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Les déformations des colosses du Gem-pa-Aton, une question de perspective

26 May 2010
Les déformations des colosses du Gem-pa-Aton, une question de perspective

 

Depuis leur mise au jour sur le site de Karnak au milieu des années 1920, les fameuses statues d'Amenhotep IV - Akhénaton connues sous l'appellation moderne de colosses du Gem-pa-Aton (du nom de la structure antique à laquelle elles étaient destinées, en égyptien ancien « Aton a été découvert ») ont été érigées en véritables icônes de l'épisode atoniste dans l'imaginaire collectif occidental, inlassablement reproduites en couverture de presque tous les ouvrages consacrés à « l'aventure amarnienne ». Très tôt comparée aux développements des arts occidentaux au début du 20e siècle, l'étonnante physionomie déformée du pharaon monothéiste sur ces sculptures suscita engouement et fascination, procurant une image idéale pour un Akhénaton de plus en plus perçu, à l'époque, comme un précurseur de notre propre modernité (cf., dans ce même dossier, l'article consacré à la figure historique d'Akhénaton). En complément du non moins célèbre buste de Néfertiti, dit de Berlin, – révélé au grand public à peu près au même moment – ces colosses contribuèrent à la vision moderne du couple atoniste comme l'union de « la belle et la bête » et engendrèrent moult interprétations, parfois extrêmement fantaisistes. Qu'en est-il réellement ?

 
 
 
Laboury Akhénaton
 
Les colosses du Gem-pa-Aton sur quelques couvertures de livres consacrés au règne d'Akhénaton 


Laboury AkhénatonComparaison de la tête d'un colosse du Gem-pa-Aton (Le Caire JE 49529) avec un portrait de femme dessiné par le peintre expressionniste allemand Erich Heckel (1919), publiée en 1928 par H. Schäfer

Sous prétexte de l'intérêt que l'art atoniste manifeste visiblement pour une représentation moins conventionnelle et moins conceptuelle de la réalité, on a souvent voulu « lire » ces œuvres sur un mode réaliste, voire hyper-réaliste, d'aucuns cherchant à y reconnaître les signes scrupuleusement et presque cliniquement notés par le sculpteur d'une pathologie particulière dont aurait souffert le futur Akhénaton. De façon assez amusante, c'est l'illustration d'une de ces lectures (hyper-)réalistes des colosses du Gem-pa-Aton qui nous fournit un premier indice patent sur l'un des facteurs explicatifs de ces déformations si impressionnantes qui affectent cette célèbre série d'effigies du royal zélateur d'Aton.

Laboury AkhénatonMontage photographique réalisé à partir du buste Le Caire JE 49528 et publié par G.P.G. Sobhy en 1930

En 1930, le médecin et égyptologue G.P.G. Sobhy publia dans le volume 16 du Journal of Egyptian Archaeology un montage photographique dans lequel il avait remplacé le visage d'une statue d'Amenhotep IV par celui d'un Égyptien contemporain, l'un de ses patients, afin de prouver qu'il est possible qu'un véritable individu soit affublé des traits prêtés au pharaon ; son article s'intitule d'ailleurs très explicitement « The Persistence of Ancient Facial Types Amongst Modern Egyptians ». Lorsque l'on compare attentivement les deux images, celle de la statue et celle du montage photographique, on observe sans difficulté que la position de l'oreille est très différente dans les deux cas. Si, de nos jours, en chirurgie plastique, on oriente conventionnellement la vue de profil d'un visage en alignant horizontalement l'orifice de l'oreille et celui de la pupille, dans l'art pharaonique, le sommet de l'oreille est normalement – et assez naturellement – situé au niveau des sourcils. C'est ce que révèle l'examen des représentations bidimensionnelles, ainsi que celui des statues de taille humaine, ou plus petites. Précisément, si l'on compare le profil des colosses du Gem-pa-Aton avec celui d'une tête du même souverain, mais de taille humaine, il apparaît que l'oreille des colosses de Karnak est très anormalement haute. Cette confrontation montre par ailleurs que l'ensemble des traits du visage qui peuvent être reliés par une ligne horizontale sur la tête grandeur nature se retrouvent orientés sur les colosses du Gem-pa-Aton suivant un angle qui augmente graduellement vers le haut, en oscillant entre 14 et 18 degrés. La déformation apparaît donc non seulement intentionnelle, mais aussi systématique, suivant une sorte de règle pré-établie.

