Maho, magno, bayo ou mayo ? - 1re partie

L'ancêtre de la mayonnaise

Laissons là les querelles étymologiques pour nous pencher sur l'histoire de notre sauce. Il est convenu que la mayonnaise apparaît pour la première fois chez Viard, dans Le Cuisinier impérial (1806). Il est également convenu que cette sauce est une nouveauté dans la gastronomie. Pourtant, au lieu de parler d'invention, nous devrions plutôt parler de réinvention. Car il existe de très lointaines traces de sauce froide émulsionnée à base d'huile et de jaune d'œuf.

Qu'est-ce qu'une mayonnaise ?

Avant d'aller plus loin, il est très important de bien s'entendre sur la définition de la mayonnaise afin de ne pas nous égarer en chemin. En terme technique, il s'agit d'une sauce émulsionnée froide stable. Mais au fait, qu'est-ce qu'une émulsion ?

Une émulsion est un mélange plus ou moins stable d'eau et de graisse, à savoir de deux liquides qui ne se mélangent normalement pas entre eux. Lorsque ces deux éléments sont battus énergiquement, l'émulsion se réalise, mais se sépare au bout d'un certain temps. C'est le cas des sauces émulsionnées instables froides, telles que la vinaigrette10 ou le coulis de tomate11, et des sauces émulsionnées instables chaudes, telles que le beurre fondu12 ou le beurre blanc13. Pour chacune de ces sauces, c'est l'énergie mise dans le battement du fouet qui permet la relative stabilité de la sauce.

Il existe également des sauces émulsionnées stables, chaudes et froides. Elles s'obtiennent en ajoutant un émulsifiant, la plupart du temps du jaune d'œuf, qui provoque le lien entre les deux liquides qui ont tendance à se repousser. C'est le cas des sauces chaudes hollandaise14 et béarnaise15, ainsi que de la sauce froide mayonnaise et de ses nombreux dérivés.

Nous pouvons dès lors nous baser sur cette définition pour réaliser notre petite enquête sur les antécédents de la mayonnaise.

 

La première trace de sauce émulsionnée stable

Il semble que le premier modèle de ce type de sauce soit apparu dans l'Antiquité grecque et romaine. Dans l'Art culinaire d'Apicius, dont nous avons déjà parlé dans un article précédent, la patina de sole fait clairement référence à une sauce émulsionnée chaude stable. Dans cette recette, on prélève le jus de cuisson de la sole, composé d'huile et de vin, et on en fait un tout homogène (unum corpus facies) en le mélangeant à des œufs crus hors du feu. On verse le tout sur les soles et on laisse épaissir à feu doux16. Une deuxième recette, presque identique, porte un nom grec. Nous pouvons en conclure que la technique est déjà connue chez les hellènes17.

Quoi qu'il en soit, la propriété émulsifiante de l'œuf est bien comprise des Romains. C'est ce qui peut faire penser qu'une autre recette du même recueil soit une sauce émulsionnée froide stable. En effet, la sauce froide pour huître est composée de « poivre, livèche, jaune d'œuf, vinaigre, garum, huile et vin. » Très succincte, la recette ne donne aucune explication sur le mode de préparation. Toutefois, on peut suggérer qu'il s'agit bien d'une sauce émulsionnée froide stable, étant donné qu'elle réunit tous les ingrédients indispensables à sa réalisation, à savoir de la graisse (huile), un liquide (vin) et un émulsifiant (jaune d'œuf).

In ostreis : Piper, ligusticum, oui uitellum, acetum, liquamen, oleum et uinum. Si noneris, et mel addes.

Pour les huîtres : Poivre, livèche, jaune d'œuf, vinaigre, garum, huile et vin. Si vous le désirez, ajoutez aussi du miel.

 

Recette actualisée

mayonnaise1

Poivre, feuilles de livèche (à défaut, feuille de céleri), 1 jaune d'œuf, nuoc-mam, 1 cuillère à soupe de vinaigre de vin, 2 cuillères à soupe d'huile d'olive, miel (facultatif).

Incorporer quelques gouttes d'huile dans le jaune que vous battez énergiquement.
Lorsque l'œuf a pris, ajouter progressivement le reste de l'huile.
Assaisonner la sauce avec le poivre, quelques gouttes de nuoc-mam, la livèche et le miel si vous le désirez.

 

La sauce émulsionnée froide stable au Moyen-Âge

L'hypothèse de la sauce émulsionnée stable froide pour les huîtres d'Apicius est renforcée par une recette de Vinidarius, cuisinier ostrogoth du 6e siècle qui a prolongé l'Art culinaire avec ses Excerpta. En effet, sa sauce pour langoustes, contenant du poivre, de la livèche, de la graine de céleri, du vinaigre, du garum et des jaunes d'œufs, doit être homogène (mixta in unum)18. Néanmoins, Vinidarius ne cite pas l'huile.

Dans les siècles suivants, on perd la trace des sauces émulsionnées froides jusqu'à l'apparition du livre de cuisine catalan Le libre de Sent Sovi, en 1324. Nous avons déjà examiné sa sauce jurvert, proche de la mayonnaise, dans l'article « manger avec les doigts ».

Et puis, plus rien.

Ces quelques témoignages épars de sauce émulsionnée froide stable dans l'Antiquité et au Moyen-Âge n'ont donné aucune suite connue. Apparemment, l'Époque Moderne ignore totalement le procédé et ce n'est qu'au tout début du 19e siècle que la mayonnaise arrive en force pour s'imposer comme l'une des grandes sauces de base de la gastronomie française...

Pierre Leclercq
Août 2010
 
 
crayon
Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.
 

 
10 Mélange à froide de vinaigre et d'huile.
11 Mélange à froid de purée de tomates, de vinaigre et d'huile.
12 Mélange à chaud d'une réduction d'eau et de jus de citron avec du beurre fondu.
13 Mélange à chaud d'une réduction de vinaigre et de vin blanc avec du beurre.
14 Mélange à chaud d'un sabayon de jaune d'œuf et d'eau avec du beurre fondu.
15 Mélange à chaud d'un sabayon de gastrique et de jaune d'œuf avec du beurre fondu.
16 Apicius, l'Art culinaire, texte établi, traduit et annoté par Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 2007, p.41.
17 Liliane Plouvier, L'Europe à table, Bruxelles, Labor, 2003, p. 74.
Apicius, op. cit., p ; 129.
18 Liliane Plouvier, Moyen Âge gourmand, Ve-XIIIe siècles, Histoire et images médiévales, thématique, n° 18, août-septembre 2009, p. 24.
 

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