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La figure historique d'Akhénaton. Entre histoire et mémoires

26 May 2010
La figure historique d'Akhénaton. Entre histoire et mémoires

De nos jours, Akhénaton est sans conteste l'un des personnages les plus célèbres de l'Égypte antique. Héros de nombreux romans, opéras, films en tous genres, bandes dessinées, livres plus ou moins historiques... il semble faire partie intégrante de notre culture contemporaine. Il fut pourtant, durant plus de trente siècles, un des grands oubliés de l'Histoire. Qui était-il vraiment ?

 
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Quelques exemples de la popularité d'Akhénaton dans la culture contemporaine

 

Après un règne de 17 années sur l'empire pharaonique de la 18e dynastie au sommet de sa gloire, au milieu du 14e siècle avant notre ère, celui qui monta sur le trône d'Égypte sous le nom d'Amenhotep (4e du nom dans cette fonction), et décida par la suite de se faire appeler Akhénaton (probablement prononcé «  Akhanyati » à l'époque), ce roi qui finit par imposer le culte unique du dieu Aton, fut jeté aux oubliettes de l'histoire par ses contemporains et ses successeurs. Contrairement à la majorité des autres pharaons de l'ancienne Égypte, il fut privé de toute postérité mémorielle officielle, à laquelle il aspirait tant, à l'instar de chacun de ses semblables. Ses monuments furent alors systématiquement démantelés et ré-enfouis dans de nouvelles constructions. Et lorsqu'il était nécessaire de faire référence à son règne, afin d'éviter de mentionner encore son nom, on l'évoquait sous l'expression de « l'ennemi » ou « le rebelle d'Akhet-Aton », du nom de la nouvelle cité où il avait implanté sa cour en Moyenne Égypte.

Ce violent ostracisme fut motivé par la perception traumatisante que les sujets d'Akhénaton développèrent de son règne. Tout fastueux qu'il fut, ce dernier se solda effectivement par une cuisante défaite face aux ennemis d'alors, les Hittites d'Anatolie, et par une terrible épidémie de peste, qui sévit jusque dans la capitale égyptienne et ravagea tout le Proche-Orient pendant plusieurs décennies, deux événements interprétés par les contemporains du royal adorateur d'Aton comme une sanction divine pour mauvaise conduite, pour errements sur une voie à ne pas suivre. L'idéologie atoniste prônée par le roi défunt fut donc bien vite abandonnée et jugée comme une sainte horreur. Mais, ainsi que Eduard Meyer et Jan Assmann l'ont bien montré, un souvenir traumatique – refoulé pourrait-on dire – de l'inventeur désormais anonyme de la religion d'Aton subsista dans la mémoire collective égyptienne et l'on en trouve encore quelques réminiscences chez de nombreux auteurs de l'époque gréco-romaine, comme Flavius Joseph, Manéthon, Hécatée d'Abdère (si souvent cité par Diodore de Sicile), Lysimaque, Chérémon (le prêtre égyptien qui fut le précepteur de l'empereur Néron), Apion, Strabon, Tacite et bien d'autres. Cette mémoire déformée de l'épisode du règne d'Akhénaton exercera d'ailleurs une influence certaine sur la création d'une version alternative de l'Exode et sur l'animosité que les anciens Égyptiens nourriront avec le temps vis-à-vis du monothéisme juif, posant par là les premiers jalons de l'anti-judaïsme et de l'antisémitisme.

akhénatonReprésentation d'Akhénaton, Néfertiti et trois de leurs filles d'après Lepius, Denkmäler III, pl. 111

Enseveli dans les sables du passé et de l'oubli – ou, à tout le moins, de l'inconscient collectif – Akhénaton, en tant que personnage historique, dut donc être redécouvert. Il faudra pour cela attendre le milieu du 19e siècle – soit près de 33 siècles après la mort du pharaon – au moment où la toute jeune discipline de l'Égyptologie est en pleine éclosion. Mais très vite, la figure de cet atypique pharaon, qui rejeta le panthéon traditionnel au profit d'un dieu solaire unique et, finalement, exclusif, va se trouver réappropriée et déformée, parfois jusqu'au risible, au gré des fantasmes et des besoins identitaires de l'époque contemporaine vis-à-vis de l'Égypte antique perçue, depuis la fin du Moyen-Âge, comme un antique précurseur de l'Occident et de ses valeurs.

