Pierre Alechinsky : Récit d'un itinéraire pictural

De ce dialogue tant recherché entre peinture et écriture est née, très vite, la volonté d'écrire autrement que dans les marges. Ainsi, entre les deux domaines – plastique et littéraire – de l'œuvre d'Alechinsky, n'y a-t-il pas rupture mais continuité. Les essais qu'il publie à un rythme régulier depuis 1965 sont d'ailleurs inséparables de son parcours d'artiste. Ils constituent les morceaux d'une autobiographie où les épisodes de sa vie et ceux de ses amis peintres, poètes et écrivains s'agrègent les uns aux autres. Dans Des deux mains, paru en 2003 au Mercure de France, l'artiste se raconte tout en dressant des portraits, à la fois drôle et poétiques, d'Henri Michaux et de Christian Dotremont d'abord, puis de Karel Appel, Atlan, Matta, Blanchot, Magritte et Wallace Ting. Il serait vain d'élaborer une théorie à propos de ces ouvrages indéfinissables, composés, à proportions variables, d'aphorismes, d'anecdotes, de portraits, de dialogues rapportés et de réflexions de toutes sortes. N'appartenant ni à la catégorie du journal intime, ni à celle du roman autobiographique, les écrits de Pierre Alechinsky ne doivent pas davantage être analysés sous l'angle de l'analyse « écrits d'art ». Car si l'artiste se fait bien souvent l'observateur et l'exégète de son propre travail plastique, il le fait à coup de jeux de mots habiles et de sous-entendus fantaisistes et poétiques.

Ce lien avec l'écriture traverse l'œuvre entier de Pierre Alechinsky. Tantôt, c'est pour faire jaillir d'un même geste images et écritures dans l'espace de l'œuvre. Tantôt, c'est pour illustrer des livres, en écrire, en commenter. Cette image du peintre-écrivain fait inévitablement penser à Michaux et à Dotremont, deux artistes dont il fut proche. Mais si Michaux et Dotremont cherchent à affranchir le langage de ses significations par le déploiement du signe dans l'espace18 (alphabets imaginaires chez Michaux, logogrammes chez Dotremont), Alechinsky n'est pas guidé le désir de proposer une alternative à l'écriture traditionnelle. Son objectif est de mettre en place un vocabulaire personnel qui, bien que né d'un désir d'écriture, reste profondément graphique.

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Un tableau de 1970,  Parfois, c'est l'inverse (ci-contre), montre que le langage plastique du peintre ne se tient pas dans des signes abstraits censés produire une autre écriture (fût-elle illisible), mais dans des interprétations libres de motifs nous invitant à un autre mode de lecture. Les dessins situés dans la marge inférieure du tableau ne disent rien de précis sur ce qui se passe au centre. Ils formulent plutôt un commentaire, à la manière d'une bande dessinée muette, indiquant que d'autres histoires sont possibles et que celles-ci peuvent être lues dans l'autre sens. Allusion au mode de lecture oriental, Parfois, c'est l'inverse se présente aussi comme un exercice de « délecture » visant à suggérer son propre passage de la main gauche à la main droite et rappelant aussi – il en fit souvent la confidence –, qu'il sait lire à l'envers19.


Ci-dessus : Pierre Alechinsky, Parfois c'est l'inverse, 1970, acrylique sur papier marouflé sur toile avec prédelle à l'encre, Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, © SABAM 1996 / [SABAM]

Peintre, graveur, illustrateur, Alechinsky est aussi l'auteur de quelques œuvres  monumentales. En 1976, en collaboration avec Christian Dotremont, il conçoit sept panneaux décoratifs qui, sous le titre Sept écritures, ornent un mur de la station de métro Anneessens à Bruxelles. En 1985, il décore à la demande de Jack Lang le vestibule du Ministère de la culture, rue de Valois. Et, la même année, il réalise Album et bleu : un mural composé de 48 dalles émaillées pour le Musée en Plein Air du Sart-Tilman.


