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700 ans de traditions des gildes visétoises

03 August 2010
700 ans de traditions des gildes visétoises

Au cours des derniers siècles du Moyen-Âge européen, nombre de communautés urbaines voire rurales se sont dotées de compagnies d'archers et surtout d'arbalétriers dans un but de défense. Le rôle de ces corps constitués était de prendre les armes chaque fois qu'ils y étaient requis afin de combattre les adversaires de leur ville ou de leur village, parfois aussi de leur prince, et également d'aider au maintien de l'ordre à l'intérieur de l'entité géographique à laquelle ils appartenaient.

Leurs effectifs étaient assez réduits : souvent quelques dizaines, rarement plusieurs centaines d'hommes. Leur mission spécifique, en cas de conflit ouvert, consistait à tenir l'ennemi à distance soit en tirant sur lui du haut des remparts pour repousser un siège, soit en engageant le combat en premier lors des batailles rangées, avant l'intervention du gros des troupes, composées de milices de fantassins ou de cavalerie. L'arc permettait de lancer des flèches à environ 200 mètres ; l'arbalète était plus lente à servir mais elle développait une puissance supérieure, capable de décocher des traits plus courts et plus massifs – appelés carreaux – à environ 300 mètres.

arbalète

Arbalète dite "la duc d'Albe", offerte en 1568 par Ferdinand Alvarez de Tolède, duc d'Albe et gourverneur général des Pays-bas (1567-1570), à la gilde des Arbalétriers de Visé.  Musée de la Compagnie royale des anciens arbalétriers visétois.

Les membres de ces compagnies de « gens de trait » dites « guildes » ou « gildes » prêtaient serment aux autorités locales dont ils dépendaient et s'érigeaient en confréries avec des règles strictes d'admission, de moralité et, bien entendu, d'aptitude au combat, notamment par la possession d'un armement adéquat et la pratique d'un entraînement régulier. Cette sorte de « garde civique » avant la lettre était la seule force militaire permanente et professionnelle en dehors de la noblesse d'épée. Constituée de roturiers, elle jouissait cependant de privilèges spécifiques qui l'amenèrent à développer un profond sentiment d'appartenance, voire de caste, au sein de sa propre communauté, avec des traditions fortement ancrées et des rituels religieux et festifs particuliers. Elle était généralement placée sous le patronage d'un saint guerrier : saint Sébastien, saint Georges, saint Martin... Ses membres disposaient d'une particularité vestimentaire distinctive, qui renforçait leur esprit de corps, à une époque où l'uniforme militaire au sens moderne n'existait pas encore.

En temps de paix, les gildes de gens de traits organisaient des compétitions amicales, dotées de prix, rassemblant des compagnies déléguées par plusieurs villes. On y faisait assaut d'adresse mais aussi de fastes et... de libations.

Les gildes de ce genre furent nombreuses dans les territoires qui forment la Belgique actuelle. Il en existe encore de nos jours, quoique beaucoup soient de fondation relativement récente. En effet, nombre de celles créées au Moyen Âge ont disparu en raison de circonstances diverses mais surtout parce que, lors de la généralisation des armes à feu, au 16e siècle, elles furent frappées d'obsolescence et leur fonction militaire perdit sa raison d'être. D'autres ne survécurent pas à l'abolition des corporations d'Ancien Régime décrétée par les autorités révolutionnaires françaises.


La ville de Visé constitue précisément, à cet égard, une exception et, assurément, un cas unique en Wallonie. Contrairement à certaines localités, où parfois la naissance d'une confrérie  de ce genre fut encore antérieure à la sienne, Visé est la seule qui ait conservé sa gilde des arbalétriers de façon continue depuis sa création. Car la « Compagnie royale des Arbalétriers de Visé » (les « Bleus ») célèbre en grande pompe, cette année ses 700 ans d'existence ! Sa charte de fondation a disparu mais diverses considérations historiques semblent conforter la tradition qui la ferait remonter à l'année 1310, sous le règne du prince-évêque de Liège Thibaut de Bar. Peu après, cette bourgade fluviale située entre Liège et Maestricht, se dote de remparts, donc entend assurer sa propre protection (notamment celle de la navigation marchande sur la Basse-Meuse liégeoise) et, de ce fait, jouer un rôle militaire.

