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À la table d'Apicius -1re partie : sauces

06 août 2010
À la table d'Apicius -1re partie : sauces

Parmi les nombreuses influences de la gastronomie médiévale occidentale, l'art culinaire gréco-romain occupe une place non négligeable. Il a puisé son inspiration dans le lointain et le proche Orient, ainsi que dans toutes les provinces de l'Empire, de la Gaule à l'Afrique du Nord.

La cuisine romaine nous est connue grâce à une compilation de recettes du 4e siècle après J.-C., l'Art culinaire. Attribué au fameux gourmet Apicius, ce recueil nous livre une série de recettes exotiques et raffinées, aux nettes senteurs d'orient, mélangées aux arômes des herbes autochtones.

Une cuisine gréco-romaine

Comme dans de nombreux domaines, les Romains puisent leur inspiration culinaire chez leurs maîtres culturels les hellènes. Ces derniers n'ont pas manifesté de goût particulier pour les fastes de la table jusqu'à la conquête de la Lydie, jusqu'alors dominée par les Perses, et la Sicile, ancienne colonie phénicienne. Mais avant tout, la cuisine grecque, tout comme la romaine, est axée sur un principe fondamental : elle est un indice de civilisation. C'est en domestiquant ce qu'on mange, tout en le rendant conforme aux principes diététiques et en le consommant selon un rituel consacré qu'on peut se considéré comme civilisé.

Du pain, du vin et de l'huile

cuisson du pain

L'alimentation grecque se base sur le triptyque pain-vin-huile (En fait de pain, nous devrions plutôt dire « galette » en ce qui concerne le monde classique, le pain levé à la levure de bière serait plutôt une spécialité celtique) Bien plus que de simples denrées alimentaires, ces trois produits sont de véritables marqueurs identitaires pour les Grecs et, plus tard, pour les Romains. Selon ces derniers, le pain, le vin et l'huile sont autant de facteurs de civilisation, sorte de frontière entre leur monde et celui des barbares. Dans leurs conceptions, un homme civilisé ne peut se nourrir que d'aliments civilisés, c'est-à-dire issus du travail de l'homme. C'est pourquoi ne sont valorisés que les produits agricoles subissant une transformation, ce que sont précisément le pain, le vin et l'huile.

 

< La cuisson du pain sur une fresque de Pompéi

Les sauvages, quant à eux, prélèvent dans la nature ce dont ils ont besoin pour vivre. Ils élèvent des bêtes en semi-liberté sur des terrains incultes afin d'en tirer du lait et de la viande. D'où l'opposition théorique entre les barbares mangeurs de viande et buveurs de lait et les civilisés consommateurs de pain et de vin.

Le triptyque pain-vin-huile connaît un destin exceptionnel. D'abord sacralisé par les Grecs, il traverse toute l'époque romaine pour être confié en héritage aux chrétiens qui le sacralisent à leur tour dans la cérémonie de l'eucharistie. Néanmoins, dans l'Europe médiévale, tout aussi influencée par les « barbares germaniques » que par les « civilisés gréco-romains », l'huile cède sa place à la viande, symbole de puissance chez les guerriers amateurs de chasse dans la forêt.

Une alimentation diététique

Fruits Pompéi300

La nature des produits n'est pas seulement prise en compte pour déterminer l'aspect civilisé des comportements alimentaires. Les Grecs, et ensuite les Romains, ne mangent pas que pour se rassasier. Ils mangent pour se maintenir en bonne santé, selon des règles de diététique bien précises développées dans les textes attribués à Hippocrate et enrichies par Galien. Nous reviendrons plus tard sur cet aspect technique et complexe qui a marqué l'alimentation pendant plus de deux mille ans. L'important ici est de bien saisir que les aliments sont choisis en fonction de la compatibilité de leurs qualités avec celles de l'individu et que leur préparation est censée corriger ou renforcer ces qualités.

Manger ensemble

Un troisième indice de civilisation dans les habitudes alimentaires grecques et romaines est la convivialité. On se réunit pour manger, certes, mais aussi pour se retrouver ensemble, pour vivre un rituel qui soude le groupe autour de la table. Ce dernier comprend le convivium et le symposium.