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Ce qui focalise surtout l'attention, c'est, évidemment, la dimension monothéiste de la doctrine d'Akhénaton, qui semble constituer un lointain écho, dans les profondeurs du passé, aux religions du livre, omniprésentes au tournant des 19e et 20e siècles. Mais d'autres thèmes se font rapidement jour, comme l'allure étrangement efféminée du souverain atoniste, l'hypothèse d'influences étrangères sur sa pensée, sa relation, d'apparence si romantique, avec la belle Néfertiti, ou les raisons de la création, ex nihilo, d'une nouvelle résidence royale en Moyenne Égypte, sur le site d'Amarna, une sorte de Versailles de l'Antiquité, décrite comme la « Pompéi égyptienne » dès le début du 19e siècle (Charles Lenormant). Avec la fin du premier quart du 20e siècle, plusieurs découvertes spectaculaires viennent définitivement entériner la popularité d'Akhénaton dans l'imaginaire collectif moderne relatif à l'ancienne Égypte : la mise au jour de la tombe pratiquement intacte du fils du souverain atoniste, Toutankhamon ; l'exhumation des célèbres colosses du Gem-pa-Aton sur le site de Karnak, véritables icônes contemporaines de l'épisode amarnien (cf. l'article qui leur est consacré dans ce même dossier) ; et la révélation au grand public du célèbre buste de Néfertiti, dit de Berlin, découvert quelques années plus tôt dans l'atelier du sculpteur royal Thoutmose à Amarna et immédiatement récupéré par le monde de la mode en Occident. (ci-contre. Ägyptisches Museum 21.300)

C'est précisément à partir de cette époque que l'on voit littéralement exploser le nombre des productions non strictement égyptologiques de toutes sortes ayant pour sujet ou trame de fond l'épisode atoniste, depuis le célèbre roman Joseph et ses frères du prix Nobel de littérature Thomas Mann, à l'essai pratiquement contemporain de Sigmund Freud intitulé L'homme Moïse et la religion monothéiste, en passant par la tragédie Echnaton. Trauerspiel de W.E. Schäfer (Stuttgart, 1925), pour n'en citer que quelques-unes, parmi les plus connues.

À partir de ce moment, Akhénaton a accédé au statut de référence dans la culture occidentale et pratiquement tout le monde en connaît l'existence. Grâce à ces retentissantes découvertes archéologiques, le pharaon monothéiste est devenu un personnage incontournable dans le monde intellectuel moderne. On assiste alors à la naissance d'une multitude d'Akhénatons imaginaires et polymorphes, que chacun cherche à s'approprier, en un phénomène que l'on n'a pas hésité à qualifier d'« hallucination culturelle » (Dominic Montserrat).

De nos jours, à la faveur de cette véritable absorption occidentale, « aucun souverain de l'Ancienne Égypte n'a peut-être fait couler autant d'encre de la plume des historiens, archéologues, moralistes, romanciers et amateurs divers que le pharaon Akhénaton », comme le relevait très justement l'égyptologue écossais Cyril Aldred. Dans ce foisonnement sans limite, il est souvent très difficile, pour l'amateur – comme pour l'égyptologue, d'ailleurs – de se faire une idée précise de l'identité historique véritable du souverain atoniste, de distinguer ce qui est historiquement avéré de ce qui relève de l'opinion – voire de la projection – personnelle, entre l'Akhénaton précurseur du Christ d'Arthur Weigall et de James Henry Breasted, l'humaniste préscientifique de W.M.Fl. Petrie, le despote éclairé d'Adolf Erman, le pharaon rationaliste de Rudolf Anthes, « le bon dirigeant qui aime l'humanité » de Cyril Aldred, l'excentrique dégénéré, iconoclaste et dictatorial de Donald B. Redford, le premier fondamentaliste de l'histoire de Erik Hornung, le réformateur religieux traumatisant de Jan Assmann, le philosophe présocratique de James P. Allen, le faux prophète de C. Nicholas Reeves, l'adolescent impétueux et frondeur de Marc Gabolde ou le praticien de la realpolitik de John C. Darnell et Colleen Manassa, pour n'épingler ici que quelques portraits dressés par d'éminents représentants de la communauté égyptologique, garants de la scientificité de cette discipline. Que dire si l'on y ajoute l'Akhénaton proto-islamique, celui des afrocentristes, des pères de la psychanalyse, des théosophes, des sympathisants fascistes, des marxistes, des hippies, des rappeurs, Akhénaton figure de proue du mouvement gay ou même l'Akhénaton extraterrestre, né sous la plume de Daniel Blair Stewart et qui connaît de nos jours un certain succès sur l'internet ?

