Haruki Murakami : Dansons la tête levée, même en boitant !

Avec Kafka sur le rivage (2003), Haruki Murakami est devenu une figure incontournable de la littérature japonaise contemporaine pour le public francophone. Cependant, le paysage murakamien n'a guère changé depuis ses débuts – en voici un exemple : Danse, danse, danse (1988). La réédition récente de la traduction française nous permet de replonger dans son univers et de reconnaître, dans un sens anti-chronologique, sa boîte à outils romanesque extrêmement dense. 

 

  Murakami Murakami

 

La solitude comme fonctionnement

Comme c'est souvent le cas des personnages de Murakami, le héros de Danse, danse, danse est très seul, complètement seul. L'a-t-il voulu ? Ou cela lui est-il imposé par la force des choses ? Qu'importe, la réalité est toujours la même. Il se positionne – plutôt délibérément – comme seul au monde.

Sa femme de l'époque, en le laissant seul derrière la porte, avait dit qu'il usait les gens qui l'aiment. Durant des années de leur vie commune, le héros n'était pas conscient de sa propre tendance de « rejeter » les gens, de leur « fermer la porte ». Pire, ce « refus » a eu lieu lorsque les « Autres » ont eu l'intention de le comprendre et de lui faire du bien, de se rapprocher de lui... de l'apprivoiser. Le résultat ? Tous – tous ceux qui ont voulu l'aimer, le chérir – se retrouvaient « dehors ». Si on recourt à une métaphore utilisée par l'auteur, le héros, son existence est une maison. – « Ma maison a deux portes, l'entrée et la sortie, et on ne peut pas les intervertir. [...] mais tout le monde finit par ressortir. Certains sont sortis pour essayer de nouvelles possibilités, d'autres pour faire des économies de temps. D'autres encore sont morts. Mais pas un n'est resté ». Et ils n'y revenaient jamais. La porte de sortie, c'est la porte de sortie.

Au bout du compte, le héros se sent épuisé, en se demandant « À quoi ça sert d'ouvrir encore la porte pour faire entrer les gens, si leur destin n'est que de ressortir ? » Il se sent différent des Autres, non compris. À quoi bon recommencer ? Si, à chaque fois, ce sera gâché ? Si, à chaque fois, c'est moi qui gâche sans le savoir ? Et si, à chaque fois, je ramasse des larmes des gens que j'ai cru apprécier ?

Il en a marre. Il ne veut plus rien entendre, ni « composer », ni « envisager », ni « construire » quoi que ce soit, et avec personne.

...Vraiment En a-t-il vraiment marre d'avancer ? De vivre ? D'aimer ?

 

Hokkaido !

Non, pas vraiment. Pourquoi pourrait-on prétendre que non ? Parce que – le héros le sait, il l'annonce dès le début de sa chronique – quelqu'un pleure pour lui, quelque part loin de lui. Cette personne – « Elle » – est le même personnage que dans le roman précédent de Murakami (La Course au mouton sauvage). Elle avait guidé le héros quatre ans auparavant à l'endroit clé de son existence : le Hokkaido. Après quatre ans de silence et de solitude voulus et assumés, le héros vise de nouveau cette destination : le Hokkaido. Il bloque son agenda, il arrête tout, et part vers le Nord.

 

Kiki, Yuki, May & June

Durant son voyage en Hokkaido (et puis à Honolulu, à Hawaii), il croise des femmes, mais aucune ne reste. Les propos échangés entre le héros et ces femmes sont parfois prophétiques, parfois non. Leurs sorts aussi parfois très évocateurs, parfois non.

Kiki, a un rôle du fil conducteur de l'histoire. Yuki, elle, lui rappelle ce que c'est  que l'adolescence pure et dure. May et June apparaissent pour lui signaler quelque chose, puis disparaissent. Alors le héros se trouve-t-il de nouveau seul, laissé, désespéré et incompris ?

Non, pas vraiment. Car dans une pièce mystérieuse d'un hôtel à Sapporo (en Hokkaido), il y a un être qui l'attend : L'Homme-Mouton. C'est cet être moitié mouton / moitié homme qui se charge de « relier » le héros au monde « réel » – si l'on veut. Il relie des choses qui appartiennent au monde « ténébreux » au monde où il y a la lumière. Le héros, ayant enfin abouti à la destination qu'il visait, reçoit de l'Homme-Mouton un code – ou une devise – et cela au mode impératif : « Danse. Danse tant que la musique durera. [ ...] Et danser du mieux que tu peux. Au point que tout le monde t'admire ». Bats-toi avec ton « toi » qui veux s'enfuir dans les ténèbres, en hochant la tête et en insultant les Autres. Ne baisse pas les bras. N'arrête pas tes pas. Ne ralentis pas tes pattes...

Ce rondeau avec soi-même finit par ressembler à un combat avec soi-même. Et quand on dit « combat », le mot ne veut point dire qu'on devrait être le vainqueur, ni le vaincu.

 

 

Kanako Goto
Juin 2010

 

crayon

Kanako Goto, docteure en langues et lettres, enseigne la langue et la culture japonaises. Elle s'intéresse notamment au phénomène de l'intertextualité à travers la traduction et l'auto-traduction des œuvres littéraires.