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Manger avec les doigts

07 juillet 2010
Manger avec les doigts

Quand on songe aux banquets médiévaux, quelques images d'Épinal nous viennent instantanément à l'esprit. On voit une bande de rudes guerriers braillant autour d'une table garnie de montagnes de rôtis dont ils s'emparent avec avidité afin de les dévorer dans un vacarme assourdissant. Autant le dire tout de suite, il est impératif de se débarrasser de ces préjugés tenaces afin d'appréhender correctement la gastronomie médiévale. Si on mangeait effectivement avec les doigts jusqu'au 16e siècle, hygiène, propreté et sobriété sont les règles des repas de cour. Aussi est-il facile d'adapter quelques recettes pour un repas d'aujourd'hui, sans fourchette.

 

Bonnes manières et courtoisie

Ce n'est certainement pas la société courtoise du Moyen Âge qui encourage à l'outrance. Pour se conformer à ses usages, il est impératif de prendre soin de son aspect extérieur, tant au niveau de l'hygiène, odeurs corporelles comprises, que de la coiffure et du costume. Il est très mal vu de rire aux éclats ou de se consumer en paroles. En outre, quelques règles de base encadrent la sociabilité à table. Les mains doivent bien entendu être d'une propreté irréprochable. Un serviteur muni d'une aiguière d'eau parfumée se charge d'ailleurs du lavement des mains des convives. Ensuite, la sobriété est de mise. Se précipiter sur les meilleurs morceaux de viande est de la plus grande grossièreté !

La manière de manger traduit très bien la volonté d'imposer des usages de table particulièrement distingués. Le repas se divise en plusieurs séquences, appelées services ou assiettes, au cours desquelles une longue série de plats est amenée à table. Le nombre impressionnant de mets confectionnés lors de ces banquets répond au désir d'offrir suffisamment de choix aux convives. Tous les plats apportés ne sont donc pas consommés, comme on l'a longtemps cru. Les restes feront le bonheur du personnel de cuisine.

Une fois les plats posés à table, les convives peuvent se servir. Mais attention ! En toute sobriété. Les morceaux de viande, délicatement découpés en forme oblongue et présentés sur des plats à larges marlis sont saisis à l'aide de deux doigts, le pouce et l'index, tandis que les trois autres sont dirigés vers le haut, afin de bien montrer qu'on ne se sert pas comme un goinfre. Finalement, ce ne sont pas les aliments qui constituent la partie impressionnante du banquet, mais bien le décor dont font partie les tapisseries, les buffets de pièces d'orfèvrerie et les entremets, tels que le cygne et la hure de sanglier crachant le feu.

Livre de chasse

 

Livre de chasse, de Gaston Phébus. Observez la position des doigts du personnage en bas à droite de l'image. Il saisit le morceau de viande avec le pouce et l'index et tient les trois autres doigts vers le haut.
 
 
détail Livre de chasse
 

Bref, lors d'un banquet aristocratique, les aliments arrivent à table prédécoupés et présentés sur des plats sans jamais se chevaucher, afin de faciliter la prise du morceau avec le pouce et l'index. Ceci relève davantage d'une attitude sobre et distinguée que des rustres comportements qu'on imagine parfois.

Cet usage particulier des doigts pour manger disparaît progressivement à partir du 16e siècle, avec l'arrivée la fourchette de Byzance, via l'Italie. À la fin du 16e siècle, les premières mentions de fourchette apparaissent dans les inventaires d'après décès liégeois. C'est toute une culture qui disparaît, et avec elle, le sens du toucher dans la gastronomie. Comment, désormais, se lamentent certains, apprécier l'onctuosité d'un beau morceau de chapon bien gras, en le saisissant avec une fourchette ? À méditer...

 

Festin de janvier du duc de Berry




Festin de janvier du Duc Jean de Berry
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Ce sont bien les objets de décor et non les plats de nourriture qui impressionnent dans cette scène de banquet. À gauche trônent les pièces d'orfèvrerie sur le buffet et à droite se trouve une nef de table, en forme de bateau, destinée à recevoir les épices. Dans un plat, de petits oiseaux rôtis sont présentés les pattes en l'air, probablement pour faciliter leur prise avec les doigts. L'écuyer tranchant s'apprête à la découpe pour son maître.

 


Les recettes

Le repas médiéval tel que nous venons de le décrire peut très bien s'adapter à la vie moderne. Un rôti prédécoupé en petits morceaux, accompagné d'une panoplie de sauces présentées dans quelques écuelles garnissent avantageusement les tables ou les mange-debout de cocktails dînatoires. Un service médiéval à la maison ? Ce n'est pas si compliqué...

sent 
sovi

Tout d'abord, faites rôtir une viande de votre choix, de préférence une volaille. Découpez-la en morceaux réguliers de forme oblongue et présentez-les en rosace sur des assiettes. Accompagnez-les des 3 sauces typiquement médiévales servies dans des bols. Comme il est dit plus haut, les convives saisissent le morceau de viande avec le pouce et l'index et trempent ce dernier dans la sauce. N'oubliez pas les rince-doigts !

mortier

Les deux premières recettes, la sauce poitevine et le moust pour hetoudeaulx (jeunes chapons), sont tirées du s célèbre livre de ménage rédigé par un riche bourgeois pour sa très jeune épouse inexpérimentée. Il reprend les recettes de Taillevent – queux des rois Charles V et Charles VI et auteur d'une version du Viandier – auxquelles il ajoute certaines précisions.

La troisième recette, la sauce Jurvert, est tirée du premier livre de cuisine écrit en catalan. Le Libre de Sent Sovi est composé en 1324 par un auteur anonyme. Nous avons bénéficié des commentaires et de la traduction de Josy Marty-Dufaut d'un excellent hors série de la revue Moyen Âge1.

