La figure historique d'Akhénaton. Entre histoire et mémoires

Enseveli dans les sables du passé et de l'oubli – ou, à tout le moins, de l'inconscient collectif – Akhénaton, en tant que personnage historique, dut donc être redécouvert. Il faudra pour cela attendre le milieu du 19e siècle – soit près de 33 siècles après la mort du pharaon – au moment où la toute jeune discipline de l'Égyptologie est en pleine éclosion. Mais très vite, la figure de cet atypique pharaon, qui rejeta le panthéon traditionnel au profit d'un dieu solaire unique et, finalement, exclusif, va se trouver réappropriée et déformée, parfois jusqu'au risible, au gré des fantasmes et des besoins identitaires de l'époque contemporaine vis-à-vis de l'Égypte antique perçue, depuis la fin du Moyen-Âge, comme un antique précurseur de l'Occident et de ses valeurs.

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Ce qui focalise surtout l'attention, c'est, évidemment, la dimension monothéiste de la doctrine d'Akhénaton, qui semble constituer un lointain écho, dans les profondeurs du passé, aux religions du livre, omniprésentes au tournant des 19e et 20e siècles. Mais d'autres thèmes se font rapidement jour, comme l'allure étrangement efféminée du souverain atoniste, l'hypothèse d'influences étrangères sur sa pensée, sa relation, d'apparence si romantique, avec la belle Néfertiti, ou les raisons de la création, ex nihilo, d'une nouvelle résidence royale en Moyenne Égypte, sur le site d'Amarna, une sorte de Versailles de l'Antiquité, décrite comme la « Pompéi égyptienne » dès le début du 19e siècle (Charles Lenormant). Avec la fin du premier quart du 20e siècle, plusieurs découvertes spectaculaires viennent définitivement entériner la popularité d'Akhénaton dans l'imaginaire collectif moderne relatif à l'ancienne Égypte : la mise au jour de la tombe pratiquement intacte du fils du souverain atoniste, Toutankhamon ; l'exhumation des célèbres colosses du Gem-pa-Aton sur le site de Karnak, véritables icônes contemporaines de l'épisode amarnien (cf. l'article qui leur est consacré dans ce même dossier) ; et la révélation au grand public du célèbre buste de Néfertiti, dit de Berlin, découvert quelques années plus tôt dans l'atelier du sculpteur royal Thoutmose à Amarna et immédiatement récupéré par le monde de la mode en Occident. (ci-contre. Ägyptisches Museum 21.300)

C'est précisément à partir de cette époque que l'on voit littéralement exploser le nombre des productions non strictement égyptologiques de toutes sortes ayant pour sujet ou trame de fond l'épisode atoniste, depuis le célèbre roman Joseph et ses frères du prix Nobel de littérature Thomas Mann, à l'essai pratiquement contemporain de Sigmund Freud intitulé L'homme Moïse et la religion monothéiste, en passant par la tragédie Echnaton. Trauerspiel de W.E. Schäfer (Stuttgart, 1925), pour n'en citer que quelques-unes, parmi les plus connues.

À partir de ce moment, Akhénaton a accédé au statut de référence dans la culture occidentale et pratiquement tout le monde en connaît l'existence. Grâce à ces retentissantes découvertes archéologiques, le pharaon monothéiste est devenu un personnage incontournable dans le monde intellectuel moderne. On assiste alors à la naissance d'une multitude d'Akhénatons imaginaires et polymorphes, que chacun cherche à s'approprier, en un phénomène que l'on n'a pas hésité à qualifier d'« hallucination culturelle » (Dominic Montserrat).

De nos jours, à la faveur de cette véritable absorption occidentale, « aucun souverain de l'Ancienne Égypte n'a peut-être fait couler autant d'encre de la plume des historiens, archéologues, moralistes, romanciers et amateurs divers que le pharaon Akhénaton », comme le relevait très justement l'égyptologue écossais Cyril Aldred. Dans ce foisonnement sans limite, il est souvent très difficile, pour l'amateur – comme pour l'égyptologue, d'ailleurs – de se faire une idée précise de l'identité historique véritable du souverain atoniste, de distinguer ce qui est historiquement avéré de ce qui relève de l'opinion – voire de la projection – personnelle, entre l'Akhénaton précurseur du Christ d'Arthur Weigall et de James Henry Breasted, l'humaniste préscientifique de W.M.Fl. Petrie, le despote éclairé d'Adolf Erman, le pharaon rationaliste de Rudolf Anthes, « le bon dirigeant qui aime l'humanité » de Cyril Aldred, l'excentrique dégénéré, iconoclaste et dictatorial de Donald B. Redford, le premier fondamentaliste de l'histoire de Erik Hornung, le réformateur religieux traumatisant de Jan Assmann, le philosophe présocratique de James P. Allen, le faux prophète de C. Nicholas Reeves, l'adolescent impétueux et frondeur de Marc Gabolde ou le praticien de la realpolitik de John C. Darnell et Colleen Manassa, pour n'épingler ici que quelques portraits dressés par d'éminents représentants de la communauté égyptologique, garants de la scientificité de cette discipline. Que dire si l'on y ajoute l'Akhénaton proto-islamique, celui des afrocentristes, des pères de la psychanalyse, des théosophes, des sympathisants fascistes, des marxistes, des hippies, des rappeurs, Akhénaton figure de proue du mouvement gay ou même l'Akhénaton extraterrestre, né sous la plume de Daniel Blair Stewart et qui connaît de nos jours un certain succès sur l'internet ?

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Visage d'Akhénaton sur l'un des colosses du Gem-pa-Aton

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