Ab irato : Dictionnaire du pamphlet
saenen

« À l'intersection entre l'histoire des idées et l'histoire littéraire, le pamphlet est un genre particulièrement difficile à circonscrire », annonce de prime abord Frédéric Saenen dans l'avant-propos de son Dictionnaire des pamphlets. Traversant les époques (de l'Antiquité à nos jours) et les formes (de l'opuscule au livre à volumes), ce genre électrisé foisonne de voix grinçantes, tonitruantes, incendiaires, crispantes, venimeuses... mais toutes intraitables. Oreilles averties, à écouter avec ou sans boules Quiès !

 

Les mots ont une histoire. Les concepts d'« emprunt », d'« élargissement », de « spécialisation », d'« euphémisation », etc. jalonnent leur évolution et il arrive qu'une véritable dilution sémantique les frappe, ce qui a été le cas pour le vocable « pamphlet ». Ainsi, actuellement, le rencontre-t-on pour qualifier, parfois abusivement, un éditorial tempétueux, un plaidoyer incisif, un article non équivoque ou toute autre manifestation empreinte de véhémence (jusqu'au spectacle comique et à la chronique télévisée du samedi soir), en dévoyant quelque peu sa charge originelle. Car il importe de rappeler qu'il s'inscrit dans la longue tradition de la polémique, illustrée déjà par les Philippiques de Démosthène et de Cicéron – fustigeant Philippe de Macédoine dans l'original grec, et Marc Antoine dans la version romaine –, et se retrouvant maintenant sous forme de « posts » sur les blogs de nos contemporains.

En 1983, dans son hors-série intitulé « Le pamphlet de Sade à Mitterrand »,  Le Crapouillot, cet impayable « magazine non-conformiste » fondé par Jean Galtier-Boissière en 1915, affirmait, en ce qui concerne le pamphlet, que « l'écriture est de plus en plus aseptisée, les plumes se trempent de plus en plus dans la poussière et de moins en moins dans le vitriol ». La cause ? Elle avait été pointée une décennie plus tôt dans un précédent numéro, « L'Anthologie du pamphlet de la Libération à nos jours » : « [...] non seulement les plumes s'alanguissent dans un conformisme douillet et sans histoire, mais celles qui refusent le ronronnement de bonne compagnie, celles qui veulent demeurer acérées pour mieux atteindre leur cible, se voient impitoyablement traquées, traduites devant les tribunaux et condamnées. Outrage à ceci... offense à cela..., et voilà le pamphlet ficelé, étranglé par le code ! »

Et voilà bien le drame du pamphlet : puiser ses écueils dans son essence-même. Pour saisir cette ambiguïté, il est nécessaire de retracer son étymologie nébuleuse. Quelques linguistes, à l'instar de Bescherelle, la font remonter au grec pan tout ») et phlégô je brûle ») ; d'autres spécialistes se réfèrent à l'occurrence « palme-feuillet » (ou « feuillet pouvant tenir dans la main ») ; d'aucuns encore se basent sur la réalisation panfletus issu du latin médiéval d'Angleterre et signifiant « opuscule, brochure ». Dès le 18e siècle, Le Littré en atteste une double définition, syncrétisme des aspects susmentionnés : « petit livre de peu de pages » et « libelle, écrit satirique et polémique ». À partir de là, ce terme ne cessera paradoxalement de recouvrir un registre extrêmement vaste de productions (des quotidiens, des périodiques, des tableaux, des films cinématographiques, etc.) en se focalisant uniquement sur la tonalité subversive. Quelle gageure, alors, d'opérer une nette différenciation avec des réalités connexes telles que le « brûlot », la « polémique », la « diatribe », le « libelle », voire la « satire » et la « parodie » ! Marc Angenot, sommité en la matière (La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Payot, 1982) expose d'ailleurs clairement que le champ notionnel de ce mot « apparaît [...] comme très malléable, composé de termes qui se chevauchent et ne se distinguent que par des notions floues ou phraséologiques ».