 

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En 1579, avec la modernisation de l'armement, apparaît une gilde concurrente, sinon rivale, celle des Arquebusiers, sous l'égide du prince-évêque du moment, Gérard de Groesbeek. Son arme spécifique est l'arquebuse, ancêtre du fusil moderne. Cette compagnie (les « Rouges ») développe également ses propres règlements, uniforme et tradition. Ses membres sont aussi mobilisables à la demande des autorités et s'adonnent pareillement à des exercices de tir afin d'entretenir leur adresse et leur convivialité. Dans pareils cas, arbalétriers et arquebusiers visent soit des cibles fixes, soit un oiseau en bois – le papegai – planté au sommet d'une perche. Celui qui atteint les meilleures performances reçoit, jusqu'à la compétition suivante, le titre de « roy » chez les Arbalétriers et d' « empereur » chez les Arquebusiers. Le haut dirigeant de ces gildes est aujourd'hui qualifié de général-président.

 

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La coexistence de ces associations a fini par créer, à Visé, une sorte de société duale où chaque citoyen masculin et, par voie de conséquence, sa femme et ses enfants, se réclamaient exclusivement de l'une ou l'autre de ces entités. Jusqu'il y a peu, les « inter-mariages » eux-mêmes étaient rares. L'instauration de l'État belge et du régime parlementaire, en 1830, est venu compliquer encore cette dichotomie, l'une ou l'autre gilde se réclamant parfois d'un parti politique (mais pas dans le chef de tous ses affiliés) plutôt que d'un autre, souvent, jadis en tout cas, catholique pour les « Rouges », libéral pour les « Bleus ». Un sujet passionnant pour les sociologues et les politologues !

La question scolaire qui, pendant longtemps en Belgique, empoisonna les relations entre catholiques et libéraux, fut d'ailleurs la cause, ou le prétexte, qui entraîna une scission parmi les « Arquebusiers » eux-mêmes, en 1910, d'où la création d'une troisième gilde, celle dite des « Francs Arquebusiers » (les « Francs ») par rapport à la cellule-souche des «Anciens Arquebusiers » du 16e siècle.

Ces trois gildes, avec leurs traditions propres, existent toujours et rythment plus que jamais la vie festive des Visétois. Leur rôle n'a plus rien de militaire depuis longtemps, même si le tir est toujours pratiqué à titre sportif. En cette année 2010, les compagnies visétoises fêtent avec brio les 700 ans présumés de leur doyenne et, par la même occasion, la permanence du rôle historique de chacune d'entre elles.

Le bas-relief des Francs Arquebusiers à l'entrée de la collégiale, au-dessus du porche d'entrée, installé là en 1999, pour le 420e anniversaire de la gilde.

Pour la circonstance, un ouvrage collectif, coordonné par Daniel Conraads et dû à la plume de plusieurs spécialistes visétois ou non (parmi lesquels des professeurs et collaborateurs de l'Université de Liège) vient de paraître : Visé, terre de gildes1

Le livre envisage tous les aspects de cette singulière épopée, depuis le lointain Moyen Âge jusqu'à nos jours. C'est une analyse, tantôt érudite tantôt pittoresque et savoureuse, de cette vivante tradition wallonne, authentique et si différente par sa nature de nombreuses créations néo-folkloriques des temps récents.

 

 

Claude Gaier
Mai 2010

 

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 Claude Gaier est docteur en Histoire et directeur honoraire du Musée d'Armes de Liège. Collaborateur scientifique de l'Université, ses recherches portent principalement sur l'histoire militaire et de l'armement.


 

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1 Visé, terre de gildes, Alleur, Éditions du Perron,  2010 ; Prix: 35 euros (176 pages richement illustrées).
Site: http://www.perron.be     

 


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