Laboury AkhénatonComparaison du profil des têtes Le Caire JE 98915 et Berlin 21.351

L'étude de l'évolution de l'art atoniste sous le règne d'Amenhotep IV - Akhénaton révèle parfaitement que cette déformation qui oppose les deux œuvres s'explique par leur différence de taille et n'est en rien liée à la date de réalisation ou à l'origine géographique des pièces. Ainsi, les sculptures d'Amenhotep IV - Akhénaton de taille humaine, qu'elle proviennent de Karnak ou du site d'Amarna, où le roi installa sa cour vers l'an 8, présentent-elles toutes une structure osseuse du visage parfaitement homogène, avec une oreille dont le sommet se situe à hauteur des sourcils, tandis que les statues colossales découvertes dans les ruines des palais et des temples d'Amarna sont affublées des mêmes altérations physionomiques que les colosses du Gem-pa-Aton. La constance et la convergence de ces particularités plastiques, quelle que soit la date ou la provenance de l'œuvre, confirment donc que les déformations observées sont liées à la taille des statues.

Les talatats remployées à Karnak confortent d'ailleurs cette déduction. Ces vestiges du démembrement systématique des édifices construits par Amenhotep IV - Akhénaton pour le culte d'Aton ont souvent été invoqués pour appuyer l'idée que les déformations qui caractérisent les colosses du Gem-pa-Aton seraient parfaitement représentatives du style outrancier et caricatural qui aurait marqué l'émergence de l'ère atoniste à Karnak. Mais, jusqu'aux récentes recherches de Robert Vergnieux sur l'assemblage à grande échelle de ces « pierres du soleil » (cf. l'article consacré à l'étude des talatats dans ce même dossier), on a pratiquement toujours raisonné sur des visages d'Akhénaton ou de Néfertiti qui tiennent sur une et une seule talatat, c'est-à-dire dont la hauteur ne dépasse pas 20 cm. Les regroupements et reconstitutions réalisés par R. Vergnieux permettent aujourd'hui de prendre en considération des visages de plus grandes dimensions et, donc, de facture plus soignée et plus achevée. Apparaissent alors des physionomies dont, d'une part, l'oreille est toujours clairement située à bonne hauteur, au même niveau que le sourcil, et, d'autre part, la déformation est moins accentuée. Il convient de citer ici le cas très révélateur de la talatat 34-118 du classement de R. Vergnieux, qui provient d'une grande scène figurant l'adoration de l'Aton par le couple royal, qui « embrasse le sol » en présence de la divinité (assemblage A0081). Le bloc en question se raccorde avec un autre (34-177) et, ensemble, ils donnent la titulature de la reine : « la grande épouse royale, Néfer-néférou-Aton-Néfertiti, puisse-t-elle vivre infiniment et éternellement ». L'intérêt de cette inscription est qu'elle présente la seconde version du nom de la reine, la version allongée de l'épithète intra-cartouche Néfèr-néférou-Aton, qui n'apparaît pas avant la fin de l'an 5, au plus tôt, et que cette dénomination de la reine a été ajoutée a posteriori, soit après la gravure de la scène, qui est donc, de ce fait, antérieure à l'an 6. Le détail est d'importance, car il permet de dater précisément le relief d'entre l'an 4, année de l'invention du style atoniste et des talatats, et l'an 6, soit une période de temps très courte, qui correspond exactement à celle que l'on peut assigner aux colosses du Gem-pa-Aton. Or, sur ce relief, Néfertiti n'a absolument pas la physionomie déformée de son époux, comme le prédit la théorie du premier style atoniste caricatural de Karnak, mais, au contraire, un visage aux proportions harmonieuses, dont le plus proche parallèle est certainement le fameux buste dit de Berlin, généralement daté de la fin du règne.

