Quelques parutions récentes traduites du néerlandais


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La Fille aux neuf doigts, Laia Fabregas (Actes Sud, traduit par Arlette Ounanian)

Bien sûr, ce premier roman – très réussi – d'une jeune trentenaire est écrit en néerlandais. Mais Laia Fabregas est née à Barcelone et c'est suite à un échange universitaire qu'elle est arrivée aux Pays-Bas où elle vit aujourd'hui. D'ailleurs son livre se déroule en Espagne et se rapproche davantage de la littérature latino-américaine qu'hollandaise par son climat onirique. Plusieurs histoires et époques s'y entrecroisent autour de Laura, la fillette du titre qui, adulte, travaille au service des ressources humaines d'un aéroport. Pour quelle raison ne possède-t-elle que neuf doigts, on le découvrira – avec elle – à la fin du livre. Entretemps, elle nous aura raconté comment elle en a perdu d'autres – mais faut-il la croire ? Elle nous aura également expliqué pourquoi elle en est venue à collectionner les Arnau qui réapparaissent à différents âges de sa vie sous des identités différentes. Et, surtout, elle aura retracé la quête de sa vie – et celle de sa jeune sœur : retrouver des photos d'elles-deux enfants.

En effet, leurs parents ont décidé juste avant leur mariage que jamais ils ne prendraient de photos, se fiant à leurs souvenirs « plus beaux et plus forts que toutes les photos du monde ». Les seules permises, dans cette époque de dictature franquiste incompatible avec l'idée de bonheur, sont des « photos-pensées », c'est-à-dire des photos sans appareil consistant à imprégner son imaginaire du paysage. Mais Laura est persuadée que des clichés réels existent bel et bien. En arrière-plan de cette quête (de photos) et de cette perte (de doigts) se dessine l'histoire de l'Espagne de ces dernières décennies : la dictature franquiste dont a souffert sa famille républicaine et communiste, la mort du Caudillo en 1975, l'immense manifestation en faveur de la démocratie deux ans plus tard et le coup d'Etat avorté de 1981. (175 pages, 18 €)

 

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Oméga mineur de Paul Verhaeghen (Le Cherche-Midi, traduit de l'Américain par Claro)

Paul Verhaeghen, né à Lokeren en 1965, qui enseigne la psychologie cognitive à l'université de Syracuse dans l'État de  New York a d'abord écrit en néerlandais son troisième livre publié en 2004 chez Meulenhoff / Manteau. Il l'a ensuite lui-même traduit en anglais, ce qui a sans aucun doute aidé à sa renommée, et c'est de cette langue qu'il vient d'être transposé en français. Lauréat de plusieurs prix (le Flemish Culture Award for Fiction, l'Independant Foreign Fiction Prize), Omega mineur est un roman monstre dont l'épicentre est Berlin. C'est en effet vers la capitale du Reich, plus tard coupée en deux par un Mur qui finira par tomber, que convergent plusieurs histoires. La première est celle d'un rescapé d'Auschwitz, Jozef De Heer, vrai résistant et faux prestidigitateur installé en RDA. Elle est contée, en 1995, à un chercheur belge, Paul Andermans, qui s'est fait agresser à Postdam par des néonazis. La deuxième est celle d'un physicien, Goldfarb, qui a fuit le nazisme, a participé à l'élaboration de la première bombe atomique et est aujourd'hui habité par une folie destructrice. Et la troisième est celle d'une actrice de cinéma dont la petite fille tombera amoureuse d'Andermans.

Mais dire cela, ce n'est pas encore dire ce qu'est vraiment ce roman-monde à la structure complexe, quitte à être parfois confuse, et peuplé de très nombreux personnages. Et dont la perspective globale est totalement remise en question par sa révélation finale. C'est l'Histoire tragique du 20e siècle, appuyée sur celle du monde avec ses divers mythes, légendes, civilisations ou religions, que rameute l'auteur dans cette œuvre éclatée en de multiples points de vue. Et qui fait un parallèle entre le passé (la montée du nazisme) et le présent (les lendemains de la Chute du Mur), reliés entre eux par de terrifiantes similitudes (crises idéologique, financière, sociale, politique...). (740 pages, 25 €)

 

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Ararat, de Frank Westerman (Bourgois, traduit par Danielle Losman)

Troisième livre d'un ingénieur agronome de formation et ancien journaliste né en 1964 aux Pays-Bas, Ararat tient à la fois du journal de voyage, de l'autobiographie et de la réflexion religieuse et scientifique, plus précisément des liens entre ces deux domaines. Avec en sus quelques digressions géologiques. Se disant agnostique tout en se posant la question de la teneur de l'éducation religieuse à donner à sa fille, Frank Westermann, né dans une famille chrétienne, décide d'escalader à pied le mont Ararat au sommet duquel, selon la Bible, échoua l'Arche de Noé après le Déluge et où Dieu scella une alliance avec l'humanité – ce qui a donné naissance à la vocation de « chercheur d'arche » dont le nombre semble croissant. Ce mont est situé en Turquie et non en Arménie (où il est appelé Masis) dont il est pourtant le symbole national, la faute à l'URSS qui, en 1920, ne l'a pas annexé avec le territoire de l'Arménie actuelle.