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Visage d'Akhénaton sur l'un des colosses du Gem-pa-Aton

D'un point de vue historique, on aboutit donc à une situation éminemment paradoxale : le personnage de la mémoire, moderne et non pharaonique, le personnage de la représentation culturelle contemporaine, en est venu, en très peu de temps, à estomper et à étouffer littéralement celui de l'histoire, pourtant miraculeusement préservé par l'archéologie. En effet, comme Jan Assmann l'a bien mis en évidence (notamment dans son Moïse l'Égyptien), Akhénaton est, à l'inverse de tous les autres fondateurs de religion, un personnage de l'histoire et non de la mémoire : contrairement à ce que l'on observe pour Moïse, Jésus ou Mahomet, notre seule et unique source de connaissance de sa véritable histoire n'est pas ce que la mémoire collective a voulu en retenir, mais bien les documents contemporains de son existence, exceptionnellement conservés par le démontage et le ré-enfouissement systématiques de ses monuments aux lendemains de son décès. Dans le contexte de l'Histoire des religions, le cas est tout à fait unique. Mais, nous venons de le voir, si la figure historique d'Akhénaton ne fut effectivement pas – ou, à vrai dire, que très peu – altérée par une quelconque postérité mémorielle officielle (dont il fut, tout simplement, dépouillé), son extraordinaire succès et sa notoriété moderne suite à sa redécouverte au milieu du 19e siècle s'en sont très efficacement chargées, au point qu'il semble aujourd'hui tout aussi difficile à appréhender sur un plan proprement historique que tous les autres inventeurs de religions monothéistes.

En fait, la difficulté d'aborder scientifiquement le règne d'Amenhotep IV - Akhénaton réside moins dans la qualité de la documentation qui s'y rapporte, ou dans l'éloignement chronologique de son règne (35 siècles), que dans la multitude et la puissance des filtres de lecture que nous avons apposés sur son personnage depuis plus d'un siècle et demi. La prise de conscience de cette pollution interprétative, culturellement construite et déterminée, permet néanmoins de se recentrer et de se concentrer sur la nature véritable de la documentation qui nous est parvenue à propos de ce pharaon et de son époque : des documents archéologiques. Le monarque atoniste, par son histoire particulière, tant en Égypte ancienne (avec son effacement mémoriel) que dans le monde contemporain (avec sa récupération à toutes les causes modernes), impose en effet une approche historienne d'un genre un peu particulier, que je suggère d'appeler biographie archéologique. Celle-ci ambitionne non pas de reconstituer une belle histoire narrative, apte à séduire notre appétit de romanesque, mais bien de décrire les faits historiques et les événements tels qu'ils sont matériellement attestés, et, de ce fait, incontournables. Une telle démarche oblige, bien sûr, à renoncer à combler les trous qui parsèment le chemin qu'il convient de retracer – des petites crevasses sur les bords de la route aux ponts entiers, parfois définitivement effondrés – mais elle offre de multiples avantages d'un point de vue scientifique : en plus d'accorder la primauté à la nature même des sources utilisées plutôt qu'aux attentes – souvent inconscientes – de l'historien, elle contraint celui-ci à expliciter sa démarche interprétative et, ce faisant, permet à son lecteur de distinguer les faits de leur herméneutique et, ainsi, de comprendre comment sont générées les connaissances qui lui sont présentées. Cette qualification épistémologique des interprétations, qui veille à distinguer les certitudes de ce qui est probable, vraisemblable, plausible, incertain, indémontrable, hypothétique ou séduisant, permet d'éviter la tentation de nier la subjectivité inhérente à toute démarche historiographique, en assumant cette subjectivité dans l'exposé même des déductions qui sont réalisées à partir des faits archéologiques.