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Pierre Alechinsky, Album et bleu, 1985, 48 dalles de lave émaillées sur un socle en béton, Musée en Plein Air du Sart-Tilman - photos © Nadine Govers

 

Se présentant comme une double page ouverte, Album et bleu se prête à de multiples interprétations20, à commencer par la plus évidente : une mise en image  du livre. La métaphore est d'autant plus efficace que l'œuvre tire parti du lieu où elle se dresse. Faisant face à  la bibliothèque de la Faculté de Droit de l'Université de Liège, la double page fait nécessairement écho aux livres qui y sont conservés et compulsés chaque jour.  Mais qui connaît Alechinsky sait que sa première vocation fut précisément l'art du livre. Et qui le connaît sait aussi qu'il y a dans son œuvre des allusions régulières à sa méthode et sa vie d'artiste. La double page ouverte peut donc être interprétée comme une ouverture sur le jardin imaginaire du peintre. Cette interprétation est d'autant plus plausible que les 48 images contenues dans ce livre ouvert constituent le répertoire des formes et des thèmes exploités par l'artiste depuis le début des années 60. On retrouve en effet les principaux motifs que « remarques marginales » et prédelles contiennent depuis Central Park. Tout ce qui ressort de la spirale, de l'entrelacs, des poussées volcaniques et des soulèvements marins est présent dans cette œuvre. Et si ce sont les motifs naturels – volcans en éruption, chemins sinueux, bouquets d'arbres aux branches tortueuses, lacs, talus, tourbillons, cascades, escargots, figures serpentines – qui dominent ce livre ouvert, on y voir surgir – ici et là – des tableautins tantôt légendaires et fantaisistes, tantôt plus réalistes. Une dalle montre la butte du Lion de Waterloo ; une autre offre une vue d'atelier avec chevalet, toile et bol d'encre au sol. On aperçoit, sur un autre pavé, une figure féminine tenant un livre à la main. On dirait un personnage biblique, mais rien de permet de l'affirmer. L'œil va de surprise en surprise. De gauche à droite et inversement, l'ensemble tient. Les références qu'Alechinsky a consultées – cartes, atlas, gravures, enluminures – se fondent, se répondent et, en même temps, celles-ci s'accordent secrètement, n'offrant aucune compréhension du monde en soi. Les questions fusent : comment interpréter l'image du lion qui revient par deux fois ? Peut-on réellement y voir, avec la coiffe du Gille de Binche, une allusion à une certaine histoire de la Wallonie ? La présence, en bas à droite, d'un crâne humain – une tête de mort comme on dit – est-elle simplement destinée à convaincre celui qui la contemple de la futilité des choses humaines, toutes vouées à leur disparition 

 

