynet, Paris, Gallimard, 2002
Des deux mains
, Paris, Mercure de France, 2004.

Sélection de textes sur Alechinsky

Alechinsky, cat. exp., Galerie nationale du Jeu de Paume, 1998 (Paris, Editions du Jeu de Paume). Textes de Alain Robbe-Grillet, de Pierre Daix et de John Yau.
ABADIE, Daniel,
Pierre Alechinsky, Sources et résurgences, Paris, Hazan, 2006
Alechinsky de A à Y. Catalogue « raisonnable d'une rétrospective »
, cat. exp., Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, 2007 (Paris, Gallimard). Textes de Michel Draguet






18 Bawin Julie, Henri Michaux ou les narrations d'un peintre-poète en Asie, dans les actes du colloque international écrit (ure)s de peintres belges, Bruxelles, Peter Lang, p. 9-18
19 Mace Gérard, « Marelle », dans le catalogue de l'exposition Les impressions de Pierre Alechinsky, Bibliothèque nationale de France, 2005, p. 12.
20 Voir aussi le texte de l'historien d'art Yves Randaxhe sur le site http://www.museepla.ulg.ac.be/opera/alechinsky/album_bleu.html (dernière consultation: le 4 août 2010).
21 Titre complet : « Répertoire pictural rapide et l'admirable Miroir de dessins transmis de l'esprit à l'esprit »


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