Comme j'ai tenté de le montrer dans un récent ouvrage, une telle approche met clairement en évidence la qualité et la précision tout à fait remarquables des informations dont on dispose encore aujourd'hui à propos d'Akhénaton, trente-cinq siècles après sa mort.

akhénatonAkhénaton donnant ses directives à son vizir, Ramose, dans la tombe thébaine (55) de ce dernier

Elle révèle par ailleurs la véritable nature du pharaon : celle d'un roi, qui gère très activement son empire et son autorité à régner. L'Akhénaton qui ressort de ses propres monuments, de l'image qu'il a voulu donner de son pouvoir et des décisions qu'il rapporte lui-même est un potentat, qui développa et organisa une politique rigoureuse, à la mesure de ses ambitions. Tout dans les faits matériellement attestés de son règne nous rappelle que le souverain d'Égypte est un homme aguerri à ses responsabilités politiques. Et ainsi que le relevait très judicieusement Barry J. Kemp, « Les sources relatives à la royauté d'Akhénaton créent, assez involontairement, une caricature du rôle public du leader charismatique tel qu'il a survécu depuis l'âge du bronze jusqu'à ce jour. Les éléments peuvent en être résumés comme suit : les processions d'état ; les escortes armées ; les positions de déférence particulière pour ceux qui sont autorisés à approcher (ndlr : « ceux qui approchent la chair du dieu », comme disent les textes de l'époque) ; les « apparitions », seul ou en famille, au balcon du palais ; les revues à ciel ouvert des troupes et des représentants de l'empire ; les actes de culte publics ou semi-publics ; les images du leader, seul ou en famille, dans les maisons privées de la population. » Comme le synthétise Marc Gabolde, « On gardera donc du roi l'image d'un monarque absolu, conforme en cela à ses prédécesseurs. »

akhénatonAkhénaton en procession dans la cité d'Akhet-Aton à Amarna, d'après un relief de la tombe de Mérirê à Amarna (tombe n° 4)

 

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Stèle de culte de la famille royale atoniste découverte dans une habitation de la ville d'Akhet-Aton à Amarna

Mais, de ce point de vue, une chose distingue notablement Akhénaton de ses pairs, les autres souverains de l'ancienne Égypte, c'est son audace à s'émanciper de la tradition et à aller à l'encontre des standards immuables de l'idéologie pharaonique, pour affirmer, sans compromis, toujours plus fermement, sa toute puissance face à des forces de contestation de son pouvoir, qui se sont clairement manifestées durant son règne et auxquelles il n'hésite d'ailleurs pas à faire allusion lui-même. En somme, James Henry Breasted n'avait peut-être pas tort lorsqu'il le qualifiait – certes pour d'autres raisons – de « premier individualiste du monde ». À l'inverse de la masse collective des autres pharaons de l'Égypte antique, conformes au type standard de l'idéologie royale, Akhénaton parvient à nous toucher par delà les siècles parce qu'il nous apparaît encore aujourd'hui comme un individu, dans les différentes représentations mémorielles que nous avons créées de lui, certes, mais aussi au regard de l'Histoire.

 

Dimitri Laboury
Mai 2010

crayon

Dimitri Laboury est égyptologue, maître de recherches du F.R.S.-FNRS à l'ULg.l vient de publier Akhénaton aux éditions Pygmalion, collection Les grands Pharaons, 2010

 

Voir aussi l'article Akhénaton revisité sur le site Réflexions


 

Pour aller plus loin :

Marc Gabolde, Akhénaton. Du mystère à la lumière, Paris, 2005 (collection Découvertes Gallimard, n° 478)
Dominic Montserrat, Akhenaten. History, Fantasy and Ancient Egypt, Londres - New York, 2000.
Jan Assmann, Moses the Egyptian. The Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge (MA) - Londres, 1998.
Marc Gabolde, D'Akhénaton à Toutankhamon, Lyon, 1998.
Barry J. Kemp, Ancient Egypt. Anatomy of a Civilization, 1e édition, Londres - New York, 1991


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