Les déformations des colosses du Gem-pa-Aton, une question de perspective

En 1930, le médecin et égyptologue G.P.G. Sobhy publia dans le volume 16 du Journal of Egyptian Archaeology un montage photographique dans lequel il avait remplacé le visage d'une statue d'Amenhotep IV par celui d'un Égyptien contemporain, l'un de ses patients, afin de prouver qu'il est possible qu'un véritable individu soit affublé des traits prêtés au pharaon ; son article s'intitule d'ailleurs très explicitement « The Persistence of Ancient Facial Types Amongst Modern Egyptians ». Lorsque l'on compare attentivement les deux images, celle de la statue et celle du montage photographique, on observe sans difficulté que la position de l'oreille est très différente dans les deux cas. Si, de nos jours, en chirurgie plastique, on oriente conventionnellement la vue de profil d'un visage en alignant horizontalement l'orifice de l'oreille et celui de la pupille, dans l'art pharaonique, le sommet de l'oreille est normalement – et assez naturellement – situé au niveau des sourcils. C'est ce que révèle l'examen des représentations bidimensionnelles, ainsi que celui des statues de taille humaine, ou plus petites. Précisément, si l'on compare le profil des colosses du Gem-pa-Aton avec celui d'une tête du même souverain, mais de taille humaine, il apparaît que l'oreille des colosses de Karnak est très anormalement haute. Cette confrontation montre par ailleurs que l'ensemble des traits du visage qui peuvent être reliés par une ligne horizontale sur la tête grandeur nature se retrouvent orientés sur les colosses du Gem-pa-Aton suivant un angle qui augmente graduellement vers le haut, en oscillant entre 14 et 18 degrés. La déformation apparaît donc non seulement intentionnelle, mais aussi systématique, suivant une sorte de règle pré-établie.

Laboury AkhénatonComparaison du profil des têtes Le Caire JE 98915 et Berlin 21.351

L'étude de l'évolution de l'art atoniste sous le règne d'Amenhotep IV - Akhénaton révèle parfaitement que cette déformation qui oppose les deux œuvres s'explique par leur différence de taille et n'est en rien liée à la date de réalisation ou à l'origine géographique des pièces. Ainsi, les sculptures d'Amenhotep IV - Akhénaton de taille humaine, qu'elle proviennent de Karnak ou du site d'Amarna, où le roi installa sa cour vers l'an 8, présentent-elles toutes une structure osseuse du visage parfaitement homogène, avec une oreille dont le sommet se situe à hauteur des sourcils, tandis que les statues colossales découvertes dans les ruines des palais et des temples d'Amarna sont affublées des mêmes altérations physionomiques que les colosses du Gem-pa-Aton. La constance et la convergence de ces particularités plastiques, quelle que soit la date ou la provenance de l'œuvre, confirment donc que les déformations observées sont liées à la taille des statues.

Les talatats remployées à Karnak confortent d'ailleurs cette déduction. Ces vestiges du démembrement systématique des édifices construits par Amenhotep IV - Akhénaton pour le culte d'Aton ont souvent été invoqués pour appuyer l'idée que les déformations qui caractérisent les colosses du Gem-pa-Aton seraient parfaitement représentatives du style outrancier et caricatural qui aurait marqué l'émergence de l'ère atoniste à Karnak. Mais, jusqu'aux récentes recherches de Robert Vergnieux sur l'assemblage à grande échelle de ces « pierres du soleil » (cf. l'article consacré à l'étude des talatats dans ce même dossier), on a pratiquement toujours raisonné sur des visages d'Akhénaton ou de Néfertiti qui tiennent sur une et une seule talatat, c'est-à-dire dont la hauteur ne dépasse pas 20 cm. Les regroupements et reconstitutions réalisés par R. Vergnieux permettent aujourd'hui de prendre en considération des visages de plus grandes dimensions et, donc, de facture plus soignée et plus achevée. Apparaissent alors des physionomies dont, d'une part, l'oreille est toujours clairement située à bonne hauteur, au même niveau que le sourcil, et, d'autre part, la déformation est moins accentuée. Il convient de citer ici le cas très révélateur de la talatat 34-118 du classement de R. Vergnieux, qui provient d'une grande scène figurant l'adoration de l'Aton par le couple royal, qui « embrasse le sol » en présence de la divinité (assemblage A0081). Le bloc en question se raccorde avec un autre (34-177) et, ensemble, ils donnent la titulature de la reine : « la grande épouse royale, Néfer-néférou-Aton-Néfertiti, puisse-t-elle vivre infiniment et éternellement ». L'intérêt de cette inscription est qu'elle présente la seconde version du nom de la reine, la version allongée de l'épithète intra-cartouche Néfèr-néférou-Aton, qui n'apparaît pas avant la fin de l'an 5, au plus tôt, et que cette dénomination de la reine a été ajoutée a posteriori, soit après la gravure de la scène, qui est donc, de ce fait, antérieure à l'an 6. Le détail est d'importance, car il permet de dater précisément le relief d'entre l'an 4, année de l'invention du style atoniste et des talatats, et l'an 6, soit une période de temps très courte, qui correspond exactement à celle que l'on peut assigner aux colosses du Gem-pa-Aton. Or, sur ce relief, Néfertiti n'a absolument pas la physionomie déformée de son époux, comme le prédit la théorie du premier style atoniste caricatural de Karnak, mais, au contraire, un visage aux proportions harmonieuses, dont le plus proche parallèle est certainement le fameux buste dit de Berlin, généralement daté de la fin du règne.

Laboury AkhénatonComparaison du buste de Néfertiti, dit de Berlin (21.300), avec le profil de la reine sur la talatat 34-118 du IXe pylône de Karnak

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