Du homard à Londres

Gloire et déclin de la cuisine traditionnelle anglaise

Voyons maintenant le processus qui a mis en péril la gastronomie anglaise au cours du 19e siècle.

L'âge d'or

Après l'épisode absolutiste élisabéthain, les révolutions du 17e siècle ont porté un coup fatal au développement d'une cour semblable à celle de Versailles. Ainsi, le règne des Hanovre diffère nettement de celui des Bourbon par le large partage du pouvoir avec le Parlement. À Londres, il n'existe pas d'aristocratie muselée et domestiquée comme à Paris. À Londres, on ne voit pas de grands seigneurs oisifs affirmant leur rang par des dépenses somptuaires inconsidérées. On ne voit pas de courtisans faisant et défaisant les modes, sûrs de leur bon goût et laissant les ennuyeuses affaires de l'État au Roi et à son Gouvernement. En outre, les pairs et la gentry passent la plus grande partie de l'année à la campagne d'où ils tirent leur mode de vie simple et économique. C'est une fierté, pour un lord du 18e siècle, de consommer sa propre production. C'est ainsi que les principes de simplicité et d'économie dominent la pensée culinaire anglaise du 18e siècle.

Le déclin

Mennell

Néanmoins, au cours du 19e siècle, les rangs de la Society s'élargissent de plus en plus. L'industrialisation triomphante et les nombreuses fortunes accumulées exercent une forte pression sur la Society. Un nombre croissant de familles aisées aspire à y entrer. En réaction, les conditions d'admission deviennent drastiques. Comme dans la cour française sous la monarchie absolue, on passe à une véritable compétition dans les dépenses de prestige. Dans ce contexte, la cuisine française occupe une place importante. De 1815 au milieu du siècle, son irrésistible ascension la mène à une place hégémonique au sein de la Society où on rivalise de luxe, notamment dans l'emploi de chefs français.

La compétition dans les dépenses, inconcevable un demi-siècle plus tôt, devient la norme. Toute bonne famille désireuse d'entrer dans les hautes sphères de la société aspire à un style de vie luxueux. Les maîtresses de maison abandonnent leurs tâches ménagères, trop peu valorisantes, et désertent les fourneaux.

Aux yeux des observateurs attachés aux anciennes valeurs de travail, d'économie et de privation, cette débauche de luxe apparaît comme une débauche de vulgarité. Quoi qu'il en soit, la vogue française a fait son œuvre. D'une part, ses opposants se renfrognent dans une attitude clairement chauviniste et conservatrice, empêchant toute évolution dans la cuisine rustique. D'autre part, les grands cuisiniers étant presque tous français, la cuisine traditionnelle anglaise n'a plus de modèle auquel se rattacher.

Ainsi, au 19e siècle, les conditions les plus défavorables pour l'épanouissement d'une cuisine nationale sont réunies. L'élite, dont le mode de vie est totalement inaccessible aux couches inférieures, ne jure que par une gastronomie étrangère, tandis que la cuisine ménagère a perdu tout son prestige. Les maîtresses de maison ne perpétuent plus les traditions en y ajoutant leur grain de sel et les domestiques cuisinent par dépit. Dans la restauration, le métier de cuisinier est dévalorisé au profit de celui de gérant. Il est impossible de connaître la moindre promotion sociale en restant aux fourneaux et quand on y entre, c'est par hasard ou parce qu'on n'a rien trouvé d'autre. De la cuisine rustique, on a conservé les principes de simplicité et d'économie, sans que personne ne songe à l'améliorer.

La cuisine typiquement anglaise devient ainsi monotone et ennuyeuse. Elle vit ses pires années tout au long du 19e siècle jusqu'à l'après-guerre. Les ouvrages culinaires eux-mêmes, qui continuent à être écrits principalement par des femmes, sont monotones. Ils n'éveillent aucune passion pour la cuisine et n'excitent l'appétit en aucune manière. Ils sont avant tout fonctionnels et se contentent d'insister encore et toujours sur l'économie, l'utilisation des restes et la simplicité.

cooksoracle
Beeton
acton

Parmi ces publications, sortent tout de même du lot le New System of Domestic Cookery (1807) de Mrs Rundell, The Cook's Oracle (1817) du Dr Kitchiner, le Modern Cookery for Private Families (1845) de la conservatrice Eliza Acton, et surtout le Book of Household Management (1861) d'Isabella Beeton, qui demeure encore aujourd'hui une grande référence culinaire en Grande-Bretagne.

 

 


Pierre Leclercq
Juillet 2010

 

crayon

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.



Conseil de lecture : Stephen Mennell, Français et Anglais à table du Moyen Âge à nos jours, traduit de l'anglais par Thierry Detienne, Flammarion, 1987

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