Quand Gambrinus se met à la cuisine

Signalons encore l'usage important de la bière dans la confection des pâtes à beignets, ultra « trendy » au 18e siècle, qu'ils soient à la fraise (Le cuisinier gascon, 1740), au pigeon, aux anchois, aux animelles (Le cuisinier moderne, 1742), à la queue de veau (Dictionnaire des alimens, 1750) ou au palais de bœuf (Dictionnaire universel d'agriculture et de jardinage, 1751), ainsi que l'usage non moins important de la levure de bière dans la préparation du pain et des pâtisseries dont les fameuses Gauffres à la Flamande (Le cuisinier gascon, 1740).

Peut-on avancer que cette appétissante entrée en la matière ait porté ses fruits ? Pas tout à fait. La France du 19e siècle, probablement trop conservatrice, en reste au répertoire de la Chapelle et de ses successeurs, qu'elle perpétue gentiment sans l'étoffer.

 

Une cuisine en constante mutation

En Angleterre la cuisine à la bière ne cesse de progresser. Parmi les jolies surprises, nous avons de l'agneau à la bière dans le fameux The Art of Cookery (1747) de Hannah Glasse, ou le potage aux asperges et à la bière blonde dans le non moins célèbre Book of Household Management (1861), d'Isabella Beeton. Et n'oublions pas les cocktails à la bière avec le fameux et rafraîchissant Cool Tankard, dont la recette du Dr Kitchiner (The Cook's Oracle, 1817) est composée de bière, de vin blanc, de curaçao, de brandy, de jus de citron, de noix de muscade et de fleur de bourrache. Ce cocktail remporte un tel succès que la bourrache prend carrément le nom de cool tankard en anglais.

La cuisine à la bière gagne de plus en plus d'ampleur en Grande-Bretagne jusqu'à la parution de livres de cuisine lui étant entièrement dédiés. Parmi les ouvrages pionniers en la matière, citons The use of beer in foods (1938), Brew in your stew ! Recipes and adventures in the ancient, honorable and all but lost art of cooking (1948), It's smart to cook with beer : 200 recipes for cooking with beer (1949), How to cook with beer (États-Unis, 1950), Beer cookery (1953), Cook with beer : real old-country cooking (1957), etc. La liste est longue.

À la même époque, en Belgique, un grand chef de réputation internationale répand la cuisine à la bière dans les réceptions les plus huppées. Il s'agit de Raoul Morleghem, célébré dans un livre de référence paru dans les années 1950, La cuisine au pays de Gambrinus. Dans la foulée, le français Hubert Guilpin publie en 1958 Trois cents recettes de cuisine à la bière mises au point par un groupe de chefs de cuisine.

À partir des années 1980, une avalanche d'ouvrages français et belges célèbrent la cuisine à la bière en perpétuelle évolution depuis de nombreux siècles.

 

Carpes à la Polonaise (Menon, 1755, Les soupers de la cour)5

La carpe à la bière, grand classique qui persistera jusqu'au 20e siècle, se décline de plusieurs façons. Chez le français Menon, sa sauce est liée au beurre manié et détendue au jus d'orange.

À défaut de carpe, choisissez un autre poisson d'eau douce.

Coupez une carpe par tronçons & la tête en deux, après avoir coupé le bout de la queue, les nageoires, & écaillé, mettez votre carpe dans une casserole, avec un morceau de beurre, tranches d'oignons, zestes de racines, persil, ciboules, thym, laurier, basilic, le tout entiers, sel, gros poivre ; mouillez avec une pinte de bierre, un demi-poisson6 d'eau de vie ; faites cuire, ensuite vous retirez la carpe pour la dresser ; passez la cuisson sans la dégraisser ; faites-la réduire au point d'une sauce ; mettez-y un pain de beurre manié de farine, un jus de bigarade ; faites lier sur le feu ; servez dessus la carpe.

Recette actualisée, pour 4 couverts

gambrinus

4 x 200 g de carpe ou d'un autre poisson d'eau douce, 50 g de beurre, 1 oignon, zestes de carottes, persil, ciboule, thym, laurier, basilic, 33 cl de bière forte, 6 cl de cognac, 10 g de beurre manié avec 10 g de farine, 1 orange bigarade (à défaut de bigarade, 1 orange normale).

Couper les oignons en tranches. Presser l'orange et filtrer soigneusement.
Placer les morceaux de carpe dans une casserole avec le beurre, les oignons, les zestes et les herbes.
Saler, poivrer. Mouiller avec la bière et l'eau-de-vie. Quand c'est cuit, ôter la carpe et dresser sur le plat de service.
Passer le jus de cuisson au chinois. Réduire. Lier avec du beurre manié. Allonger avec le jus de l'orange. Laisser un petit peu sur le feu.
Sur le plat de service, napper la carpe de cette sauce.

 

Pierre Leclercq
Juillet 2010

crayon

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique

 


 

5 Menon, Les soupers de la cour, ou l'art de travailler toutes sortes d'alimens, Pour servir les meilleures Tables, suivant les quatre Saisons, t. III, Paris, Chez Guillyn, 1755, p. 53.
6 Le poisson vaut la moitié d'un demi-setier qui vaut un quart de pinte, ce qui donne 6 cl pour un demi-poisson

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