Laboury AkhénatonComparaison du buste de Néfertiti, dit de Berlin (21.300), avec le profil de la reine sur la talatat 34-118 du IXe pylône de Karnak

Plusieurs conclusions s'imposent donc :

1° même si l'avènement de l'ère atoniste s'accompagne de l'émergence d'un style résolument neuf par rapport aux traditions égyptiennes, l'opposition contrastée entre style de Karnak ou des premières années de l'Atonisme et style d'Amarna ou de la fin du règne, presque toujours acceptée comme une évidence, est assurément excessive ;

2° dans les arts bidimensionnels comme dans les arts tridimensionnels, le facteur de la taille de l'œuvre peut induire, dans un sens comme dans l'autre, des déformations importantes, et il faut donc toujours veiller à comparer ce qui peut l'être ;

enfin, 3°, les colosses du Gem-pa-Aton de Karnak ne constituent pas l'exemple le plus représentatif du style en vigueur à l'inauguration de l'Atonisme, mais bien une version modifiée de ce style, modifiée en fonction de leur taille et d'un facteur de correction de la parallaxe. Ils doivent donc être observés et analysés en tenant compte de ce facteur de distorsion (ou de correction) et ils posent bel et bien le problème de la prise en considération des déformations de la perspective par l'art égyptien.

L'étude de cette question dans la statuaire pharaonique de dimensions colossales permet d'ailleurs de démontrer qu'à partir du Nouvel Empire (c. 1550 - 1080 av. J.-C.), les traits d'une sculpture peuvent effectivement être altérés pour des raisons de perspective et que cette déformation n'est pas fonction de la taille intrinsèque de l'œuvre, mais bien de la position d'un spectateur théorique dans l'environnement monumental où prenait place la statue.

Laboury AkhénatonVues de la tête d'un colosse osiriaque de la première cour du temple de Ramsès III à Médinet Habou, de face, depuis l'extrémité sud de la cour, depuis l'axe central de la cour et depuis le milieu de la moitié nord de la cour, et de profil

À l'analyse, sur une vue de profil, l'emplacement de l'oreille au sein du visage d'une statue égyptienne constitue donc un excellent indicateur non seulement de la présence mais aussi de l'importance d'une adaptation physionomique en fonction de la parallaxe ; elle permet, en outre, de reconstituer, mathématiquement, le contexte de visualisation original de l'œuvre. Ainsi peut-on calculer que, en fonction de l'angle de translation des éléments du visage des statues colossales d'Amenhotep IV érigées dans la cour du Gem-pa-Aton à Karnak, soit approximativement 18° au niveau des yeux - ces sculptures avaient été réalisées pour être regardées, en théorie, depuis une distance d'environ 20 coudées, soit 10,5 mètres - alors que, fait notable, elles bordaient une gigantesque cour de 210 mètres (400 coudées) de côté. Dans ces conditions d'observation, le visage, toujours jugé si caricatural, du royal adorateur de l'Aton nous apparaît sous un jour nouveau, suivant l'image qu'en développèrent ses concepteurs et dans une version nettement plus comparable et compatible avec ce que les fragments de statues contemporaines mais de taille humaine permettent de restituer comme portrait officiel du souverain au début de l'ère atoniste.