Pour la réalisation de ces recettes, munissez-vous de l'outil indispensable de la cuisine médiévale : le mortier.

 

Une [sauce] poitevine (1393)

Le foie de volaille et le pain grillé sont des liants très fréquents dans la cuisine médiévale. Les épices, pour raison médicale surtout, abondent dans la plupart des plats (nous reviendrons sur cet aspect dans un autre article). En tête des épices les plus utilisées, nous trouvons le gingembre, le safran, la cannelle ou la graine de paradis (maniguette). Si vous ne trouvez pas de maniguette, utilisez du poivre.

Broyez gingembre, giroffle, graine et des foyes, puis ostez du mortier. Puis broyez pain brulé, vin et vertjus et eaue, de chascun le tiers, et faictes boulir, et de la gresse du rost dedens. Puis versez sur vostre rost ou par escuelles.

 

Recette actualisée, pour  100 g de sauce

sauce
 poitevine

70 g de foies de volaille,  1 tranche de pain de mie, 1 trait de vin,  1 trait de verjus (ou de vinaigre), 1 trait d'eau, 1 cuillerée de graisse du rôti, gingembre (le gingembre doit dominer), 1 clou de girofle, Maniguette (ou poivre).

Cuire les foies de volaille au four ou à la poêle. Griller le pain et le réduire en poudre dans un mortier. Broyer le foie de volaille avec le gingembre, les clous de girofle et la maniguette (ou poivre). Broyer le pain avec le vin, le verjus (ou le vinaigre) et l'eau. Faire bouillir le tout avec de la graisse du rôti et verser dans un bol.

On peut délayer le vin, le verjus et l'eau avec du safran, comme dans la recette de Brouet à la mode d'Allemagne. Cela donne une jolie teinte jaune, très recherchée dans la cuisine médiévale.

 

Moust pour hetoudeaulx (1393)

Comme l'auteur nous laisse le choix, nous n'utiliserons ici que la cannelle, et non le gingembre qui aromatise déjà la sauce poitevine. Nous lions la sauce au jaune d'œuf, ce qui en fait un velouté dans le langage actuel.

Le sucre de canne, introduit en Europe par les Arabes via l'Espagne et la Sicile connaît une vogue immense sur tout le continent. La France, néanmoins, prend plus de temps à accepter ce goût du sucré, auquel elle ne succombe qu'au 15e siècle.

Prenez roisins nouveaulx et noirs et les escachez ou mortier et boulez ung boullon. Puis coulez par une estamine et lors gectez dessus vostre pouldre de petit gingembre et plus de canelle, ou de canelle seulement quia melior, et meslez ung petit a une cuillier d'argent, et gectez croustes, ou pain broyé, ou oeufz, ou chastaignes pour lyer, dedens, du succre roux, et dreciez.

 

Recette actualisée, pour  100 g de sauce

sauce 
hetoudeaulx

200 g de raisins noirs, cannelle, 1 jaune d'œuf, sucre de canne (suivant le taux de sucre dans le raisin).

Broyer le raisin et le faire bouillir. Passer à l'étamine.
Mélanger avec de la cannelle et lier hors du feu avec le jaune d'œuf.

Jurvert (1324)

La sauce tient son nom de l'herbe dominante, le persil.

Il s'agit d'une sauce émulsionnée, car l'huile y intervient. C'est une caractéristique méditerranéenne et catalane. Il est rare qu'une sauce au Moyen-Âge emploie de l'huile, à laquelle on préfère le vin, le vinaigre et le verjus. Ce type de sauce, qui donnera bien plus tard la mayonnaise, existe depuis l'antiquité romaine (Apicius).

Si vols ffer jurvert, prin jurvert e moradux e sàlvia e menta ; e talla-le manut, e piqua-u bé. E mit-i II grans d'any e pa torrat mullat en viagre, e avellanes e nous, e muyols d'ous. E quant és bé piquat, destrempa hom ab un raig d'oli, e puyes ab vinagre, e met-i hom mel ho arop, segons que n'as mester.

 

Recette actualisée, pour  100 g de sauce

sauce 
jurvert

Persil plat, marjolaine, feuille de sauge, 4 feuilles de menthe, 1 gousse d'ail, 1 tranche de pain grillé, 1 cuillerée à café de noisettes en poudre, ½ cuillerée à café de noix en poudre, 1 jaune d'œuf cru, 4 cuillerées à soupe d'huile d'olive, 2 cuillerées à soupe de vinaigre de vin blanc, miel.

Hacher et broyer le persil, la marjolaine, la sauge, la menthe et les gousses d'ail.
Ajouter le jaune d'œuf et verser l'huile d'olive sans cesser de tourner. Ajouter le pain grillé imbibé de vinaigre, ainsi que les noisettes et les noix en poudre.

Ajouter du miel si on désire obtenir une sauce aigre-douce.

 

 

Pierre Leclercq
Juillet 2010

crayon

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.

 

Conseils lecture :

mesnagier cuisine

 

 Mesnagier de Paris (ca 1393), Josy Marty-Dufaut, Éd. Heimdal
La cuisine et la table dans la France de la fin du Moyen-Âge, sous la direction de Fabienne Ravoire et Anne Dietrich, Caen, Publications du CRAHM, 2009.

 

 

 

 


 
 
1 Josy Marty-Dufaut, Le Livre de Sent Sovi, La cuisine médiévale catalane au début du 14e siècle, Recettes d'après un manuscrit, dans Moyen-Âge, hors série, n° 30, juin-juillet-août 2009.


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