Pour préparer ce périple, l'écrivain s'est intéressé à tous ceux qui ont écrit sur ce sommet, et notamment un docteur allemand, Friedrich Parrot, qui l'a atteint en septembre 1929. Il a aussi relu la Genèse et a rencontré un séismologue arménien de 72 ans réfugié en Hollande avec sa famille, le professeur Armen Petrozian. Sur place, avant d'entamer la montée elle-même, il prend soin de faire une halte au Saint-Siège de l'Église apostolique arménienne et un crochet par Kars, la ville turque qui est au centre du roman de Pamuk, Neige. Livre dans lequel ses habitants affirment ne pas se reconnaître, comme s'en rend compte l'auteur tout fier d'en acheter un exemplaire en langue turque. (348 pages, 23 €)

 

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Le Retour, d'Anne Enquist (Babel, traduit par Isabelle Rosselin)

Anna Enquist, née à Amsterdam en 1945, fait partie de cette poignée d'auteurs (avec notamment Nina Berberova, Paul Auster, son homonyme suédois Per Olov Enquist, Yoko Ogawa, Imre Kertesz, Nancy Huston, Paul Nizon, W. G. Sebald, Lyonel Trouillot, Don DeLillo...) dont le nom est intimement lié à celui de son éditeur en français, Actes Sud. Paru en 2007, Le Retour, son sixième roman traduit depuis Le Chef d'œuvre en 1999, a été réédité en poche chez Babel. Donnant la parole à Elizabeth Cook qui, au début du roman, se prépare à accueillir en 1775 son époux, James Cook, revenant de son deuxième voyage, la romancière a bâti un récit d'une profondeur exceptionnelle. Cette ancienne psychiatre s'engouffre dans les replis de l'âme de celle qui survivra plus d'un demi-siècle à son mari pour en transcrire la complexité et les blessures. De sa prose impeccable, elle raconte à la fois la solitude d'une femme et l'obsession d'un homme (il repartira vite pour ne jamais revenir, battu à mort par les Hawaïens) au cœur d'une ville, Londres, dont la vie et le climat sont remarquablement rendus. (586 pages, 9,50€)


 

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La terre promise de Pascal Verbeken (Le Castro Astral, traduit par Anne-Laure Vignaux)

Ce livre est le récit d'un voyage effectué (à moto) au cœur de trois provinces wallonnes en crise agricole (le Brabant wallon) ou industrielle (le Hainaut et Liège). Publié chez Manteau à Anvers en 2007, cet ouvrage a été réédité sept fois et primé aux Pays-Bas. Un siècle après le journaliste socialiste francophone d'origine flamande Auguste de Winne, auteur d'un récit, Au travers les Flandres, où il levait le voile sur une région pauvre et miséreuse jalonnée de « puits de tristesse »,  son confrère gantois est parti sur les routes de Wallonie pour confronter la réalité du terrain aux clichés circulant en Flandre du Wallon fainéant, gréviste, chômeur, etc. Mais, surtout, il a voulu explorer un « trou noir de la mémoire flamande », celui des importantes vagues immigrations du nord vers le sud de la Belgique pendant un siècle, de 1845 aux années 1950.

De Chaumont-Gistoux et Louvain-la-Neuve à Seraing et Liège, en passant par Charleroi, Marcinelle, La Louvière ou Mons, il constate l'état de délabrement économique, social et humain d'une région qui fut l'une des plus riches du monde. Mais où règnent néanmoins l'espoir et l'envie de voir les choses changer. Il rencontre des habitants et commerçants de multiples origines, interviewe des célébrités (Franco Dragonne, Gaston Onkelinx, Jean-Pierre Dardenne) et retrouve une poignée de Flamands de Wallonie, généralement arrivés avec leurs parents venus travailler dans les mines ou la sidérurgie. Verbeken raconte comment ces « immigrés » se sont progressivement intégrés, par le travail pour les uns, par l'école pour leurs enfants, au point de devenir, pour certains d'entre eux de vrais Wallons (tel Gaston Onkelinx, un temps bourgmestre de Seraing). La Terre promise vient ainsi combler une part oubliée de notre histoire récente. (316 pages, 20 €)

 

Michel Paquot
Juillet 2010


 

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Michel Paquot est journaliste indépendant, spécialisé dans les domaines culturels et littéraires. 

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