Les déformations des colosses du Gem-pa-Aton, une question de perspective

Il convient sans doute de s'interroger sur la manière dont les sculpteurs égyptiens ont pu réaliser de telles déformations, aussi efficaces, c'est-à-dire qui corrigent effectivement les altérations dues à la parallaxe en fonction d'un point de visée de toute évidence déterminé à l'avance. En effet, la précision de la correction des traits des colosses royaux du Nouvel Empire - précision qui est telle que l'on peut en reconstituer, en sens inverse, les conditions architecturales de visualisation des œuvres - et les dimensions mêmes de ces statues rendent impossible toute hypothèse d'une approche purement et exclusivement empirique du problème par les artistes égyptiens. Par ailleurs, il est aujourd'hui parfaitement établi que les mathématiques pharaoniques ignoraient le concept d'angle, qui nous a servi à quantifier les altérations observées. Pour mesurer une inclinaison, les anciens Égyptiens utilisaient un autre principe, celui du sqd. Ce dernier peut être défini comme le déplacement horizontal d'un plan incliné par rapport à une ligne verticale d'une coudée de haut, tirée à partir de ce plan. Un tel procédé de caractérisation mathématique d'une inclinaison ou d'un angle est très facile à mettre en œuvre pour des applications architecturales et il fut manifestement fort utilisé dans ce contexte en Égypte antique. Si l'on veut transposer la méthode de mesure du sqd au problème qui nous occupe, la ligne de référence doit, semble-t-il, être non plus verticale, mais horizontale. En effet, les cas de déformation que l'on peut examiner dans la statuaire colossale du Nouvel Empire montrent que le plan géométrique d'alignement pris en compte était celui qui relie le sommet des oreilles aux sourcils, plan qui est horizontal sur les statues de taille humaine et sur les représentations bidimensionnelles et par rapport auquel il y a déformation. Si l'on mesure donc les déformations attestées sur les statues de dimensions colossales du Nouvel Empire suivant ce concept pharaonique, on constate qu'elles correspondent toutes exactement à des fractions dont le numérateur est l'unité, 1/2, 1/3, 1/4, 1/6 et 1/8, soit des fractions qui sont parmi les rares que les mathématiques égyptiennes toléraient et qui se retrouvent le plus fréquemment dans les rapports de proportions des compositions artistiques de l'Égypte antique. La coïncidence ne semble pas pouvoir être fortuite. Et, manifestement, les concepts mathématiques dont se servaient les anciens Égyptiens permettaient de calculer à l'avance les corrections perspectives constatées.

 

Laboury AkhénatonPrincipe du sqd égyptien

 

Laboury AkhénatonReconstitution du contexte de visualisation antique des colosses du Gem-pa-Aton

Le phénomène mis en évidence ici démontre que les artistes pharaoniques avaient, au moins à partir du Nouvel Empire, une réelle connaissance de la perspective, de ses modalités d'application et de ses effets, ce qui implique, en corollaire, que le rejet de la perspective qui caractérise, comme chacun le sait, le système figuratif de l'art égyptien résulte, sans nul doute possible - à tout le moins à partir du Nouvel Empire - non pas d'une incapacité, mais d'un choix conscient et volontaire, donc culturellement signifiant.

 

 

Dimitri Laboury
Mai 2010

crayon

Dimitri Laboury est égyptologue, maître de recherches du F.R.S.-FNRS à l'ULg. Il vient de publier Akhénaton aux éditions Pygmalion, collection Les grands Pharaons, 2010

 

Voir aussi l'article Akhénaton revisité sur le site Réflexions


 

Pour aller plus loin :

Dimitri Laboury, « Colosses et perspective. De la prise en considération de la parallaxe dans la statuaire pharaonique de grandes dimensions au Nouvel Empire », Revue d'Égyptologie 59 (2008), p. 181-229 (pl. 17-33).

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