Ce rituel trouve son origine dans les codes érigés par les Grecs. Avant tout, on se lave les mains, coutume qui reste de vigueur pendant tout le Moyen Âge et l'Epoque Moderne. Ensuite, on se couche sur des lits et on déguste plusieurs séries de mets communs apportés par vagues successives sur la table. On se sert à sa guise dans chacun des plats et on mange sans l'aide de couverts, ni d'assiettes. Comme de nombreuses recettes comportent de la sauce, les galettes de céréales s'avèrent très utiles. Une fois le repas terminé, on passe au symposion, c'est-à-dire à la consommation des boissons. On sépare en effet dans le temps les consommations du solide et du liquide. L'apport essentiel de l'Europe médiévale dans ce rituel est le banc sur lequel on s'assied pour manger.

 

Les fastes d'Apicius

Mais que trouve-t-on dans les assiettes des Romains ? Nous connaissons la cuisine de l'époque impériale grâce à un personnage aussi illustre pour ses extravagances culinaires que pour ses écrits : Apicius. Mais ne nous y trompons pas. L'Art culinaire, qui lui est attribué, est une compilation datant du 4e siècle. Or, Apicius a vécu au 1er siècle avant et après J.-C. Il a effectivement écrit de nombreuses recettes de cuisine, mais son œuvre est presque entièrement perdue, hormis les quelques mets repris à son nom dans l'Art culinaire.

Un homme controversé

Immensément riche, Apicius dépense des sommes astronomiques destinées à alimenter les fastes de sa table. Controversé pour ses excès, il subit les foudres des stoïciens, puis des chrétiens, qui nous dressent un portrait peu flatteur du personnage. Pline l'Ancien relate ses inventions de plats à base de talons de chameaux, de langues de paon, de flamants ou de rossignols, et de crêtes coupées à des volailles vivantes. Il lui attribue également l'art d'engraisser les oies avec des figues sèches et de les tuer au vin miellé. Athénée relate son voyage en Lybie, qui avait pour seul but de vérifier si les crevettes y sont aussi grosses qu'on le prétendait. Déçu du résultat, il rentre en Italie sans même avoir accosté. Enfin, Sénèque nous relate les circonstances de sa mort. Un jour, il se rend compte que sa fortune ne s'élève plus qu'à dix millions de sesterces. Complètement dépité, il préfère se donner la mort plutôt que de réduire son train de vie. Punition méritée, de l'avis même de Sénèque.

Malgré tout, Apicius demeure le symbole de la cuisine chez les Romains. D'ailleurs, dans le langage courant, « Apicius » est devenu synonyme de « cuisinier ». En outre, c'est son nom qui est choisi au 4siècle pour  l'Art culinaire, ce qui montre bien que son aura a traversé les siècles et que le simple fait d'évoquer son nom dans le titre d'un recueil de recettes est suffisant pour assurer sa fortune.

Les recettes d'Apicius

L'Art culinaire est une excellente synthèse de la haute cuisine romaine. Nettement influencée par la Grèce, elle a de forts accents orientaux. Mais comme Rome se veut une capitale universelle, sa cuisine l'est également. Elle intègre les produits venus de chacune de ses provinces pour les diffuser à travers tout son Empire.

Nous vous présentons une série de recettes classées en fonction de l'analyse de l'Art culinaire réalisée par Liliane Plouvier dans l'Europe à table. Les numéros qui précèdent les versions françaises renvoient au numéro de la recette dans l'édition de Jacques André, d'où nous avons tiré le texte en latin avec sa traduction.

Les condiments

Parmi toutes les recettes de l'Art culinaire, un grand nombre est consacré aux sauces. La totalité d'entre elles comprend du garum, qui est une sauce lacto-fermentée héritée du siqqu mésopotamien. Il est obtenu en recueillant le jus de poisson fermenté aromatisé aux herbes et recouvert de sel. Ce condiment très apprécié en Méditerranée intègre la Grèce au moins depuis le 4e siècle avant J.-C. et apparaît dans la gastronomie romaine sous le nom de garum. Il disparaît au cours du Moyen-Âge en Occident, mais demeure très populaire en Extrême-Orient sous le nom de nuoc-mam (Vietnam). On en trouve aujourd'hui facilement en grande surface ou dans les épiceries spécialisées. C'est le garum qui fait office de sel dans les recettes d'Apicius. Mais attention, quelques gouttes de nuoc-mam suffisent pour tout un plat ! Et surtout, évitez absolument de saler davantage.

L'épice reine des Romains est le poivre. Vient ensuite le laser et puis, plus confidentiellement, le nard, le gingembre, le costus et la cardamome. Les herbes indigènes sont abondamment utilisées. La livèche, au goût de céleri, le cumin, la rue, aujourd'hui interdite à la vente, la coriandre, la menthe, l'origan, la sarriette, l'aneth, le carvi, le persil, le thym et le fenouil aromatisent les mets de l'Art culinaire.

