Depuis les années 1950, la cuisine à la bière s'est émancipée des vieilles marmites de nos grands-mères pour s'introduire dans le monde prestigieux de la haute gastronomie. Pouvons-nous en conclure qu'avant cela, Gambrinus a toujours fui les grandes cuisines, tout en se cantonnant aux vulgaires pots qui pendent aux crémaillères des modestes chaumières de nos aïeux ? Pas du tout ! Un certain nombre de recettes à la bière ont bel et bien enrichi les pages de l'histoire de la gastronomie du Moyen-Âge à nos jours.
Bière ou cervoise ?
Tout d'abord, il est primordial de s'entendre sur les termes utilisés. Ce que nous appelons communément de la bière n'a pas toujours existé. Cette dernière apparaît aux alentours du 10e siècle lorsque les moines ont l'idée d'ajouter du houblon à la cervoise, boisson fermentée acide et plate. Cette trouvaille décisive permet une meilleure conservation du produit tout en lui conférant une amertume inédite. Ainsi naît la bière. Cependant, quelques siècles sont nécessaires pour quelle s'impose définitivement face à l'antique cervoise.
Les Anglais, champions de la cuisine à l'ale
Au Moyen-Âge, il existe de nombreux mets à la bière ou à la cervoise en Angleterre, en Flandre et en Allemagne. En Angleterre, pays qui résiste obstinément à l'appel du houblon, les queux concoctent une impressionnante variété de mets délicats à base d'ale, c'est-à-dire de cervoise. Qu'il s'agisse de faisan et de perdrix bouillis dans une sauce à l'ale, au poivre et à la cannelle, de tanche grillée à la sauce à l'ale et au safran, ou d'huîtres bouillies dans de l'ale, du bouillon et du safran, nous nous situons clairement dans une cuisine extrêmement raffinée, chère et aristocratique1.
La tendance parvient timidement jusqu'à nous. En 1604, dans l'Ouverture de cuisine de Lancelot de Casteau, maître queux des princes-évêques de Liège, apparaît une recette de carpe aromatisée à la noix de muscade, au gingembre, à la marjolaine, à la menthe, au vin, au verjus et à la cervoise.
Les Français à la traîne
La France, quant à elle, ne succombe nullement aux charmes de la cervoise, ni même de la bière. Aucun livre de cuisine français ne les mentionne. Et pour cause. Comme il existe une Europe de l'huile et une Europe du beurre, il existe également une Europe du raisin et une Europe de l'orge. Là où la vigne ne pousse pas, la bière se développe. Mais là où la vigne pousse, tous les honneurs vont au vin, boisson à la fois antique, chrétienne et diététique. Dans la France des prestigieux coteaux de Beaune, d'Ai ou de Paris, la bière est dévolue aux pauvres et aux vilains. En outre, on l'accuse de ramollir l'esprit.
Ces a-priori « gallocentriques » persistent jusqu'au 20e siècle, comme en témoigne ce texte écrit par le grand auteur cuisinier Joseph Favre dans son dictionnaire de cuisine à l'article « courtoisie » :
La courtoisie et la gaieté dépendent plus souvent de la cuisine et de la boisson que de l'éducation et du tempérament, d'où je conclus à cet aphorisme : Dis-moi ce que tu bois, je te dirai ce que tu penses.
En effet, quel est le savant qui, de nos jours, oserait contester l'influence de l'alimentation et principalement des boissons sur la pensée ? Que l'on mette deux individus ayant la même éducation et le même âge (18 ans par exemple), l'un dans le Nord et nourri de choucroute, d'eau-de-vie et de bière ; l'autre dans un pays fertile et tempéré, en le nourrissant de vin de Bourgogne, de gibier, enfin d'une cuisine savamment traitée ; après deux ans de ce régime que l'on réunisse ces deux jeunes hommes dans un salon, au milieu d'une société, en présence du beau sexe : on sera frappé du contraste ! Que l'on fasse improviser à ces deux êtres, qui auparavant étaient d'une égale instruction, on sera étonné de voir la finesse d'esprit fécond de l'un, dont les vins auront développé la fonction des facultés intellectuelles jusqu'au génie ; tandis que l'autre restera froid, peu expansif et morose ; l'eau-de-vie, la bière et la choucroute en auront fait un taciturne peu courtois et d'une puissance intellectuelle très secondaire.
Rien n'est donc plus important, pour l'homme qui veut conserver sa jeunesse, que de savoir alimenter le foyer qui nourrit les facultés intellectuelles2.
Et pourtant, c'est dans cette France « brassicophobe » que les deux plus grands représentants de la gastronomie classique donneront à la bière houblonnée ses lettres de noblesse. Vincent la Chapelle3, voyageur curieux de tout (il est le premier cuisinier français à parler de bifteck, de choucroute et de pomme de terre, quarante ans avant Parmentier !) et François Massialot4, cuisinier à la cour, intègrent dans leurs ouvrages respectifs quelques recettes à la bière. Certes, les noms de ces mets évoquent systématiquement un pays étranger. Certes, les ingrédients renvoient toujours à l'idée qu'on se fait des traditions culinaires de ces mêmes pays. Néanmoins, les plats, dans leur conception, sont tout à fait français et s'intègrent parfaitement dans la riche tradition gastronomique française.
Peter Jacob Horemans, La servante, 1759. Munich, Bayerische Staatgemäldesammlung. La bière demeure une boisson dévolue au peuple.
C'est ainsi qu'entre dans le panthéon de la cuisine classique une Grosse Entrée de Tête de Bœuf à l'Angloise, mouillée de la plus forte bière que vous pourrez trouver et aromatisée aux clous de girofle, au macis, au laurier, à la coriandre et aux fines herbes. La Carpe à la Bohême, étuvée dans de la bière et de l'eau-de-vie, est parfumée au macis, au poivre, au persil, à la ciboule, au basilic, au thym et aux clous de girofle. La fameuse Soupe à la Bière, potage épaissi à la mie de pain bis, lié au jaune d'œuf et aromatisé au sucre, à la cannelle et aux zestes de citron vert, est d'un grand usage parmi les premiers Seigneurs, surtout pour le soir, nous assure Vincent la Chapelle. Les Écrevisses à la Polonoise se déclinent au beurre, au citron, au persil, à la ciboule, au basilic, au macis, aux clous de girofle et à la bière blanche, tandis que les Écrevisses à la Prussienne s'accommodent de persil, de cumin et de bière ordinaire.
1 Liber cure cocorum, ca. 1430. Malgré son titre, l'ouvrage est écrit en anglais. Vous pouvez trouver une retranscription fidèle du texte avec traduction en anglais moderne sur http://www.pbm.com/~lindahl/lcc/parallel.html. 2 Joseph Favre, Dictionnaire universel de cuisine pratique, Encyclopédie universel d'hygiène alimentaire, Paris, 1907, p. 644. 3 Le Cuisinier moderne, 1742. 4 Le Nouveau Cuisinier Royal et Bourgeois, 1734.