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Toute image participe chez Pierre Alechinsky de la suggestion, d'un questionnement auquel une seule réponse ne suffit pas. Il y a certes une gestuelle nerveuse mise au service d'un récit. Mais ce récit n'impose jamais rien de définitif et explore toutes les confrontations possibles. Ce peut être des rimes visuelles, de fausses associations. Ce peut être la trace d'une expérience personnelle comme l'image, plus universelle, d'une instabilité propre à la condition humaine.  L'œuvre du Sart-Tilman se déploie d'ailleurs dans un jeu de miroirs très élaboré. L'effet miroir se perçoit non seulement dans la disposition symétrique de la double page ouverte, mais aussi sur l'une des dalles qui, tel un colophon, porte le titre de l'œuvre, la date et la signature d'Alechinsky.  Sur cette image, le livre se referme et, sur les deux faces, le titre est répété : à droite, il est écrit dans le sens habituel ; à gauche, il est écrit en « miroir ». L'usage de l'écriture spéculaire n'est pas fortuit. Ce choix rappelle non seulement le gaucher contrarié qu'est Alechinsky, mais il fait également allusion au monde de l'imprimerie, car tout typographe est un virtuose dans ce genre d'exercice. Le miroir est aussi le titre d'un célèbre album de dessins du maître japonais de l'ukiyoe : Hokusai. Dans la préface du « Miroir »21, il y est professé qu'il faut trois conditions pour faire un grand peintre, « élévation de l'esprit », « liberté du pinceau », « conception des choses ». Autant dire que ce sont là les traits essentiels de l'œuvre d'Alechinsky. Le titre même de l'œuvre va dans le sens de cette interprétation. Le mot « album » n'est pas choisi au hasard. Il renvoie aux trois grandes traditions littéraires qui ont inspiré l'artiste : les répertoires de dessins des maîtres japonais (appelés « Manga » dés le 19e siècle) ; la bande dessinée et les livres pour enfants. Mais le mot « album » signifie aussi « blanc » en latin. Album et bleu peut donc se lire comme la simple transcription des deux couleurs de l'œuvre. Deux couleurs qui, une fois encore, ne sont pas choisies fortuitement. Ce sont celles de nos carnets d'écolier, ces carnets qu'Alechinsky fut forcé d'écrire de la main droite. Toujours donc le rapport avec sa propre vie de cancre autoproclamé et de gaucher contrarié. Le blanc et le bleu, ce sont aussi les couleurs traditionnelles de la lave émaillée, une technique résistant bien au Plein Air et qui fut développée au début du 19e siècle par les Manufactures de Sèvres pour les plaques de rues de Paris et la signalisation routière. Enfin, ces couleurs rappellent celles des carreaux Delft. Il y a certainement là la recherche d'une confrontation entre ses dalles animées d'une vie nerveuse et remuante et les carreaux, nettement moins spontanés, de Delft.

Au terme de cette analyse, nous voyons donc combien cette œuvre, que l'Université de Liège a la chance de conserver, permet de résumer à elle seule l'univers de Pierre Alechinsky. Certes, on ne retrouve pas ses matériaux de prédilection que sont le papier, l'encre et l'acrylique. Mais on distingue néanmoins les deux caractéristiques dominantes de sa peinture, à savoir la spontanéité du geste et la mise en œuvre d'un récit à la fois cohérent et imprévisible. À nous donc de nous y inviter et, s'il se peut, de nous y retrouver transformés.

 

Julie Bawin
Août 2010

 

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Julie Bawin est chercheur et experte scientifique au sein du Département des sciences historiques / Histoire de l'art et archéologie de l'époque contemporaine.

 

Voir aussi le portrait de Pierre Alechinsky en vidéo

 

Sélections de textes d'Alechinsky

Plan sur la comète, Paris, L'Echoppe, 1992
Lettre Suit, Paris, Gallimard, 1992
Remarques marginales,
Paris, Gallimard, 1997
Le pinceau voyageur,
avec Marcelin Pleynet, Paris, Gallimard, 2002
Des deux mains
, Paris, Mercure de France, 2004.

Sélection de textes sur Alechinsky

Alechinsky, cat. exp., Galerie nationale du Jeu de Paume, 1998 (Paris, Editions du Jeu de Paume). Textes de Alain Robbe-Grillet, de Pierre Daix et de John Yau.
ABADIE, Daniel,
Pierre Alechinsky, Sources et résurgences, Paris, Hazan, 2006
Alechinsky de A à Y. Catalogue « raisonnable d'une rétrospective »
, cat. exp., Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, 2007 (Paris, Gallimard). Textes de Michel Draguet






18 Bawin Julie, Henri Michaux ou les narrations d'un peintre-poète en Asie, dans les actes du colloque international écrit (ure)s de peintres belges, Bruxelles, Peter Lang, p. 9-18
19 Mace Gérard, « Marelle », dans le catalogue de l'exposition Les impressions de Pierre Alechinsky, Bibliothèque nationale de France, 2005, p. 12.
20 Voir aussi le texte de l'historien d'art Yves Randaxhe sur le site http://www.museepla.ulg.ac.be/opera/alechinsky/album_bleu.html (dernière consultation: le 4 août 2010).
21 Titre complet : « Répertoire pictural rapide et l'admirable Miroir de dessins transmis de l'esprit à l'esprit »

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