Les Romains se distinguent encore par un goût prononcé pour l'aigre-doux, obtenu par le mélange de vinaigre et de produits sucrés dont le miel, les fruits sucrés tels que les raisins secs, les pruneaux, les dattes et les figues, les vins doux ainsi que différentes réductions du moût.

Bref, la sauce type romaine est composée de garum, de vinaigre, de miel, d'herbes et de poivre. Voici quelques exemples de sauces de l'Art culinaire que vous pouvez décliner à votre guise.

 


Sauce pour l'autruche bouillie

Nous avons ici la première apparition connue de l'autruche sur les tables romaines.
Le liant de la sauce est la fécule, obtenue après macération de grains de blés dont on ôte l'enveloppe et qu'on laisse sécher au soleil. Vous pouvez utiliser votre liant habituel. Vous trouverez des graines de céleri chez les herboristes.

In strutione elixo : Piper, mentam, cuminum assum, apii semen, dactilos vel careotas, mel, acetum, passum, liquamen et oleum modice, et in caccabo facies ut bulliat, amulo obliges, et sic partes strutionis in lance perfundis et desuper piper aspargis. Si autem in condituram coquere volveris, alicam addis.

210. Sauce pour l'autruche bouillie : Prenez du poivre, de la menthe, du cumin grillé, de la graine de céleri, des dattes ou ordinaires ou caryotes, du miel, du vinaigre, du vin paillé, du garum et un peu d'huile. Mettez à bouillir dans une cocotte, liez avec de la fécule. Arrosez de cette sauce les morceaux d'autruche disposés sur un grand plat et saupoudrez-les de poivre. Mais si vous voulez faire cuire l'autruche dans la sauce, ajoutez de la semoule.

Recette actualisée, pour 4 personnes

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600 g de viande d'autruche, quelques grains de poivre, menthe, cumin, graine de céleri, dattes, miel, vinaigre, vin de paille, quelques gouttes de nuoc-mam, huile d'olive, liant pour sauce.

Découper la viande d'autruche et cuire les morceaux au court-bouillon (Ici, nous vous conseillons de faire une entorse à la recette originale et de griller ou poêler du filet d'Autruche).
Réduire en poudre le poivre, le cumin et la graine de céleri.  Hacher la menthe. Découper les dates en petits dés.
Faire bouillir tous les ingrédients de la sauce et lier si nécessaire.
Napper les morceaux d'autruche avec la sauce.

Autres sauces

Voici quelques sauces qui vous donneront des idées supplémentaires sur la manière d'utiliser les condiments dans la cuisine romaine.

Sauce pour viande bouillie au choix

Aliter ivs candidvm in elixam : Piper, careum, ligusticum, timum, origanum, cepullam, dactilum, mel, acetum, liquamen, oleum.

277. Autre sauce blanche pour le bouilli : Poivre, carvi, livèche, thym, origan, petits oignons, dattes, miel, vinaigre, garum et huile.

Une sauce pour canard bouilli

Aliter in grvem vel anatem elixam : Piper, ligusticum, cuminum, coriandrum siccum, mentam, origanum, nucleos, careotam, liquamen, oleum, mel, sinape et uinum.

215. Autre sauce pour la grue ou le canard bouillis: Poivre, livèche, cumin, coriandre sèche, menthe, origan, pignons, dattes caryotes, garum, huile, miel, moutarde et vin.

Une sauce pour le veau bouilli

Aliter in vitvlina elixa : Piper, ligusticum, feniculi semen, origanum, nucleos, careotam, mel, acetum, liquamen, sinapi et oleum.

356. Autre sauce pour le veau bouilli : Poivre, livèche, graines de fenouil, origan, pignons, dattes caryotes, miel, vinaigre, garum, moutarde et huile.

Une sauce pour le poisson bouilli

Aliter in pisce elixo : Teres piper, ligusticum, coriandrum uiridem, satureiam, cepam, ouorum uitella cocta, passum, acetum, oleum et liquamen.

436. Autre recette pour le poisson bouilli : Pilez du poivre, de la livèche, de la coriandre fraîche, de la sarriette, de l'oignon, des jaunes d'œufs cuits durs, du vin paillé, du vinaigre, de l'huile et du garum.

 

Pierre Leclercq
Juillet 2010

 

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 Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.

 

Conseils de lecture

Apicius, l'Art culinaire, texte établi, traduit et annoté par Jacques André, Paris, Les Belles Lettres, 2007.
Liliane Plouvier, L'Europe à table, Bruxelles, Labor, 200


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