Laboury AkhénatonComparaison de vues de face de la tête Le Caire JE 98894, photographiée au niveau des yeux, du buste JE 98915, en tenant compte de la hauteur originale et du point de visualisation théorique de la statue, et d'une reconstitution de face du visage des statues de taille humaine d'Akhénaton au grand temple d'Aton à Akhet-Aton (d'après divers fragments du MMA de New York)

Il convient sans doute de s'interroger sur la manière dont les sculpteurs égyptiens ont pu réaliser de telles déformations, aussi efficaces, c'est-à-dire qui corrigent effectivement les altérations dues à la parallaxe en fonction d'un point de visée de toute évidence déterminé à l'avance. En effet, la précision de la correction des traits des colosses royaux du Nouvel Empire - précision qui est telle que l'on peut en reconstituer, en sens inverse, les conditions architecturales de visualisation des œuvres - et les dimensions mêmes de ces statues rendent impossible toute hypothèse d'une approche purement et exclusivement empirique du problème par les artistes égyptiens. Par ailleurs, il est aujourd'hui parfaitement établi que les mathématiques pharaoniques ignoraient le concept d'angle, qui nous a servi à quantifier les altérations observées. Pour mesurer une inclinaison, les anciens Égyptiens utilisaient un autre principe, celui du sqd. Ce dernier peut être défini comme le déplacement horizontal d'un plan incliné par rapport à une ligne verticale d'une coudée de haut, tirée à partir de ce plan. Un tel procédé de caractérisation mathématique d'une inclinaison ou d'un angle est très facile à mettre en œuvre pour des applications architecturales et il fut manifestement fort utilisé dans ce contexte en Égypte antique. Si l'on veut transposer la méthode de mesure du sqd au problème qui nous occupe, la ligne de référence doit, semble-t-il, être non plus verticale, mais horizontale. En effet, les cas de déformation que l'on peut examiner dans la statuaire colossale du Nouvel Empire montrent que le plan géométrique d'alignement pris en compte était celui qui relie le sommet des oreilles aux sourcils, plan qui est horizontal sur les statues de taille humaine et sur les représentations bidimensionnelles et par rapport auquel il y a déformation. Si l'on mesure donc les déformations attestées sur les statues de dimensions colossales du Nouvel Empire suivant ce concept pharaonique, on constate qu'elles correspondent toutes exactement à des fractions dont le numérateur est l'unité, 1/2, 1/3, 1/4, 1/6 et 1/8, soit des fractions qui sont parmi les rares que les mathématiques égyptiennes toléraient et qui se retrouvent le plus fréquemment dans les rapports de proportions des compositions artistiques de l'Égypte antique. La coïncidence ne semble pas pouvoir être fortuite. Et, manifestement, les concepts mathématiques dont se servaient les anciens Égyptiens permettaient de calculer à l'avance les corrections perspectives constatées.

 

Laboury AkhénatonPrincipe du sqd égyptien

 

Laboury AkhénatonReconstitution du contexte de visualisation antique des colosses du Gem-pa-Aton

Le phénomène mis en évidence ici démontre que les artistes pharaoniques avaient, au moins à partir du Nouvel Empire, une réelle connaissance de la perspective, de ses modalités d'application et de ses effets, ce qui implique, en corollaire, que le rejet de la perspective qui caractérise, comme chacun le sait, le système figuratif de l'art égyptien résulte, sans nul doute possible - à tout le moins à partir du Nouvel Empire - non pas d'une incapacité, mais d'un choix conscient et volontaire, donc culturellement signifiant.

 

 

Dimitri Laboury
Mai 2010

crayon

Dimitri Laboury est égyptologue, maître de recherches du F.R.S.-FNRS à l'ULg. Il vient de publier Akhénaton aux éditions Pygmalion, collection Les grands Pharaons, 2010

 

Voir aussi l'article Akhénaton revisité sur le site Réflexions


 

Pour aller plus loin :

Dimitri Laboury, « Colosses et perspective. De la prise en considération de la parallaxe dans la statuaire pharaonique de grandes dimensions au Nouvel Empire », Revue d'Égyptologie 59 (2008), p. 181-229 (pl. 17-33).


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