La figure historique d'Akhénaton. Entre histoire et mémoires

D'un point de vue historique, on aboutit donc à une situation éminemment paradoxale : le personnage de la mémoire, moderne et non pharaonique, le personnage de la représentation culturelle contemporaine, en est venu, en très peu de temps, à estomper et à étouffer littéralement celui de l'histoire, pourtant miraculeusement préservé par l'archéologie. En effet, comme Jan Assmann l'a bien mis en évidence (notamment dans son Moïse l'Égyptien), Akhénaton est, à l'inverse de tous les autres fondateurs de religion, un personnage de l'histoire et non de la mémoire : contrairement à ce que l'on observe pour Moïse, Jésus ou Mahomet, notre seule et unique source de connaissance de sa véritable histoire n'est pas ce que la mémoire collective a voulu en retenir, mais bien les documents contemporains de son existence, exceptionnellement conservés par le démontage et le ré-enfouissement systématiques de ses monuments aux lendemains de son décès. Dans le contexte de l'Histoire des religions, le cas est tout à fait unique. Mais, nous venons de le voir, si la figure historique d'Akhénaton ne fut effectivement pas – ou, à vrai dire, que très peu – altérée par une quelconque postérité mémorielle officielle (dont il fut, tout simplement, dépouillé), son extraordinaire succès et sa notoriété moderne suite à sa redécouverte au milieu du 19e siècle s'en sont très efficacement chargées, au point qu'il semble aujourd'hui tout aussi difficile à appréhender sur un plan proprement historique que tous les autres inventeurs de religions monothéistes.

En fait, la difficulté d'aborder scientifiquement le règne d'Amenhotep IV - Akhénaton réside moins dans la qualité de la documentation qui s'y rapporte, ou dans l'éloignement chronologique de son règne (35 siècles), que dans la multitude et la puissance des filtres de lecture que nous avons apposés sur son personnage depuis plus d'un siècle et demi. La prise de conscience de cette pollution interprétative, culturellement construite et déterminée, permet néanmoins de se recentrer et de se concentrer sur la nature véritable de la documentation qui nous est parvenue à propos de ce pharaon et de son époque : des documents archéologiques. Le monarque atoniste, par son histoire particulière, tant en Égypte ancienne (avec son effacement mémoriel) que dans le monde contemporain (avec sa récupération à toutes les causes modernes), impose en effet une approche historienne d'un genre un peu particulier, que je suggère d'appeler biographie archéologique. Celle-ci ambitionne non pas de reconstituer une belle histoire narrative, apte à séduire notre appétit de romanesque, mais bien de décrire les faits historiques et les événements tels qu'ils sont matériellement attestés, et, de ce fait, incontournables. Une telle démarche oblige, bien sûr, à renoncer à combler les trous qui parsèment le chemin qu'il convient de retracer – des petites crevasses sur les bords de la route aux ponts entiers, parfois définitivement effondrés – mais elle offre de multiples avantages d'un point de vue scientifique : en plus d'accorder la primauté à la nature même des sources utilisées plutôt qu'aux attentes – souvent inconscientes – de l'historien, elle contraint celui-ci à expliciter sa démarche interprétative et, ce faisant, permet à son lecteur de distinguer les faits de leur herméneutique et, ainsi, de comprendre comment sont générées les connaissances qui lui sont présentées. Cette qualification épistémologique des interprétations, qui veille à distinguer les certitudes de ce qui est probable, vraisemblable, plausible, incertain, indémontrable, hypothétique ou séduisant, permet d'éviter la tentation de nier la subjectivité inhérente à toute démarche historiographique, en assumant cette subjectivité dans l'exposé même des déductions qui sont réalisées à partir des faits archéologiques.

Comme j'ai tenté de le montrer dans un récent ouvrage, une telle approche met clairement en évidence la qualité et la précision tout à fait remarquables des informations dont on dispose encore aujourd'hui à propos d'Akhénaton, trente-cinq siècles après sa mort.

akhénatonAkhénaton donnant ses directives à son vizir, Ramose, dans la tombe thébaine (55) de ce dernier

Elle révèle par ailleurs la véritable nature du pharaon : celle d'un roi, qui gère très activement son empire et son autorité à régner. L'Akhénaton qui ressort de ses propres monuments, de l'image qu'il a voulu donner de son pouvoir et des décisions qu'il rapporte lui-même est un potentat, qui développa et organisa une politique rigoureuse, à la mesure de ses ambitions. Tout dans les faits matériellement attestés de son règne nous rappelle que le souverain d'Égypte est un homme aguerri à ses responsabilités politiques. Et ainsi que le relevait très judicieusement Barry J. Kemp, « Les sources relatives à la royauté d'Akhénaton créent, assez involontairement, une caricature du rôle public du leader charismatique tel qu'il a survécu depuis l'âge du bronze jusqu'à ce jour. Les éléments peuvent en être résumés comme suit : les processions d'état ; les escortes armées ; les positions de déférence particulière pour ceux qui sont autorisés à approcher (ndlr : « ceux qui approchent la chair du dieu », comme disent les textes de l'époque) ; les « apparitions », seul ou en famille, au balcon du palais ; les revues à ciel ouvert des troupes et des représentants de l'empire ; les actes de culte publics ou semi-publics ; les images du leader, seul ou en famille, dans les maisons privées de la population. » Comme le synthétise Marc Gabolde, « On gardera donc du roi l'image d'un monarque absolu, conforme en cela à ses prédécesseurs. »

akhénatonAkhénaton en procession dans la cité d'Akhet-Aton à Amarna, d'après un relief de la tombe de Mérirê à Amarna (tombe n° 4)

 

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