En somme, l'unité de cet ensemble protéiforme semble se cristalliser autour du ton et du style : le premier à travers les propos ravageurs véhiculés (contre une institution, un individu, une classe sociale, un régime, un pays, etc.) en est le matériau ; le second, le ciment. Paul-Louis Courier, en 1824, livrait en précurseur une réflexion soutenue sur ce phénomène à la croisée des lettres et des idées. Dans son Pamphlet des pamphlets, il épinglait l'écrit en question comme suit : « De l'acétate de morphine, un grain dans une cuve se perd, n'est point senti, dans une tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le pamphlet. » En filigrane, on perçoit d'emblée en quoi ces textes sont susceptibles de valoir à leur auteur au mieux la reconnaissance, au pire le bannissement, l'emprisonnement ou la mort.

Inutile de sonder plus profond cet imbroglio de paramètres car Frédéric Saenen, dans l'introduction de son Dictionnaire des pamphlets, le débrouille magistralement et imbrique ses diverses composantes afin d'aboutir à une définition complète et nuancée, qu'il étaye très précisément par la suite : « Un genre littéraire à part entière dont le support serait la brochure ou le livre, écrit par un seul auteur (plus rarement par un groupe), auteur qui, en réaction à l'actualité ou une situation vécue, déploie pour défendre ses arguments un ensemble de techniques rhétoriques et stylistiques et adopte un ton allant de la fermeté péremptoire à la violence verbale pure, soit contre un adversaire qu'il cherche à mettre à mal, voire à éradiquer par la parole, soit en faveur d'une cause qu'il estime être vraie et juste, à ses risques et périls. »

Cette synthèse personnelle met en évidence le bouillonnement d'une veine à laquelle se sont frottés pléthore d'écrivains, pour un temps ou dans la durée. C'est pourquoi Frédéric Saenen a pris un triple parti dans la délimitation de son corpus : d'abord le cantonner à la littérature de France, ensuite le resserrer à la période courant de la Révolution de 1789 à Internet, enfin n'envisager que les œuvres relevant pleinement du genre (en laissant de côté celles qui n'ont que des accents, des teintes et des relents pamphlétaires). Ce choix, mû par une inévitable subjectivité, engendrera peut-être une légère frustration chez le lecteur avisé. En effet, ce dernier, en entamant la plongée dans cet univers si particulier, s'attendra à fréquenter des figures incontournables dans son chef et ne pourra que se sentir lésé devant l'absence de plusieurs d'entre elles, leur traitement plus ou moins étoffé, etc. Toutefois, s'il garde en mémoire que là réside de facto le propre des ouvrages de vulgarisation – aussi exigeants soient-ils, à l'image de la présente recherche –, une perspective réjouissante point rapidement : que de portes à pousser, ou plutôt à défoncer, à la faveur d'un éventuel prochain opus !

Le Dictionnaire des pamphlets, publié chez Infolio, permet de (re)découvrir, au fil des notices concises, contextualisées, exemplifiées et impeccablement rédigées, des plumes, des consciences, des tempéraments qui s'incarnent dans des textes se révélant tour à tour irrévérencieux, ironiques, outranciers, nauséabonds, fulminants... Autant d'egos à vif, vibrant pour des idées de la droite extrême comme de la gauche décroissantiste, mais toujours animés d'une ferveur sans faille pour les nobles combats (J'accuse de l'habité Zola), les divagations les plus putrides (La France Juive du torrentiel Drumont), la mauvaise foi fielleuse (« La Belgique est un bâton merdeux » de Baudelaire), les questions maladivement déviantes (de « Faut-il réduire l'Angleterre en esclavage ? » de Béraud à « Faut-il brûler Sardou ? » de Calvet et Klein) et autres.

Frédéric Saenen, en fin connaisseur, s'avère un excellent guide à suivre au cœur de ces multiples « croisades de papier », à embrasser d'une traite ou à mener une par une. Esprits curieux et non sclérosés, accrochez-vous : l'expérience stimule assurément, revigore et regorge de perles !

 

Samia Hammami
Juin 2010

 

crayon

Samia Hammami enseigne le français langue étrangère à l'ULg. Elle est aussi critique littéraire.

 


 

SAENEN Frédéric, Le Dictionnaire des pamphlets, Éditions Infolio, Collection « Illico », 2010.